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Protocole de priorisation : les profits ou la vie?

21 janvier 2021

  • Anne Plourde

Le gouvernement et les médias nous préparent depuis plusieurs jours à l’application imminente du « Protocole de priorisation aux soins intensifs ». Ce terme pudique et en apparence purement bureaucratique désigne la procédure à suivre et les critères éthiques à respecter pour celles et ceux qui, si ce protocole devait s’appliquer, auraient la tâche ingrate de choisir entre les personnes qui auront accès aux soins intensifs, et celles qui en seront privées. Il peut paraître étonnant que le recours à de tels extrêmes (on parle ici de choisir entre soigner ou laisser mourir) soit envisagé avec résignation et fatalisme, comme s’il était normal, ou du moins inévitable, d’en arriver là en temps de pandémie. Or, la pandémie ne fait qu’exacerber le « triage » généré par un autre « protocole de priorisation », qui s’applique quant à lui depuis déjà très longtemps : celui imposé par le capitalisme et son impératif de profits.

Le capitalisme est en lui-même un système de priorisation et de triage qui divise la société et qui répartit ses bienfaits et ses malheurs en fonction de critères qui n’ont pas grand-chose à voir avec l’éthique. Dans ce système, les grands leviers de l’économie sont entre les mains des grands actionnaires, banquiers et autres PDG. La production de biens et de services ne vise donc pas avant tout à répondre aux besoins de l’ensemble de la population; elle vise prioritairement à générer des profits pour cette minorité capitaliste. De plus, ce pouvoir économique confère à ceux et celles qui le détiennent un pouvoir d’influence politique – et donc une capacité à imposer ses priorités et ses intérêts – sans commune mesure avec celui dont peut se prévaloir le reste de la population.

En quoi cela nous mène-t-il à la catastrophe actuelle? Tout d’abord, il faut rappeler que l’incapacité du système de santé et de services sociaux à faire face à l’afflux de patient·e·s atteint·e·s de COVID-19 est le fruit de décennies de politiques néolibérales qui ont dramatiquement érodé la capacité du réseau à répondre aux besoins de la population. Or, ces réformes ont été réalisées en bonne partie sous la pression du milieu des affaires qui, pour différentes raisons que j’ai expliquées ailleurs, n’a pas du tout intérêt à ce qu’un système sociosanitaire public fort soit mis en place et maintenu.

De plus, malgré les contraintes majeures imposées aux individus depuis le début de la deuxième vague, on ne peut pas dire que le gouvernement a pris toutes les mesures possibles pour endiguer la propagation du virus et éviter le débordement annoncé des hôpitaux. Il est vrai que lors de la première vague, le gouvernement Legault a imposé un confinement strict en forçant la fermeture des écoles et d’une grande partie des entreprises. Si ces mesures n’ont pas été suffisantes pour protéger les personnes âgées habitants en CHSLD et résidences privées, elles ont tout de même limité considérablement la transmission communautaire du virus. Sous la pression des milieux d’affaires (encore!) pour une réouverture hâtive de l’économie, cette stratégie a toutefois été de courte durée.

Quant au « reconfinement » des dernières semaines, il n’a rien à voir avec celui du mois de mars, et pas seulement parce que les écoles ont été maintenues ouvertes : les limites imposées aux entreprises sont aussi beaucoup plus timides. Bien sûr, des restrictions importantes s’appliquent de nouveau sur leurs activités. Néanmoins, dans le cadre des règles actuelles, une proportion significative des travailleuses et des travailleurs continue de devoir se rendre dans les milieux de travail, y compris dans des secteurs non essentiels. C’est le cas de l’ensemble des secteurs manufacturier, de l’entreposage et de la construction, et même des commerces fermés à la population, qui peuvent continuer de vendre des marchandises non essentielles sous la forme de commandes en ligne et de livraison à l’auto (ce qui implique évidemment de mobiliser sur place des travailleuses et des travailleurs qu’on expose ainsi au risque de contracter le virus).

De plus, alors que les règles qui s’appliquent aux individus sont strictement obligatoires et assorties d’amendes substantielles (qui peuvent dans certains cas atteindre 750 000 $) et même de peines de prison, une bonne partie des « règles » qui s’appliquent aux employeurs sont en fait des recommandations qui, sans surprise, sont assez peu suivies. C’est le cas notamment de la réduction au minimum des activités demandée aux secteurs de la construction et manufacturier. Quant aux règles présentées comme « obligatoires », leur application est dans certains cas (comme l’exigence du télétravail) laissée au jugement de l’employeur. Pire encore, les employeurs qui ne respectent pas les règles sanitaires obligatoires destinées à protéger leurs employé·e·s (et du même coup le reste de la population) peuvent compter sur la complaisance de la CNESST qui, depuis le début de la pandémie, n’a remis que 83 constats d’infraction, alors qu’elle a constaté des milliers de cas de non-conformité.

Ce « deux poids deux mesures » est d’autant plus choquant que, contrairement à ce que laisse entendre le discours gouvernemental centré sur la responsabilité des individus et des rassemblements privés dans la transmission du virus, ce sont les milieux de travail qui, au cours de cette deuxième vague, représentent la grande majorité des éclosions recensées par la santé publique. Ce sont donc ces milieux qui auraient dû être visés prioritairement par les mesures contraignantes imposées par le gouvernement. Sans surprise, celui-ci a plutôt choisi de prioriser les profits, avec les conséquences tragiques que l’on sait.

De manière générale, le capitalisme génère des conditions de vie, des conditions de travail et des inégalités sociales très peu favorables à la santé. Toutefois, la pandémie a poussé à son paroxysme la contradiction entre une production économique centrée sur la création de profits d’une part, et le maintien de la santé et de la vie d’autre part. Si les décisions économiques étaient au contraire prises démocratiquement plutôt que par une petite minorité non élue de grands actionnaires et PDG, et si la production visait avant tout la satisfaction de nos besoins plutôt que la recherche de profits, nous aurions pu décider collectivement, face à la pandémie, de cesser aussi longtemps que nécessaire toutes les activités économiques non essentielles. Nous aurions ainsi pu éviter l’explosion actuelle des cas de COVID-19 qui menace de surcharger le réseau hospitalier et de conduire aux « solutions » extrêmes de triage et de priorisation qui sont présentement envisagées.

 

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