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Les nouveaux « prophètes » de l’université marchande et globalisée

31 janvier 2018

  • Eric Martin

Le 25 janvier dernier, La Presse publiait un article dont le titre donne ton : «  Formation préuniversitaire collégiale : des chercheurs contestent l’efficacité des cégeps ». Après l’épisode du Rapport Demers qui s’attaquait à la formation générale collégiale au nom de l’arrimage école-marché, voici qu’une autre salve s’abat sur l’existence même de la formation préuniversitaire collégiale, qu’il faudrait abolir pour imiter le Canada anglais. La proposition en question émane de Robert Lacroix et Louis Maheu[1], membres du CIRANO, et a été publiée dans un livre à l’intitulé tout aussi transparent : Le Québec économique. Éducation et capital humain.

Une argumentation contestable en faveur de l’abolition du cégep préuniversitaire

Essentiellement, le problème serait que les francophones du Québec performent moins bien en termes de diplomation au baccalauréat. L’une des causes pointées serait notre modèle différent en matière d’enseignement supérieur, qui comprend deux années de cégep préuniversitaire ; une exception versus le « Rest of Canada » (ROC).

L’argumentaire de cette étude en faveur d’imiter le modèle universitaire du ROC, où on passe directement du secondaire à l’université, a déjà été mis en doute par des professeur-e-s et par un éditorialiste de La Presse.

Lacroix et Maheu reconnaissent pourtant eux-mêmes l’existence d’un « facteur culturel » : les anglophones jouissent d’une « longue tradition de valorisation des études supérieures » qui est moins présente chez les francophones du Québec.

Il est aussi assez ironique de les voir s’étonner « que les francophones sont davantage attirés par les formations universitaires plus courtes, comme les certificats et les attestations « qui peuvent avoir une certaine valeur et desservir certains segments du marché du travail, [mais qui] ne procurent toutefois pas la formation disciplinaire complète que fournit le baccalauréat ». C’est en effet la politique volontaire du gouvernement du Québec, à la suite du Rapport Demers, d’assouplir le Règlement sur le régime des études collégiales pour permettre davantage de formations courtes et à la carte plus collées aux besoins de l’industrie. C’est d’ailleurs ce qu’a déploré l’association des professeurs de philosophie de la Nouvelle alliance pour la philosophie au collège[2].

Les présupposés problématiques de l’approche de Lacroix et Maheu

Ceci dit, le problème fondamental avec l’approche de Lacroix et Maheu n’a pas été assez soulevé. Les auteurs présument qu’il faut maximiser la performance quantitative en termes de diplomation universitaire et voient cette performance comme nous plaçant en concurrence avec le ROC et le reste du monde. Il faut se demander quelle est la vision de l’université, au niveau national et international, qui sert d’arrière-plan à leur perspective.

Depuis 2012, l’IRIS a montré que Lacroix et Maheu sont en faveur d’imiter les mécanismes d’assurance-qualité que l’on trouve en Grande-Bretagne. Les auteurs évoquent un « marché de la réputation universitaire s’étendant internationalement ». Comme nous le notions à l’époque, l’instauration de mécanismes d’évaluation en continu de la performance universitaire est une « condition essentielle pour que soit constitué un marché mondial où les universités se font concurrence, au plan réputationnel, dans le but d’attirer les étudiant·e·s internationaux, les travailleurs qualifiés et les contrats de recherche ».

Déjà, cela révèle que, pour Lacroix et Maheu, les universités ne sont pas perçues comme des institutions ou services publics, mais comme des « institutions autonomes dans un environnement concurrentiel ». On les a ainsi qualifiés de « prophètes du nouvel ordre universitaire » mondial (Y. Gingras et J. Giry, 2017). Comme je le disais dans un billet en 2016, le principe central de ce nouvel ordre universitaire mondial est de faire de l’université « non plus une institution indépendante au service du bien commun, mais une organisation modelée sur les autres organisations économiques (entreprises), et pilotée en fonction des mécanismes de régulation du nouveau « marché » mondial de l’enseignement supérieur globalisé ».

Si l’on pense, comme les gens du CIRANO, que l’université est d’abord une organisation économique servant à produire du « capital humain » et de la recherche brevetable pour le compte des entreprises, il est certain qu’on voudra à tout prix que le système d’éducation du Québec abolisse ses spécificités pour se conformer au modèle de l’université utilitaire globale déjà bien implantée aux États-Unis, en Grande-Bretagne et au Canada anglais. Rappelons que Robert Lacroix s’est d’ailleurs prononcé à plusieurs reprises en faveur de la hausse des droits de scolarité. Dans cette perspective utilitariste et marchande, l’université doit performer au maximum pour que l’économie en fasse autant, point barre.

C’est à partir de tels présupposés que les auteurs regardent l’enseignement supérieur québécois et s’en prennent à la formation préuniversitaire collégiale. Or, rien ne dit que d’adopter une semblable vision étroitement économiste de l’éducation ne soit dans l’intérêt du Québec. Bien au contraire, cela a quelque chose de barbare et vulgaire. La moindre des choses serait de mettre en débat ces présupposés au lieu de présumer qu’il va de soi d’imiter le modèle d’université utilitaire globalisé. L’éducation québécoise n’a pas besoin de semblables « prophètes », pour reprendre l’expression d’Yves Gingras, puisqu’ils sont prophètes de malheur ; du malheur bien réel qui nous attend si nous sautons à pieds joints et sans critique dans le nouvel ordre mondial et marchand de l’enseignement supérieur dont Lacroix et Maheu font la promotion sans ménagement.


[1] Économiste, Robert Lacroix est spécialiste de l’économie des ressources humaines et de l’innovation et recteur émérite de l’Université de Montréal. Sociologue et professeur émérite de l’Université de Montréal, Louis Maheu se spécialise notamment dans l’étude du fonctionnement des systèmes universitaires.

[2] J’ai siégé sur son exécutif à titre de professeur de philosophie durant deux ans. À ce titre, j’ai participé à la rédaction du mémoire déposé lors des consultations en vue de la création d’un conseil des collèges.

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