100 000 personnes sortant de la pauvreté : attention aux pièges
30 mars 2017
PIB = 288. Croissance = 518. Pauvreté = 47. Inégalités = 2.
C’est le nombre de fois que reviennent ces expressions dans le budget du Québec 2017-2018 déposé mardi à Québec.
Lorsque de telles fréquences de mots caractérisent la documentation budgétaire, on a avantage à regarder de plus près l’intention affirmée dans ce même budget de «sortir plus de 100 000 personnes de la pauvreté, notamment les personnes seules et les couples sans enfants» (Discours sur le budget 2017-2018, p. 39). Cela se produirait grâce à la prochaine mouture du plan de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, lequel est retardé à l’automne prochain, soit après le rapport du groupe de travail sur le revenu minimum garanti.
Accréditons les bonnes nouvelles dans cette annonce : on se donne des objectifs mesurables et on reconnaît enfin qu’il y a matière à corriger le soutien du revenu proportionnellement moins important pour les personnes seules et les couples sans enfant dans le pacte social et fiscal, qui les confine à de moins bonnes conditions de vie.
Ceci étant dit, où sont les problèmes, car il y en a, avec cette annonce ?
L’information est dans la section B du Plan économique du Québec.
Sortir de la pauvreté selon quel seuil ?
Le premier piège est dans l’affirmation elle-même : à quel seuil fait-on référence quand on parle de sortir des gens de la pauvreté ?
L’indicateur utilisé est la mesure du panier de consommation (MPC). Ce pourrait être intéressant, vu qu’il s’agit d’un indicateur formellement retenu au Québec depuis 2009 en matière de lutte contre la pauvreté. Ce que la documentation budgétaire ne dit pas toutefois, c’est qu’il a été retenu pour suivre les situations de pauvreté de façon restrictive, soit «sous l’angle de la couverture des besoins de base».
Ce faisant on ignore le fait qu’en recommandant cet indicateur, le Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion (CÉPE) a bien pris la peine de préciser qu’il n’indique pas pour autant la sortie de la pauvreté :
«De plus, si la mesure du panier de consommation [MPC] permet de suivre l’évolution de la pauvreté et les progrès réalisés, elle ne permet pas de mesurer la sortie de la pauvreté selon la définition donnée par la Loi. En effet, si l’on considère non plus la composante de la couverture des besoins, mais les autres composantes contenues dans la définition de la pauvreté donnée dans la Loi, aucune mesure existante ne permet actuellement de déterminer de façon fiable qu’une personne dispose «des ressources, des moyens, des choix et du pouvoir nécessaires pour acquérir et maintenir son autonomie économique ou pour favoriser son intégration et sa participation à la société » et qu’elle jouit d’un niveau de vie suffisant ainsi que de la possibilité d’exercer les droits qui lui sont reconnus.»
En d’autres termes, un seuil de sortie de la pauvreté serait nécessairement plus élevé que la MPC, ce qui montre en quoi le gouvernement contredit en partant son ambition. S’il voulait vraiment que 100 000 personnes sortent de la pauvreté, il pourrait, par exemple, prendre les travaux de l’IRIS sur le salaire viable comme référence plausible pour l’atteinte de cette cible.
Par ailleurs, autre problème, la MPC n’indique pas un revenu après impôt, mais le revenu nécessaire pour un panier de biens et services de base (nourriture, alimentation, logement, transport, et une section d’autres items) auquel il manque des dépenses : les soins de santé non assurés, ce qui n’est pas rien, les frais de garde et les frais professionnels. Le CÉPE estime qu’il faut ajouter 7 % en moyenne au seuil de la MPC pour tenir compte de ces autres dépenses.
Atteindre le seuil de la MPC suppose donc qu’on dispose d’un revenu après impôt plus élevé. La documentation budgétaire ne fait pas l’ajustement et les travaux de Luc Godbout et Suzie St-Cerny sur lesquels elle s’appuie non plus.
La différence est importante : pour pouvoir atteindre un seuil de la MPC estimé à 17 849 $ en 2017, une personne seule à Montréal devrait disposer en moyenne d’un revenu après impôt plus élevé de 7 %, soit 19 048 $, en raison des dépenses non incluses dans le panier de référence. C’est une différence d’autant plus significative qu’il s’agit ici de dollars vitaux. Utiliser la MPC comme indicateur suppose nécessairement de trouver une façon de prendre en compte cette disparité de définition par rapport au revenu après impôt.
Il faut aussi prendre garde à divers tableaux où le salaire minimum se trouve associé au seuil de la MPC, et donc à la seule couverture du panier de base défini par cette mesure, alors qu’il devrait plutôt faire sortir de la pauvreté. Les cibles qui font consensus dans l’action citoyenne depuis vingt ans et auxquelles le Comité consultatif de lutte contre la pauvreté a fait écho en 2009 sont explicites à cet égard : les protections sociales de base, dont l’aide sociale, devraient permettre la couverture des besoins de base, ce pour quoi la MPC fournit un indicateur acceptable ; le salaire minimum à temps plein devrait faire sortir de la pauvreté, ce qui demande un indicateur qui reste à construire et pour lequel le salaire viable et la revendication pour un salaire minimum à 15 $ constituent d’intéressantes approximations. Cette distinction est perdue dans les tableaux en question.
Sortir de la pauvreté comment ?
Il y a un autre piège dans l’approche envisagée : comment entend-on soutenir la sortie de la pauvreté des 100 000 personnes en question, ou du moins la couverture de leurs besoins de base ?
On veut bien qu’il y ait plus d’emplois, de meilleure qualité, avec un meilleur salaire minimum et un meilleur soutien vers l’emploi. Qu’arrivera-t-il toutefois aux personnes pour qui cette voie est semée d’embûches systémiques, voire impraticable ? Qu’arrivera-t-il par exemple à une personne qui n’est pas en mesure de travailler, qui subit de la discrimination à l’embauche ou qui a d’autres projets que le plan qu’on voudra lui imposer ?
Il faut bien lire, en page B.44 du Plan, l’intention «d’augmenter le revenu disponible des prestataires de l’assistance sociale qui fournissent un effort de travail». Que laisse présager cette phrase ?
Elle refait à tout le moins l’impasse sur les protestations qui ont accompagné l’étude du projet de loi 70 adopté à l’automne 2016. Cette loi instaure effectivement des allocations supplémentaires – bien loin d’assurer la couverture des besoins de base – pour les nouveaux demandeur·e·s d’aide sociale qui accepteront de participer au Programme objectif emploi, mais elle introduit également des sanctions pour ceux et celles qui ne s’y conformeront pas.
Rappelons que la valeur de la prestation d’aide sociale de base a constamment baissé depuis 1970 et qu’à chaque fois qu’elle a baissé, c’était pour inciter à l’emploi. De baisse en baisse, celle-ci ne permet même pas aujourd’hui d’atteindre la moitié du seuil de la MPC.
On voit que l’incitation à l’emploi où on met le fardeau sur les personnes, et qui prend de plus en plus de place dans l’action gouvernementale, ne peut suffire à aménager la sortie de la pauvreté. Il faut aussi une solidarité collective dont les standards augmentent au lieu de diminuer. Ainsi qu’une conscience de ce qu’il en coûte pour vivre et de la qualité de vie qu’on veut partager ensemble.
Seulement 100 000 personnes ?
Encore un piège : le chiffre lui-même, en apparence important, de 100 000 personnes qu’on voudrait voir sortir de la pauvreté, ou du moins couvrir leurs besoins de base – en combien de temps ? –, alors que, bon an, mal an, environ une personne sur dix au Québec n’atteint pas le seuil de la MPC. C’est donc dire qu’on risque d’abandonner 700 000 personnes sous ce seuil ? Ce ne serait pas un plan particulièrement emballant ni spécialement responsable.
Pourtant, une recherche de l’IRIS l’a démontré, de 2002 à 2011, il y aurait eu moyen d’assurer le revenu manquant à la couverture des besoins de base de toutes ces personnes, sans affecter le niveau de vie du reste de la population et même avec une certaine marge de manœuvre.
On a plutôt laissé les écarts de revenu et la concentration de la richesse s’accroître.
Ce qui manquait en 2011 à la couverture des besoins de base des plus pauvres au Québec était contenu cinq fois dans la différence de revenu affecté aux mêmes fins de consommation entre le neuvième et le dixième le plus riche de la population. Et ce manque correspondra grosso modo à l’augmentation à terme de la rémunération des médecins depuis 2009, laquelle a été réalisée en pleine période de restrictions budgétaires.
Et les inégalités ?
Il y a là – encore – un autre piège, illustré par la quasi absence du mot inégalités dans la documentation budgétaire. Tant que la préoccupation de réduire les inégalités de revenu disponible ne sera pas explicite et accompagnée d’un indicateur montrant où se situe l’ensemble de la population par rapport à ce qu’il en coûte pour vivre, la main invisible du marché risque de travailler à les accroître.
C’est le cas du budget 2017-2018. Mine de rien, les contribuables disposant d’un revenu net de 159 095 $ et plus verront leur revenu disponible, et leur niveau de vie, s’accroître de 1 055 $ par l’effet de l’abolition de la contribution santé et du rehaussement du seuil de l’exemption de base. Or l’effet de ce budget sera nul ou quasi nul sur le revenu disponible du dixième de la population sous le seuil de la MPC.
La somme qui manque pour atteindre ce seuil met des gens en déficit humain. Elle était de l’ordre de 3,6 G$ en 2011 alors que le revenu disponible total était de 191 G$. Ce déficit continue d’exister. On prévoit verser allégrement 2,5 G$ de «surplus» au Fonds des générations en 2017-2018 au nom de la règle du déficit zéro. Il y a pourtant un déficit, sauf que l’emprunt est fait à la vie des plus pauvres et que cet emprunt est invisible dans les comptes publics actuels.
Il serait possible de le rendre visible comme l’ont montré les travaux réalisés à l’IRIS.
À quand un indicateur récurrent et intégré au processus budgétaire qui permette d’en faire le suivi en améliorant l’équilibre des niveaux de vie dans l’ensemble de la population ?