Réplique à Céline Hequet: l’économie autrement
5 novembre 2015
Le 8 octobre dernier, en réponse à notre article sur l’intérêt de l’analyse économique en terme d’externalités, Céline Hecquet soutenait la thèse générale que « loin de révolutionner la science économique, cette approche va plutôt dans le sens des réformes néolibérales des 30 dernières années ». Bien que cette critique mette le doigt sur certains points intéressants, et nous y reviendrons, nous croyons qu’elle présente une mauvaise interprétation de notre position et procède d’une utilisation abusive du concept de néolibéralisme.
D’abord, nous croyons qu’il est primordial de « révolutionner la science économique ». Étant respectivement signataire et défenseur du Manifeste pour une économie pluraliste, nous soutenons tous deux que la science économique gagnerait à mettre à contribution dans son champ les connaissances des autres sciences sociales. Cependant, révolutionner la science économique ne veut pas dire rejeter la totalité des éléments qui constituent son état actuel. Un changement de paradigme se doit de conserver et d’intégrer les « meilleurs » éléments du paradigme précédent.
Ainsi, bien que le vocabulaire des externalités soit effectivement utilisé dans le paradigme néoclassique, il l’est aussi dans plusieurs approches hétérodoxes en économie, anciennes et récentes (néo-keynésianisme, pluralisme, etc.). Et ce, essentiellement parce que le vocabulaire des externalités est fort utile pour comprendre la complexité et la diversité causale des marchés de production et de consommation.
Par exemple, le FMI a publié très récemment une étude estimant à 22 milliards le coût des externalités négatives de l’exploitation des sables bitumineux. Ce chiffre tient compte d’externalités aussi variées que le coût de la pollution de l’air et la congestion routière. Cela apporte un éclairage intéressant sur le plan économique quand on sait que le gouvernement fédéral investira près de 60 milliards dans ce secteur en 2015. Bien entendu, l’évaluation du FMI est insuffisante, car elle ne tient absolument pas compte des externalités négatives sur les biens non marchands, ni du risque global associé au réchauffement climatique. Mais une fois enrichie d’un ensemble d’autres considérations éthiques, politiques et sociologiques, une analyse sur la base des externalités peut nous amener à prendre des décisions beaucoup plus éclairées en matière de politique économique.
Le problème que nous soulevions dans notre dernier billet est simple : les gouvernements et le public semblent trop souvent oublier que la science économique n’a pas le monopole des bonnes idées. Perdus derrière leurs modélisations mathématiques ultracomplexes et ultraorthodoxes ou aveuglés par le paradigme néoclassique, ils ont oublié la base : rien dans la société ne fonctionne en silos fermés, tout est interrelié. Oui, effectivement, comme Hequet le souligne dans sa critique, l’analyse en termes d’externalité n’est aucunement nouvelle dans la science économique. Elle mérite toutefois selon nous d’être revitalisée et démocratisée.
L’approche des externalités, telle que nous l’avons formulée, ne va absolument pas dans le sens « des réformes néolibérales des 30 dernières années » comme le soutient Hequet. Oui, le néolibéralisme souhaite réduire le rôle de l’État à son intervention sur les marchés pour les rendre plus efficaces, c’est d’ailleurs pourquoi il va à l’occasion considérer les externalités négatives qu’ont certaines entreprises entre elles et qui nuisent à leur productivité ou à la croissance économique. Effectivement, le néolibéralisme emprunte parfois le langage des externalités. Cependant, nous ne nous enlignons pas pour autant sur ce point bien précis de la doctrine néolibérale. En effet, l’État néolibéral intervient uniquement pour contrôler les externalités qui nuisent aux objectifs de croissance économique et de productivité. Nous soutenons plutôt que l’État devrait contrôler les externalités avec pour objectif non seulement l’efficacité des marchés, mais aussi une panoplie d’objectifs non marchands, comme la préservation de l’environnement, la santé et le bien-être. Gare à la confusion, bien que nous utilisions un terme commun, il est clair que notre approche ne participe pas à la doctrine politique néolibérale.
Au terme de son texte, Hequet touche un point très intéressant : le problème des valeurs incommensurables. Lorsque l’on parle de valeurs incommensurables en économie, nous nous référons aux valeurs qui nous semblent impossibles à évaluer. Par exemple, comment attribuer une valeur monétaire à la survie d’une espèce animale, d’un paysage bucolique ou encore au bien-être? Intuitivement, nous n’avons pas envie d’attribuer des valeurs monétaires à ces choses, soit parce que nous considérons que leur caractère qualitatif nous empêche d’en faire une évaluation quantitative, ou encore parce que leur valeur, comme celle d’une vie humaine, nous semble infinie et donc incalculable.
Bien que nous partagions cette intuition, il faut savoir que l’attribution de valeur incommensurable est particulièrement problématique partout en économie et en politique : c’est un problème d’origine éthique. Nous vivons dans un monde où nous sommes toujours ultimement limités sur le plan des ressources et du temps. Étant donc limités, nous sommes constamment contraints de faire des choix et, lorsque deux valeurs incommensurables se confrontent, ceux-ci se révèlent déchirants, voire impossibles.
Si tout ceci peut sembler abstrait, les problèmes que cela occasionne sont bien réels. Par exemple, lorsque l’on doit décider quelle partie du budget de l’État ira en éducation et lequel ira en santé. Si nous accordons une valeur incommensurable à l’éducation et à la vie humaine, alors nous sommes dans une impasse! Si nous ne pouvons quantifier la valeur monétaire de ces deux éléments, alors il nous est impossible de choisir avec précision quelle partie du budget nous devrions y investir. Bien entendu, on peut obtenir un plus grand budget en augmentant les impôts, par exemple. Toutefois, peu importe la taille de l’État, le choix devra toujours se poser entre l’éducation et la santé.
Métaphoriquement, c’est un peu comme si nous avions une balance qui ne parvenait jamais à pencher d’un côté ou de l’autre, car à chacune de ses extrémités il y a deux valeurs toujours égales, car elles sont dites « infinies », ou « non-évaluables ».
Nous n’avons malheureusement pas de solution magique à proposer à ce problème fondamental. Toutefois, nous croyons que l’analyse en termes d’externalités peut aider les citoyens et citoyennes à déterminer la valeur qu’elles et ils sont prêts à associer aux investissements et à l’action des gouvernements. Cela nous permet de calculer, par exemple, qu’un investissement en éducation peut créer une société plus respectueuse de l’environnement, ce qui diminuera par exemple les dépenses en préservation et entretien des parcs. De plus, contrairement à la doctrine néolibérale, il nous semble pertinent de tenir compte de l’importance de toutes les externalités positives dans l’évaluation de la valeur de l’éducation. Cela contribue d’une part à l’économie, mais aussi à la santé de notre système démocratique, à notre culture et à notre bien-être individuel et collectif. Bien sûr, il s’agit d’une analyse de type « coût-bénéfice » et il serait probablement dangereux de se limiter à celle-ci. Nous laissons donc la porte ouverte à une contribution ultérieure à la résolution de ce problème théorique aux implications pratiques importantes.