Icône

Aidez-nous à poursuivre notre travail de recherche indépendant

Devenez membre

Peut-on régler les problèmes de marché par plus de marché?

8 octobre 2015

  • CH
    Céline Hequet

Le 29 septembre dernier, Samuel Caron et Hugo Morin publiaient sur le blogue de l’IRIS un billet intitulé « Économie et externalités : les profits et les pertes dont on ne parle pas ». On y oppose une analyse dite « classique », qui ne tiendrait compte que des coûts et des bénéfices directs, à une analyse qui donnerait « une vue d’ensemble de la société », soit celle qui tient compte des externalités. Cependant, loin de révolutionner la science économique, cette approche va plutôt dans le sens des réformes néolibérales des 30 dernières années. Voyons pourquoi.

Néoclassique ou hétérodoxe?

D’abord, le courant dominant en économie, qu’on l’appelle « néoclassique » ou « orthodoxe », reconnaît déjà que l’existence d’externalités constitue une erreur de marché. Il a par conséquent développé une panoplie d’outils visant à les internaliser, en route vers de « vrais » équilibres de marché et une allocation « réellement » efficace des ressources. En d’autres mots, il n’y a rien de plus « typique », en économie, que l’internalisation des externalités.

En outre, il semble y avoir confusion dans les termes lorsque MM. Caron et Morin affirment que le principe d’externalité permet de considérer les coûts et les bénéfices non monétaires. Il permet en fait de prendre en compte des coûts et des bénéfices non marchands, c’est-à-dire des biens et des services qui ne font pas l’objet d’échanges sur un marché, comme le plaisir d’aller se baigner qui est donné en exemple. Cependant, pour être internalisés, ces coûts et ces bénéfices externes doivent nécessairement être traduits dans une unité de mesure qui permet la comparaison (la plupart du temps dans une analyse coût-bénéfice), c’est-à-dire en termes monétaires.

Il existe plusieurs méthodes pour chiffrer la valeur de biens et services non marchands, notamment en économie de l’environnement (néoclassique). La méthode dite des « coûts de voyage » s’appuie sur ce que les gens sont prêts à dépenser pour se déplacer afin d’accoler un prix sur un paysage ou un lieu récréatif, comme une étendue d’eau. La méthode d’« évaluation contingente », quant à elle, se fie à un sondage dans lequel on demande aux gens combien ils seraient prêts à payer, par le biais d’augmentations de taxes ou d’impôts, pour conserver quelque chose (une espèce en voie de disparition, un marais, une certaine qualité de l’eau, etc). Aucune méthode, à ma connaissance, ne permet de tenir compte de valeurs qualitatives (la beauté, non chiffrée, d’un paysage) ou incommensurables (la valeur sacrée d’un lieu), et c’est justement pour cela que celles qui existent ont été abondamment critiquées pour les économistes hétérodoxes.

Corriger le marché par plus de marché?

L’ennui avec ce type de solutions, et ce qui les rend très peu attrayantes à mes yeux, c’est qu’elles ne rompent pas avec ce qui cause problème à la base. Au contraire, elles reproduisent les logiques mêmes qui sont à l’origine de ce que nous cherchons à résoudre. En convertissant tout en termes monétaires, elles contribuent à la contamination de la sphère politique par l’économique.

Dans l’optique de l’internalisation, il n’est plus question de demander à des citoyennes et citoyens s’ils souhaitent ou non la réalisation d’un projet immobilier dans leur municipalité. Il faudrait désormais procéder à une analyse coût-bénéfice, faire appel à la « science », pour connaître la « bonne » réponse, à savoir s’il est plus rentable de développer que de conserver. L’État en vient à agir comme une entreprise aux prises avec des problèmes techniques d’optimisation de ses intrants. Il n’est donc plus question de chercher à déterminer ce qui est juste ou injuste, bien ou mal. En utilisant des termes tels que « la maximisation de l’intérêt social », MM. Caron et Morin s’alignent bel et bien sur ce modèle de type néolibéral.

Dans leur billet, il est par ailleurs sous-entendu que c’est par ignorance que les entreprises maximisent leur propre intérêt et que l’on pourrait comparer leur situation à celle des fumeurs et fumeuses qui ignoraient autrefois les effets de la fumée secondaire. Reconnaissons plutôt que, sous le capitalisme, une entreprise qui ignore qu’elle doit maximiser ses profits sera aussitôt éjectée par la concurrence. C’est pour ce motif qu’elles polluent ou exploitent des travailleurs et travailleuses lorsque cela leur épargne des coûts de production. Et maintenant, on voudrait accoler le modèle de l’entreprise à l’État? Régler les « erreurs de marché » par plus de marché?

Dans le modèle néolibéral, ce sont les individus eux-mêmes qui sont appelés à se comporter comme autant de petites entreprises. Comme nous l’avons vu dans les méthodes présentées ci-dessus, on attend d’eux qu’ils se demandent comment investir leurs ressources financières personnelles pour maximiser leur satisfaction à l’égard de l’environnement (ou n’importe quel autre enjeu social impliquant des externalités). Le tout, le commun, est donc réduit à l’ensemble de ses parties. Le niveau de protection optimal est celui pour lequel les individus, les uns additionnés aux autres, sont prêts à payer et non, par exemple, celui qui assurera l’avenir de l’humanité selon la communauté scientifique. Chacun reste sur son quant-à-soi. Au sein de la concurrence généralisée, chacun cherche à en obtenir le plus possible pour ce qu’il a payé.

Des capacités à payer inégales

Évidemment, ceux et celles qui pourront en obtenir le plus seront ceux et celles qui auront payé le plus. Comme le disait la militante indienne Sunita Narain : « If you can pay, you can cut the forest, destroy the wildlife. No forest is so priceless it cannot be cut, or land so inviolate it cannot be had. Not by the poor, but by the rich. »

En Inde, justement, une analyse coût-bénéfice où les externalités avaient été internalisées menait à conclure qu’on ne devait pas ouvrir une mine de bauxite sur une terre considérée comme sacrée (cet aspect-là, incommensurable, n’avait d’ailleurs pas pu être pris en compte, mais d’autres impacts sociaux et écologiques avaient été chiffrés). La compagnie a tout simplement rétabli l’équilibre coût-bénéfice en offrant plus d’argent pour mener à bien son projet d’exploitation[1].

Les processus d’évaluation, nécessaires à l’internalisation des externalités, ne résultent donc pas en des décisions simplement techniques et neutres politiquement, mais reflètent le pouvoir des régions et des groupes les plus forts, qui imposent des sacrifices aux plus faibles. La solution présentée dans le billet du 29 septembre dernier apparaît donc offrir « une vue d’ensemble de la société » qui en oublie quelques pans…


TEMPER, Leah et Joan MARTINEZ-ALIER, « Ecological Economics », Ecological Economics, vol. 96, 2013, p. 79.

Icône

Restez au fait
des analyses de l’IRIS

Inscrivez-vous à notre infolettre

Abonnez-vous