Mythes et réalité de la pénurie de main-d’œuvre en santé et services sociaux au Québec
21 mai 2024
L’objectif principal de cette note de recherche est de départager les mythes de la réalité et d’évaluer dans quelle mesure il est exact d’affirmer qu’il existe une pénurie de main-d’œuvre en santé et services sociaux. La présente analyse, qui tient compte du vieillissement de la population, démontre qu’à l’exception des infirmières et des médecins, pour lesquels on remarque une diminution ou une stagnation du nombre de professionnel·le·s par habitant·e, la main-d’œuvre totale en santé et services sociaux est actuellement plus abondante qu’au cours des 30 dernières années. Ce portrait de l’ensemble du marché du travail contraste toutefois avec un manque chronique de personnel au sein du système public de santé dans presque toutes les catégories d’emploi, confirmant ainsi l’existence d’un exode vers le secteur privé.
Table des matières
Introduction
L’existence au Québec d’une pénurie de main-d’œuvre dans le secteur de la santé et des services sociaux est généralement admise comme un fait incontestable. Depuis de nombreuses années, elle est régulièrement présentée comme l’une des causes principales de la crise que traverse le système public de santé et des problèmes graves d’accès aux services qui minent la capacité du réseau public à répondre aux besoins de la population.
La plupart du temps, le manque de main-d’œuvre en santé et services sociaux est aussi perçu comme une fatalité objective découlant de l’évolution démographique de la société québécoise. Ainsi, le vieillissement de la population, qui s’accompagne généralement d’une diminution de la proportion de travailleuses et de travailleurs actifs en même temps que d’une augmentation des besoins en soins de santé, serait largement responsable du déséquilibre entre l’offre et la demande de main-d’œuvre dans ce secteur.
L’objectif principal de cette note de recherche est de départager les mythes de la réalité et d’évaluer dans quelle mesure on peut réellement parler de pénurie de main-d’œuvre en santé et services sociaux. Si pénurie il y a, la note vise également à en estimer l’ampleur, à en déterminer les principales causes et à proposer des pistes de solutions.
Dans un premier temps, nous présentons les principaux indicateurs habituellement utilisés pour analyser le marché de l’emploi en santé et services sociaux, ainsi que leurs limites, en brossant un portrait de l’état actuel de la situation (section 1). Nous proposons ensuite une analyse historique plus approfondie de l’évolution de la main-d’œuvre en santé et services sociaux qui tient compte du vieillissement de la population (section 2). En troisième lieu, nous nous attardons aux facteurs permettant d’expliquer le manque de personnel dans le réseau public et les problèmes d’accès aux services (section 3). Nous exposons en conclusion certaines solutions potentielles aux problèmes identifiés.
1. État de la situation actuelle : des indicateurs imparfaits
Avant d’amorcer l’analyse, il est important de préciser que les indicateurs généralement utilisés pour évaluer l’état du marché de l’emploi dans le secteur de la santé et des services sociaux comportent tous des limites importantes. Ils doivent donc être utilisés avec prudence.
L’erreur la plus fréquente à cet égard consiste à considérer les indicateurs d’accès aux services (p. ex., le nombre de personnes sur les listes d’attente, le temps d’attente aux urgences, la proportion de personnes sans médecin de famille) comme des outils de mesure de la pénurie de personnel. Ainsi, il n’est pas rare de voir dans les médias des reportages qui établissent une équivalence directe entre, par exemple, les difficultés d’accès à un médecin de famille et l’existence d’une pénurie de main-d’œuvre dans cette catégorie professionnelle.
Si ces indicateurs nous informent sur la capacité qu’ont les ressources professionnelles existantes à répondre aux besoins, il faut savoir que dans les faits, les difficultés d’accès aux services ne s’expliquent pas nécessairement par un manque de personnel. Elles peuvent aussi découler d’une mauvaise organisation des services, d’une répartition inadéquate des ressources, d’un alourdissement des tâches administratives au détriment du travail de soins ou d’un exode du personnel du secteur public vers le secteur privé, entre autres causes.
Selon la définition la plus courante d’une pénurie de main-d’œuvre, on considère qu’il y a présence d’une pénurie lorsque la demande de main-d’œuvre est supérieure à l’offre1. Ce « déséquilibre » entre l’offre et la demande de main-d’œuvre se traduit par une quantité importante de postes vacants, c’est-à-dire de postes affichés par des employeurs, mais non pourvus. Le nombre de postes vacants et le taux de postes vacants2, lorsqu’ils sont élevés et que cette situation perdure, sont ainsi considérés comme des indicateurs d’une éventuelle pénurie de main-d’œuvre lorsqu’il est question d’emplois qualifiés. Dans le cas des emplois non qualifiés, on parlera plutôt de rareté de main-d’œuvre pour expliquer des nombres ou des taux élevés de postes vacants3.
Or, les difficultés à pourvoir certains postes peuvent s’expliquer par d’autres facteurs – rémunération insuffisante, mauvaises conditions de travail, etc. – qu’un manque absolu de main-d’œuvre4. Dans ces cas, on parle plutôt de problèmes d’attraction et de rétention d’un secteur ou d’un employeur particulier. En ce qui concerne les services publics, il faut également préciser qu’un faible nombre ou taux de postes vacants en santé et services sociaux n’indique pas nécessairement que le nombre d’employé·e·s dans le réseau de la santé est optimal et que les besoins de la population sont comblés. Pensons par exemple à un contexte d’austérité budgétaire où des suppressions de postes seraient effectuées pour réduire les coûts : cela se traduirait par une diminution du nombre et du taux de postes vacants (et donc de la pénurie de main-d’œuvre ainsi définie), mais possiblement aussi par une augmentation de la proportion de services non rendus dans la demande totale de soins.
Un autre indicateur fréquemment utilisé pour déterminer s’il manque ou non d’effectifs en santé et services sociaux est la comparaison dans le temps et entre différents territoires du nombre de professionnel·le·s par habitant·e. En effet, une diminution importante du nombre de professionnel·le·s par habitant·e sur un certain nombre d’années ou encore un nombre considérablement inférieur à d’autres territoires (provinces ou pays) comparables peut indiquer une main-d’œuvre insuffisante.
Néanmoins, cet indicateur doit également être utilisé avec prudence puisque l’évolution du nombre de professionnel·le·s par habitant·e ne dit rien de l’évolution des besoins au sein de la population, besoins qui peuvent augmenter en raison de facteurs tels que le vieillissement et la prévalence croissante de certaines maladies.
Les imperfections des indicateurs mentionnés plus haut sont bien illustrées par le fait que, comme nous le verrons maintenant, la représentation du marché de l’emploi et de la main-d’œuvre diffère sensiblement selon l’indicateur utilisé.
1.1 Des indices d’une pénurie de main-d’œuvre en santé et services sociaux
Les données sur les postes vacants laissent peu de doutes sur l’existence d’un déséquilibre important entre l’offre et la demande de main-d’œuvre en santé et services sociaux au Québec. Depuis janvier 2015 et jusqu’en janvier 2018, le taux de postes vacants dans ce secteur se maintenait sous la barre des 2 % et à un niveau généralement inférieur à celui de l’ensemble des industries (graphique 1). Depuis, ce taux est en forte croissance et il a explosé durant la pandémie pour continuer d’augmenter ensuite malgré un relatif retour à la normale de la situation sanitaire générale. Au Québec, le secteur des soins de santé et de l’assistance sociale est actuellement un de ceux qui connaissent le taux de postes vacants le plus élevé.
On observe également une explosion du nombre de postes vacants dans les différents corps d’emplois qui composent le secteur de la santé et des services sociaux (tableau 1). Entre le troisième trimestre de 2016 et le troisième trimestre de 2023, les données affichent une croissance allant de 436 % à plus de 3700 % des postes vacants pour les corps d’emplois étudiés. Notons que le nombre de postes vacants a connu dans tous les cas une forte hausse entre juillet 2016 et janvier 2020, soit avant la pandémie, ce qui indique que la crise sanitaire n’a fait qu’exacerber un phénomène qui était déjà présent auparavant.
La croissance importante du nombre et du taux de postes vacants en santé et services sociaux n’est pas unique au Québec. En fait, elle s’observe dans l’ensemble des provinces canadiennes. Néanmoins, depuis le début de 2019, le Québec fait partie des provinces avec les taux les plus élevés et, depuis le début de la pandémie, il oscille entre la première et la seconde place (graphiques 2 et 3).
Si les données concernant le nombre et le taux de postes vacants suggèrent qu’une pénurie de main-d’œuvre existe bel et bien au Québec en santé et services sociaux, nous verrons maintenant que celle-ci ne s’explique aucunement par l’insuffisance du nombre de professionnel·le·s par habitant·e.
1.2 Un portrait à nuancer
Lorsqu’on compare le Canada avec les autres pays de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) en ce qui concerne le nombre de professionnel·le·s dans les services privés et publics de santé et services sociaux par habitant·e, on constate qu’il se classe relativement bien, sauf pour la profession médicale, qui présente un écart important entre le Canada et la moyenne des pays de l’OCDE pour lesquels des données sont disponibles (tableau 2).
De plus, le Québec se classe lui-même plutôt bien par rapport aux autres provinces canadiennes en ce qui concerne le nombre de professionnel·le·s par 100 000 habitant·e·s (tableau 3). En effet, il se situe parmi les 5
provinces les mieux pourvues dans 11 professions, et parmi les 5 provinces les moins bien pourvues dans 7 professions. De plus, pour la grande majorité des professions, le nombre de professionnel·le·s par 100 000 habitant·e·s a augmenté ou est resté stable au Québec entre 2017 et 2021 (tableau 4).
Ces données nous permettent de constater que les taux de postes vacants plus élevés au Québec qu’ailleurs au Canada et la hausse soudaine des taux et du nombre de postes vacants observée depuis 2017 en santé et services sociaux ne s’expliquent pas par une simple baisse du nombre de professionnel·le·s dans ce secteur. En effet, on passe d’un taux de postes vacants de moins de 2 % en 2017 à plus de 6 % en 2021 alors que, durant la même période, le nombre de professionnel·le·s par habitant·e a augmenté dans presque toutes les professions.
Il est clair que la pandémie a joué un rôle majeur dans l’explosion de la demande de main-d’œuvre en santé et services sociaux, qui a crû plus rapidement que le nombre de professionnel·le·s disponibles. On peut penser également que le maintien du taux de postes vacants à des niveaux records plus de trois ans après le déclenchement de la crise sanitaire s’explique en partie par la nécessité de rattraper les reports de prises en charge et d’interventions qui se sont accumulés durant le confinement. Néanmoins, on a vu que la croissance importante de la demande de main-d’œuvre et les difficultés du marché de l’emploi à y répondre étaient déjà amorcées avant la pandémie. Il semble donc que des dynamiques plus fondamentales soient à l’œuvre. Pour parvenir à une meilleure compréhension et à un portrait plus juste de la situation, il est donc nécessaire d’approfondir l’analyse en s’intéressant aux tendances de long terme concernant l’évolution de la main-d’œuvre et des besoins de la population.
2. Évolution historique de la main-d’œuvre et vieillissement de la population
Si tous les gouvernements depuis de nombreuses années s’entendent pour considérer que le réseau public de santé et de services sociaux du Québec est aux prises avec une pénurie de main-d’œuvre, il n’en a pas toujours été ainsi. Durant les années 1990, le discours gouvernemental officiel allait plutôt dans le sens inverse, soit un surplus d’effectifs infirmiers, de médecins et d’autres professionnel·le·s. Un récent rapport du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) sur les effectifs infirmiers réaffirme cette lecture de la situation :
Au milieu des années 1990, les surplus d’infirmières étaient tellement importants que le ministère de l’Éducation a procédé au contingentement des admissions à la formation initiale au cégep et a même dû cesser la formation initiale au niveau universitaire. À cette même période, un courant a vu le jour, celui de retirer le personnel infirmier auxiliaire des hôpitaux de soins de courte durée. […] Les experts consultés mentionnent que les surplus d’effectifs étaient tels que les infirmières et infirmiers novices avaient de la difficulté à trouver un emploi5.
C’est dans ce contexte que le gouvernement de l’époque s’est engagé dans une réforme importante du réseau. Ce qu’il est convenu d’appeler le « virage ambulatoire » visait officiellement à réaliser un virage vers les services de première ligne (cliniques de proximité, services à domicile, etc.) qui aurait permis de limiter le recours aux services hospitaliers, beaucoup plus lourds et coûteux. Dans un contexte où la priorité était de parvenir au « déficit zéro », et non de mieux répondre aux besoins de la population, cette réforme s’est plutôt traduite par la fermeture de nombreux hôpitaux, ce qui n’a pas été compensé par une hausse conséquente des investissements dans les services de proximité. La population a dû composer avec une réduction absolue des services offerts résultant, entre autres, d’un programme gouvernemental d’incitation à la retraite anticipée ayant motivé des milliers d’employé·e·s à quitter le réseau public durant les années 1990.
Nous proposons, dans un premier temps, de prendre au sérieux cette hypothèse gouvernementale d’une surabondance d’effectifs au cours des années 1990 et d’utiliser cette période comme mesure de référence de la situation actuelle. En analysant l’évolution de la main-d’œuvre depuis cette époque, il s’agira de voir si le nombre actuel de professionnel·le·s par habitant·e est fortement inférieur à ce qu’il était dans les années 1990, ce qui soutiendrait la thèse d’un manque de main-d’œuvre défendue par les plus récents gouvernements.
Toutefois, afin que l’exercice reflète autant que possible la complexité de la réalité, il est important de tenir compte de l’évolution des besoins de santé et de services sociaux de la population depuis les années 1990. Parmi les facteurs les plus souvent évoqués à cet égard figure le vieillissement de la population. Nous proposons donc une analyse de l’évolution de la main-d’œuvre qui intègre ce facteur.
2.1 Une abondance de main-d’œuvre malgré le vieillissement de la population
Comme plusieurs sociétés, le Québec connaît un phénomène de vieillissement de sa population. Entre 1991 et 2022, le nombre de personnes de 65 ans et plus a augmenté de 126 % alors que le nombre de personnes de moins de 65 ans n’a augmenté que de 9 %, pour une croissance totale de 22 % de la population québécoise. Durant cette période, la proportion de personnes âgées dans la population est passée de 11 à 21 %.
Bien que l’âge ne soit pas le seul facteur à prendre en compte dans la détermination de la lourdeur des cas et de la complexité des soins et services que nécessite une personne6, les personnes plus âgées requièrent en moyenne beaucoup plus de services que le reste de la population, ce qu’illustrent clairement les dépenses publiques de santé par habitant·e et par tranche d’âge. Ainsi, les dépenses par habitant·e pour les personnes de 65 ans et plus sont en moyenne de 13 660 $, ce qui est 3,4 fois plus élevé que celles pour les personnes de moins de 65 ans, qui sont de 3 974 $ (graphique 4).
De plus, lorsqu’on compare la proportion des dépenses publiques de santé pour chaque tranche d’âge avec le poids démographique de sa tranche respective dans la population, on constate que c’est à partir de 65 ans que le poids dans les dépenses commence à être plus élevé que le poids dans la population (ratio supérieur à 1 dans le graphique 5). Alors que les personnes de 65 ans et plus représentent 20 % de la population, elles comptent pour 47 % des dépenses de santé, soit 2,3 fois plus que leur poids démographique. Au contraire, les personnes de moins de 65 ans qui représentent 80 % de la population comptent pour 53 % des dépenses, soit 0,7 fois leur poids démographique.
On peut donc s’attendre à ce que les besoins en soins et services de santé, et par conséquent les besoins de main-d’œuvre en santé et services sociaux, soient plus élevés dans une population vieillissante. Autrement dit, pour deux populations de taille égale, le nombre de professionnel·le·s par habitant·e doit être plus élevé si la proportion de personnes âgées est plus grande afin de répondre aux besoins plus importants de la population.
Afin de tenir compte de ce facteur, nous mesurons l’évolution du nombre de travailleuses et de travailleurs de la santé par habitant·e, mais en rapportant ce nombre à une population globale pondérée en fonction du vieillissement de la manière suivante : pour chaque année depuis 1991, nous considérons que chaque personne appartenant à l’une des tranches d’âge supérieures à 65 ans compte pour plus d’une personne selon un facteur qui correspond au ratio de 2021 entre les dépenses par habitant·e de cette tranche d’âge et les dépenses par habitant·e des moins de 65 ans (tableau 5).
Par exemple, chaque personne âgée de 65 à 69 ans compte pour 1,9 personne puisque les dépenses de santé par habitant·e pour cette tranche d’âge sont 1,9 fois supérieures aux dépenses par habitant·e pour les moins de 65 ans. La même logique est appliquée pour les tranches d’âge supérieures, jusqu’à celle de 90 ans et plus, dans laquelle chaque personne compte pour 8,9 personnes. Le graphique 6 montre que, dans le scénario avec pondération de la population en fonction du vieillissement, l’effet est équivalent à une population qui connaît une croissance plus importante (+50 % entre 1991 et 2022) que dans le scénario sans pondération (+23 % durant la même période).
Le graphique 7 présente l’évolution de l’ensemble de la main-d’œuvre (ou population active) en santé et services sociaux par habitant·e entre 1991 et 2022 au Québec (secteurs public et privé confondus) en comparant les deux scénarios d’une population non pondérée et d’une population pondérée en fonction du vieillissement.
Sans surprise, on remarque que la croissance de la main-d’œuvre par habitant·e est considérablement moins forte dans le scénario qui tient compte du vieillissement de la population. Alors que la croissance de la population active en santé et services sociaux par habitant·e a été de 65 % entre 1991 et 2022 dans le scénario sans pondération, l’augmentation n’est que de 35 %, soit presque 2 fois moindre, dans le scénario avec pondération.
Néanmoins, il est surtout frappant de constater que, même en tenant compte du vieillissement de la population, la main-d’œuvre totale en santé et services sociaux est beaucoup plus nombreuse aujourd’hui que durant les années 1990, pourtant considérées par les gouvernements actuels et de l’époque comme une période où la main-d’œuvre était abondante. On constate également que la chute de la main-d’œuvre totale par habitant·e qui a été provoquée par les mises à la retraite de 1997 est somme toute modeste et que le sommet des années 1990 a été retrouvé dès 1999 (et largement dépassé dans les décennies suivantes). Toutes proportions gardées, on compterait actuellement l’équivalent de 131 675 personnes de plus qu’en 1991 dans la population active du secteur (scénario avec population pondérée).
Cette tendance générale de l’évolution de la main-d’œuvre s’observe également pour les différentes sous-catégories professionnelles (toujours dans les secteurs public et privé confondus), avec des hausses particulièrement spectaculaires dans le cas du personnel professionnel de la santé et des services sociaux, et ce, même si on considère une population québécoise pondérée en fonction de son vieillissement (tableau 6).
Il est intéressant de noter que la forte croissance de main-d’œuvre par habitant·e est vraie même pour les préposé·e·s aux bénéficiaires (PAB). Cette catégorie d’emploi est pourtant considérée par le présent gouvernement, ainsi que par plusieurs acteurs privés de l’industrie des soins aux personnes âgées, comme étant victime d’une pénurie de personnel particulièrement criante. C’est d’ailleurs cette supposée pénurie qui a motivé la création d’un programme gouvernemental de formation et d’embauches massives de PAB durant la pandémie. Cette même pénurie est aussi rituellement invoquée par les propriétaires de résidences privées pour aîné·e·s afin d’expliquer les vagues de fermeture de petites résidences et pour réclamer de l’aide financière auprès du gouvernement.
Deux exceptions non négligeables aux tendances générales dégagées jusqu’à maintenant doivent toutefois être prises en considération : l’augmentation sans précédent de main-d’œuvre constatée pour la plupart des catégories professionnelles ne s’observe pas chez les médecins (graphique 8) ni chez les infirmières (graphique 9). Cela porte d’autant plus à conséquence que ces deux professions jouent des rôles névralgiques dans l’organisation actuelle des services sociosanitaires.
Dans le cas des médecins, on constate que la hausse de 21 % du nombre de médecins en activité par habitant·e entre 1991 et 2022 est complètement annulée par les effets du vieillissement de la population. Dans le scénario avec une population pondérée, on observe une diminution du nombre relatif de médecins entre 1991 et le début des années 2010, suivie d’une remontée qui permettra de stabiliser le nombre relatif de médecins à un niveau équivalent à celui de 1991.
En ce qui concerne les infirmières, dont le nombre par habitant·e (sans pondération) n’a augmenté que de 8 % depuis 1992, on peut véritablement parler d’un manque de main-d’œuvre si l’on tient compte du vieillissement de la population. On constate en effet que, dans le scénario avec pondération de la population, la quantité relative de main-d’œuvre n’a jamais retrouvé le sommet du début des années 1990, tout juste avant la mise en place du programme de retraite anticipée de 1997. Ainsi, toutes proportions gardées, le Québec a affronté la pandémie avec 13 % moins d’infirmières qu’en 1992. Malgré les efforts déployés depuis le début de la pandémie pour ramener des infirmières au sein de la population active, le niveau actuel de main-d’œuvre infirmière par habitant·e reste loin des sommets atteints durant les années 1990.
2.2 Pénurie ou exode? Un manque chronique de main-d’œuvre dans le réseau public
À l’exception des médecins et des infirmières, le portrait global de la main-d’œuvre en santé et services sociaux (secteurs public et privé) brossé jusqu’à maintenant suggère que les travailleurs et les travailleuses de ce domaine sont, même en tenant compte du vieillissement de la population, plus nombreuses que jamais au Québec. Or, le portrait est tout autre lorsque l’on s’attarde plus précisément à l’évolution de la main-d’œuvre au sein du réseau public.
Le graphique 10 montre que le virage ambulatoire et les mises à la retraite des années 1990 ont eu des conséquences dramatiques sur les effectifs du réseau public, qui n’ont jamais été complètement annulées malgré la forte croissance de la main-d’œuvre totale en santé et services sociaux depuis la fin des années 1990. En fait, on constate que même si on ne tient pas compte du vieillissement de la population (scénario avec population non pondérée), les effectifs du réseau public par habitant·e n’ont jamais retrouvé leur niveau du début des années 1990, sauf lors des embauches massives liées à la pandémie. On remarque également que les gains liés à ces embauches massives sont déjà menacés, les effectifs par habitant·e ayant recommencé à diminuer dès 2022.
Si on tient compte des effets du vieillissement de la population, on peut affirmer que, toutes proportions gardées, le réseau public a affronté la pandémie avec des effectifs 17 % moins élevés qu’au début des années 1990 et que, même à la suite des embauches massives, il manque encore 14 % de personnel pour égaler le sommet de 1991. Pour retrouver ce niveau, il faudrait ajouter 45 362 employé·e·s aux effectifs actuels dans le réseau public de la santé.
Bien que ces deux univers ne soient pas tout à fait comparables, il est intéressant de noter qu’en 1991, les effectifs du réseau public représentaient 86 % de l’ensemble de la population active pour l’univers considéré (voir la note sous le graphique 10), et que cette proportion avait chuté à 54 % en 2022. Autrement dit, c’est près de la moitié de la main-d’œuvre en santé et services sociaux qui travaille désormais à l’extérieur du réseau public7. Si une partie de cette main-d’œuvre travaille dans d’autres systèmes publics (municipal, fédéral, scolaire, etc.), tout indique que la plus grande part est employée dans le secteur privé. En effet, selon d’autres données de Statistique Canada, 47 % des emplois totaux dans le domaine des soins de santé et de l’assistance sociale étaient dans le secteur privé en 20228.
Malheureusement, il est difficile de faire une analyse comparable pour chaque catégorie professionnelle employée par le réseau public puisque ces données ne sont disponibles que depuis 1996, alors que le niveau des effectifs atteignait déjà un creux9. Néanmoins, lorsqu’on effectue l’exercice à partir de cette première année de référence, on observe que dans deux des quatre catégories d’emploi selon la nomenclature du MSSS (voir l’encadré 1, p. 14), les effectifs par habitant·e n’étaient pas parvenus à retrouver le niveau du creux historique de 1996 au moment du déclenchement de la pandémie (graphique 11). En tenant compte du vieillissement de la population, on constate que le niveau actuel des effectifs est inférieur ou équivalent à celui de 1996 dans trois de ces quatre catégories (graphique 12). On peut donc affirmer qu’il est peu probable que le niveau actuel des effectifs ait renoué avec celui de 1991.
Par contre, dans les deux scénarios, les effectifs par habitant·e de la catégorie 4 se démarquent par une forte croissance depuis 1996 (+59 % sans pondération de la population et +34 % avec pondération). En l’absence de données plus complètes, il est difficile de savoir si cette hausse importante depuis 1996 reflète une augmentation du nombre d’employé·e·s au sein de cette catégorie dans le réseau public depuis 1991, ou si elle cache une chute plus marquée des effectifs entre 1991 et 1996.
Il importe en outre de préciser que cette catégorie professionnelle inclut une très vaste gamme de professions et de corps d’emploi aux profils très variés. Elle peut donc cacher des réalités très diverses dans l’évolution des effectifs. On sait par exemple qu’en raison de leur exode vers le secteur privé, le nombre absolu de psychologues employé·e·s par le réseau public a significativement diminué depuis ٢٠١٣-٢٠١٤, alors que le nombre de travailleurs et travailleuses sociales, psychoéducateurs et psychoéducatrices, technicien·ne·s en travail social et éducatrices et éducateurs a pour sa part augmenté durant la même période10.
Sans pouvoir faire une analyse fine de chacun des corps d’emploi inclus dans la catégorie 4, une analyse de ses principales sous-catégories montre que sa croissance depuis 1996 est surtout attribuable au personnel professionnel de la santé et des services sociaux (qui comprend les psychologues, travailleurs et travailleuses sociales, ergothérapeutes, physiothérapeutes, etc.), alors que les effectifs par habitant·e du personnel technique (dont les technicien·ne·s de laboratoire, technologues en imagerie médicale, technicien·ne·s en éducation spécialisée, technicien·ne·s en travail social, etc.) ont quant à eux connu une croissance plus modeste, voire une diminution dans le cas du personnel technique des services sociaux lorsque l’on pondère pour le vieillissement de la population (tableau 7).
Cette évolution est cohérente avec les constats faits au tableau 6, qui montre que, dans l’ensemble de la population active en santé et services sociaux, le nombre de professionnel·le·s de la santé et des services sociaux par habitant·e a connu la plus forte croissance depuis 1991, alors que l’augmentation de la main-d’œuvre dans la catégorie des technicien·ne·s de la santé a été beaucoup plus modeste (les données sur la population active pour les technicien·ne·s des services sociaux ne sont pas disponibles).
Bien que la comparaison entre ces deux univers différents doive être faite avec prudence, il est également intéressant de noter que, dans le cas des professionnel·le·s de la santé et des services sociaux, la croissance des effectifs par habitant·e au sein du réseau public a été plus élevée que celle observée au sein de l’ensemble de la population active depuis 1996, alors que c’est l’inverse qui se produit dans le cas des technicien·ne·s de la santé. Autrement dit, ces données suggèrent que, depuis 1996, le réseau public a embauché une part croissante de l’ensemble des professionnel·le·s de la santé et des services sociaux en activité au Québec, alors que le secteur privé a accaparé une proportion grandissante des technicien·ne·s de la santé.
Dans toutes les autres catégories d’effectifs du réseau public, on observe ce qui semble être un exode ou une incapacité structurelle de ce dernier à attirer ou à retenir la main-d’œuvre, alors que la population active dans le secteur sociosanitaire a pourtant connu une croissance importante depuis le début des années 1990. Lorsqu’on regarde l’évolution des effectifs totaux des quatre catégories (ligne pointillée des graphiques 11 et 12), on constate que la hausse importante des effectifs par habitant dans la catégorie 4 ne parvient pas à compenser les baisses survenues dans les autres catégories : globalement, les effectifs totaux par habitant·e de ces quatre catégories (scénario avec population pondérée) étaient en 2022 inférieurs au niveau de 1996.
Dans le cas plus particulier des infirmières, pour lesquelles nous avons constaté une baisse importante du nombre par habitant·e dans la population active totale après avoir pris en compte le vieillissement de la population11, la situation au sein du réseau public est véritablement dramatique. Ainsi, en 2022, il y avait dans le réseau public 9 % de moins d’infirmières par habitant·e qu’en 1992 dans le scénario sans pondération de la population, et 24 % de moins dans le scénario avec pondération (graphique 13). En tenant compte du vieillissement de la population, ce sont 18 975 infirmières qu’il faudrait ajouter aux effectifs du réseau public pour retrouver le niveau de 1992.
La comparaison entre les données du MSSS sur les effectifs infirmiers du réseau public et celles de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec (OIIQ) présentée dans le graphique 13 suggère également qu’entre 1992 et 2022, la proportion d’infirmières actives inscrites au tableau de l’ordre pratiquant à l’extérieur du réseau public a fortement augmenté, puisque la chute du nombre d’infirmières par habitant·e dans le réseau public (de 24 % dans le scénario avec pondération) a été plus de deux fois plus forte que celle du nombre d’infirmières inscrites au tableau de l’ordre (qui a été de 11 %). Ainsi, bien que cette comparaison doive être faite avec prudence puisqu’il s’agit de deux sources de données différentes, celles-ci indiquent que les effectifs infirmiers du réseau public (excluant les infirmières-cadres12) représentaient 85 % des membres de l’ordre en 1992 et que cette proportion avait chuté à 72 % en 2022.
En ce qui concerne les médecins, il faut savoir que très peu sont officiellement embauché·e·s par le réseau public. Ils et elles sont pour la plupart considéré·e·s comme des travailleuses et des travailleurs autonomes ou des entrepreneur·e·s qui pratiquent dans un cadre privé, mais qui vendent leurs services à la pièce (rémunération à l’acte) au système public. On parle dans ce cas d’une prestation privée de services avec financement public13.
Si nous connaissons le nombre de médecins admissibles à exercer dans le régime public depuis 199014, les données sur le nombre de médecins qui sont effectivement rémunéré·e·s par la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) (qu’on appelle les médecins « participant·e·s » au régime public) ne sont disponibles que depuis 1998. Or, il s’agit là d’un creux historique dans le nombre de médecins admissibles à exercer au sein du régime public, ce qui signifie que la croissance de leur nombre à partir de cette date sera nécessairement plus forte que si on analyse cette évolution à partir du début des années 1990.
Néanmoins, lorsqu’on analyse l’évolution du nombre de médecins participant·e·s par habitant·e à partir de ١٩٩٨ et qu’on la compare avec l’évolution du nombre de médecins en activité inscrit·e·s au tableau du Collège des médecins du Québec (CMQ) depuis la même date, on arrive à certains constats intéressants (graphique 14). Tout d’abord, on remarque que dans les deux scénarios (population non pondérée ou pondérée en fonction du vieillissement), le nombre de médecins participant·e·s au régime public par habitant·e a rapidement surmonté le creux de 1998. Entre cette date et 2022, ce nombre a connu une croissance de 27 %, ou de 8 % si on tient compte du vieillissement de la population.
Ce portrait contraste avec celui qui ressort de l’évolution du nombre de médecins inscrit·e·s au tableau du CMQ par habitant·e. En effet, on observe dans ce cas une croissance plus faible de ce nombre depuis 1998 (+19 %), voire une quasi-stagnation lorsqu’on tient compte du vieillissement de la population (+1,6 %). Autrement dit, il semble que le secteur public parvienne depuis 1998 à retenir les médecins en activité et même à accroître la proportion de ceux et celles qui choisissent de participer au régime public. Ainsi, la proportion de médecins en activité et inscrit·e·s au tableau de l’ordre qui pratiquent dans le cadre du régime public est en augmentation constante depuis 1998, passant de 89 % à 94 % en 2022.
Néanmoins, ces résultats doivent encore une fois être traités avec prudence puisque nous comparons ici aussi deux sources de données différentes, celles du CMQ et celles de la RAMQ. Cela est d’autant plus vrai que les constats qui en découlent semblent contredire les données de la RAMQ sur les médecins désengagé·e·s ou non participant·e·s au régime public15. En effet, ces données, qui ne sont disponibles que depuis 2005, montrent que le nombre et la proportion de médecins qui choisissent de pratiquer hors du régime public par rapport à l’ensemble des médecins en activité sont également en augmentation depuis cette date, ce qui suggère plutôt un exode des médecins du régime public vers le secteur privé16.
Une partie de l’explication de cette apparente contradiction est que, lorsqu’on additionne le nombre de médecins participant·e·s et de non participant·e·s au régime public, on obtient un total inférieur au nombre de médecins en activité inscrit·e·s au tableau du CMQ (tableau 8). Ce total est également inférieur au nombre de médecins admissibles à pratiquer dans le régime public selon la RAMQ. Autrement dit, les données sur les médecins participant·e·s et non participant·e·s ne totalisent pas l’ensemble des médecins du Québec, ce qui laisse un espace permettant à ces deux catégories de médecins (participant·e·s et non participant·e·s) de croître simultanément en nombre et en proportion du nombre de médecins en activité inscrit·e·s au tableau du CMQ ou admissibles à pratiquer dans le régime public selon la RAMQ.
S’il est difficile de tirer des conclusions claires et définitives de ces données, force est d’admettre que, malgré l’augmentation du nombre et de la proportion de médecins non participant·e·s, il serait inexact de parler d’un exode massif des médecins vers le secteur privé. En effet, malgré sa croissance, ce phénomène reste largement marginal, avec un nombre de médecins non participant·e·s qui passe de 111 à 616 entre 2005 et 2022 (+505), alors que le nombre de médecins participant·e·s a augmenté de 5661 durant la même période. Il semble donc que malgré le désengagement de certain·e·s médecins, le régime public parvienne généralement à les retenir, et même à augmenter la proportion de ceux et celles qui choisissent d’y pratiquer.
La croissance plus forte du nombre de médecins pratiquant au sein du régime public que du nombre total de médecins en activité par habitant·e constatée au graphique 14 s’observe également lorsqu’on analyse séparément les cas des médecins spécialistes et des omnipraticien·ne·s (tableau 9). Fait important, on remarque toutefois que la croissance du nombre de spécialistes est plus forte que celle des omnipraticien·ne·s, pour lesquel·le·s il se produit même une baisse du nombre total de médecins en activité lorsqu’on tient compte du vieillissement de la population.
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Si certaines professions font exception à la tendance générale, le portrait global qui se dégage lorsqu’on analyse l’évolution de la main-d’œuvre en santé et services sociaux dans son ensemble est celui d’une main-d’œuvre plus abondante que jamais, mais que le réseau public de santé et de services sociaux peine de plus en plus à recruter et à retenir. Davantage qu’à une réelle pénurie de main-d’œuvre, il semble donc qu’on assiste avant tout à un exode de la main-d’œuvre, qui fuit le réseau public au profit du secteur privé17.
La prochaine section vise à expliquer les causes profondes des problèmes d’attraction et de rétention du personnel dans le réseau public de santé et services sociaux et présente d’autres facteurs qui peuvent expliquer les difficultés d’accès aux services pour la population.
3. Expliquer le manque de personnel dans le réseau public et les difficultés d’accès aux services
3.1 La nouvelle gestion publique, les privatisations et les réformes néolibérales
Jusqu’à maintenant, nous avons travaillé avec l’hypothèse, qui relève du sens commun, que les décideurs politiques et les gestionnaires souhaitent retenir la main-d’œuvre au sein du réseau public. Or, il s’avère que, dans les faits, ce n’est pas nécessairement le cas.
Depuis maintenant 40 ans, la gestion du système de santé est, comme l’ensemble des services publics, fortement orientée par les préceptes du néolibéralisme. Ce courant prône une privatisation des services publics sous différentes formes, ce qui, en plus de réduire l’accès aux services, provoque forcément un déplacement de la main-d’œuvre du secteur public vers le secteur privé. Pour les services publics non privatisés, le néolibéralisme promeut l’introduction de la « nouvelle gestion publique » (NGP), qui consiste pour l’essentiel à importer au sein de l’État des méthodes de gestion inspirées de l’entreprise privée18.
Parmi les impératifs de la NGP figure celui de faire toujours plus avec moins, et notamment avec moins de main-d’œuvre. Certaines approches de la NGP introduites dans le système public de santé depuis plusieurs années se proclament d’ailleurs championnes de la gestion « maigre » (c’est le cas notamment de la tristement célèbre méthode Lean19).
Dans ce contexte, la main-d’œuvre en santé et services sociaux a été, depuis plusieurs décennies, délibérément poussée à rejoindre les rangs du secteur privé ou à quitter ceux du réseau public. L’exemple le plus frappant de cette tendance est évidemment celui du virage ambulatoire et des mises à la retraite des années 1990, dont il a été question un peu plus tôt. De multiples exemples moins spectaculaires, mais allant dans le même sens pourraient également être énumérés, qu’il s’agisse de la privatisation massive des services d’aide à domicile depuis la réforme de 2005 ou des récents appels d’offres publics d’une valeur d’un demi-milliard pour transférer à des cliniques privées à but lucratif la réalisation d’une part grandissante des chirurgies20.
Alors que le gouvernement lui-même reconnaît actuellement que le réseau public souffre d’un manque criant de personnel, les dogmes de gestion « maigre » qui sont au cœur de la nouvelle gestion publique continuent d’être imposés aux établissements du réseau public sous la forme de « cibles maximales d’heures rémunérées21 ». En effet, chaque année, le Conseil du trésor attribue au MSSS une telle cible, qui l’impose ensuite lui-même aux établissements du réseau. Bien que ces cibles ne soient pas absolument contraignantes (puisqu’elles peuvent être dépassées), elles maintiennent les gestionnaires des établissements publics dans une logique néolibérale de restriction de l’offre de services, alors que le Québec est aux prises avec une crise majeure de l’accès aux services et que ces mêmes établissements peinent à répondre aux besoins les plus essentiels en raison notamment d’un manque de main-d’œuvre.
Le néolibéralisme et son incarnation dans la NGP ont aussi pour effet de faire fuir la main-d’œuvre du réseau public même quand on voudrait bien la retenir. En effet, les conséquences de ce mode de gestion sur les conditions de travail sont très bien connues et documentées22. En plus d’alourdir la tâche pour les employé·e·s qui restent au sein du réseau public, la gestion maigre impose des approches déshumanisantes et autoritaires qui nuisent à la qualité des services, briment l’autonomie professionnelle et génèrent de la détresse et une perte de sens au travail.
Les effets de la mise sous pression des travailleuses et des travailleurs ainsi que la dégradation de leurs conditions de travail liés à la NGP sont particulièrement visibles lorsqu’on s’attarde aux réformes successives qui ont secoué le réseau public de santé. Celles-ci ont marqué des tournants importants dans l’imposition et le renforcement des méthodes de gestion néolibérales au sein du système public. C’est le cas des trois réformes les plus récentes : le virage ambulatoire et les mises à la retraite de 1997, la réforme réalisée par Philippe Couillard en 2005 et la réforme réalisée par Gaétan Barrette en 2015.
Les graphiques 15 à 17 montrent que chacune de ces trois réformes a été suivie d’une explosion du recours aux heures supplémentaires. Bien que ce facteur ne permette pas à lui seul d’expliquer les difficultés de recrutement et de rétention du personnel au sein du réseau public, il peut être considéré comme l’illustration d’une tendance générale à vouloir faire plus avec moins, ce qui a notamment eu pour conséquence d’exiger toujours plus de travail de la part d’un nombre de moins en moins élevé de travailleuses et de travailleurs, avec toutes les conséquences que l’on peut imaginer sur les conditions de travail du personnel.
Sur l’ensemble de la période (mais excluant la pandémie de COVID-19, soit de 1991 à 2020), la rémunération des heures supplémentaires a connu une croissance de 557 %, alors que la rémunération totale et les effectifs totaux ont crû respectivement de 72 et 21 % (graphique 18). De même, la proportion de la rémunération totale consacrée à la rémunération des heures supplémentaires est passée de 1 à 6 %.
On constate que toutes les réformes néolibérales imposées au réseau dans les dernières décennies ont eu des conséquences importantes et immédiates sur les conditions de travail des employé·e·s du réseau public. Dans ce contexte, on peut comprendre qu’une part croissante d’entre eux et elles fasse le choix de quitter le réseau public et même, dans le cas des infirmières, de quitter la profession. Si le passé est garant de l’avenir, on peut malheureusement s’attendre à ce que la nouvelle réforme amorcée par le gouvernement actuel, laquelle poursuit essentiellement les mêmes visées que les précédentes, ait des effets similaires.
3.2 La croissance de la maladie
Si le vieillissement de la population est souvent le facteur le plus fréquemment invoqué dans le discours dominant afin d’expliquer l’augmentation rapide des besoins en santé et services sociaux ainsi que les difficultés à répondre à ces besoins, ce facteur n’est pas le seul à considérer pour comprendre les pressions grandissantes exercées sur le système de santé et leurs conséquences pour l’accès aux services. Pour s’en convaincre, on peut analyser l’évolution des dépenses publiques de santé par tranches d’âge (graphique 19).
Lorsqu’on fait cet exercice, on remarque d’abord que, de manière globale, les dépenses publiques de santé par habitant·e ont fortement augmenté entre 1998 et 2021 (qui sont les première et dernière années pour lesquelles les données sont disponibles) : pour chaque personne, les dépenses annuelles sont passées en moyenne de 2 872 $ à 6 341 $, soit une augmentation de 3 469 $, ce qui représente une multiplication par 2,2.
Précisons que cette augmentation considérable ne s’explique pas par l’inflation puisque nous comparons les dépenses en dollars constants de 2022. Elle ne s’explique pas non plus principalement par une amélioration des conditions salariales dans le réseau public puisque, dans les faits, le poids de la rémunération totale des employé·e·s par rapport à l’ensemble des dépenses publiques de santé a considérablement diminué durant cette période, passant de 43 % en 1998 à 30 % en 202223.
Le graphique 19 montre également que l’augmentation des dépenses par habitant·e a été plus forte pour les 65 ans et plus (+3 080 $) que pour les moins de 65 ans (+2 594 $). On remarque toutefois que dans les deux cas, l’augmentation est inférieure à la moyenne par habitant·e pour l’ensemble des tranches d’âge et que la différence entre ces deux augmentations est relativement modeste. Fait surprenant, on assiste à une diminution des dépenses par habitant·e dans le cas des 85 à 89 ans, seule tranche d’âge dans cette situation : ces dépenses sont passées de 34 126 $ en 1998 à 31 734 $ en 2021, soit une baisse de 2 392 $. Cela peut refléter une diminution de la quantité ou de la qualité des services offerts à cette tranche d’âge, ou encore une privatisation des services qui lui sont destinés (rappelons que les données concernent les dépenses publiques de santé). On constate également que les augmentations les plus fortes sont attribuables aux 90 ans et plus ainsi qu’aux 0 à 4 ans.
Puisque les dépenses par habitant·e pour les 65 ans et plus ont augmenté davantage que pour les tranches d’âge inférieures et que le nombre de personnes âgées a crû plus rapidement que le reste de la population (il a doublé durant la période), la hausse des dépenses totales pour les 65 ans et plus représente une part importante de l’augmentation des dépenses publiques totales de santé entre 1998 et 2021. Celle-ci a été de 33,6 milliards de dollars (toujours en dollars constants de 2022), dont 45 %, soit 15 milliards, a servi à couvrir l’augmentation des dépenses totales liées aux personnes de 65 ans et plus.
Néanmoins, bien que le nombre de personnes de moins de 65 ans n’ait augmenté que de 7,8 % entre 1998 et 2021 et que l’augmentation des dépenses par habitant·e pour cette tranche d’âge a été moins forte que pour les personnes âgées, celle-ci a tout de même accaparé 55 % (soit 18,5 milliards) de l’augmentation totale des dépenses publiques de santé. En fait, même si la proportion de personnes âgées dans la population a augmenté considérablement durant cette période, leur poids relatif dans les dépenses de santé a diminué : en 1998, les personnes de 65 ans et plus représentaient 12 % de la population et mobilisaient 50 % des dépenses de santé, alors qu’en 2021, elles comptaient pour 20 % de la population, mais seulement pour 47 % des dépenses.
Si le vieillissement de la population joue manifestement un rôle dans l’augmentation des dépenses et des besoins en services et en main-d’œuvre, force est de conclure que d’autres facteurs sont également en jeu. Parmi ceux-ci se trouve la détérioration de l’état de santé de la population en raison de l’augmentation marquée de la prévalence de plusieurs maladies chroniques (tableau 10)24.
Bien sûr, une partie de cette augmentation s’explique elle-même par le vieillissement de la population puisque la prévalence de ces maladies est plus importante chez les personnes âgées. Néanmoins, on constate également une forte croissance de la prévalence de la plupart de ces maladies même lorsque l’indice est standardisé selon l’âge pour évacuer l’effet du vieillissement de la population (colonnes de droite du tableau 9).
Des tendances similaires s’observent en ce qui concerne l’incidence du cancer25. Ainsi, entre 2000 et 2019, le nombre de nouveaux cas de cancer par 100 000 habitant·e·s au Québec est passé de 505 à 707, une augmentation de 40 %. Le taux d’incidence normalisé selon l’âge a quant à lui connu une croissance de 5,8 %, passant de 605 à 640 nouveaux cas par 100 000 habitant·e·s26.
À cela s’ajoute l’accroissement des problèmes de santé mentale. Alors qu’en 2003, 76,5 % des Québécois·es déclaraient une santé mentale perçue comme étant très bonne ou excellente et que 3,6 % déclaraient une santé mentale passable ou mauvaise, ces taux sont passés respectivement à 64,7 et 8,6 % en 2022. Durant la même période, la proportion de personnes souffrant d’un trouble de l’humeur a plus que doublé, passant de 3,8 à 8,2 %27.
Il est clair que cette dégradation des conditions de santé de la population contribue à accroître les besoins en soins et services de santé et à accentuer les conséquences du manque de main-d’œuvre dans le réseau public. Est-ce à dire qu’il serait nécessaire d’ajouter un facteur supplémentaire de pondération à la population afin de tenir compte de cette réalité?
Au-delà des difficultés méthodologiques que poserait une telle démarche, il ne va pas de soi que la solution la plus efficace à l’accroissement des maladies chroniques et des troubles de santé mentale réside dans l’augmentation continuelle des ressources et de la main-d’œuvre consacrée à soigner ces problèmes de santé. En effet, les cas de maladies chroniques et les problèmes de santé mentale dont on observe la croissance importante depuis plusieurs décennies sont en bonne partie évitables (à 70 % pour ce qui est des maladies chroniques) par la mise en place de mesures de prévention28, qui permettraient d’ailleurs également de mitiger une partie des effets du vieillissement de la population sur l’augmentation des besoins en soins et en services sociaux.
Fait important à noter, la prévention des maladies ne passe pas principalement, ni même prioritairement, par une augmentation des ressources (y compris de la main-d’œuvre) en santé et services sociaux. Bien que l’accès à des services de santé de qualité compte pour 20 % parmi les déterminants principaux de la santé et qu’un virage vers la prévention au sein du système de santé soit impératif29, la réduction de la maladie passe avant tout par la mise en place de politiques et de programmes publics qui auront des conséquences positives sur l’environnement physique et les conditions de vie et de travail de la population30.
En ce sens, les difficultés grandissantes des services de santé et des services sociaux à faire face aux besoins croissants que génère l’augmentation de ces maladies évitables sont davantage le résultat d’un échec collectif à prévenir ces maladies que d’une pénurie objective de main-d’œuvre, ce qui nous amène à l’enjeu de l’affectation inadéquate du financement, ou « mal-financement ».
3.3 Le mal-financement et l’« hospitalo-médico-centrisme »
Historiquement et encore aujourd’hui, le système de santé québécois est fortement centré sur les services curatifs au détriment de la prévention. Ainsi, la plus grande part du financement des services est accaparée par trois postes de dépenses principaux : les hôpitaux (32 % des dépenses publiques de santé en 2023), la rémunération des médecins (17 % des dépenses) et les médicaments (qui représentent pour leur part 15,5 % des dépenses totales, publiques et privées, de santé). Quant au financement des services de prévention, il est au mieux marginal. Ainsi, à peine 4 % des dépenses publiques de santé et 3 % des dépenses totales de santé sont consacrées à la santé publique, qui est la principale responsable de la prévention et de la promotion de la santé au sein du réseau31. Autrement dit, on consacre la part du lion des ressources financières et humaines à soigner la maladie, mais très peu à réduire la maladie (et à réduire, du même coup, les besoins en main-d’œuvre dans le secteur de la santé)32.
Les services curatifs sont eux-mêmes fortement centrés sur les services médicaux (offerts par les médecins), et en particulier sur les services spécialisés et surspécialisés assurés par les médecins spécialistes dans les hôpitaux. Loin de s’atténuer, cette tendance s’est renforcée au cours des dernières décennies, comme le reflète l’évolution du nombre de spécialistes et d’omnipraticien·ne·s par habitant·e présentée au tableau 9 (section 2.2). Alors qu’une bonne organisation des services voudrait que les omnipraticien·ne·s soient beaucoup plus nombreux et nombreuses que les spécialistes pour assurer une bonne prise en charge de première ligne, prévenir les complications des problèmes de santé et limiter au minimum le recours aux services spécialisés beaucoup plus invasifs et coûteux, les spécialistes comptaient pour 52,5 % du total des médecins en 2021-2022, contre 47,5 % pour les médecins de famille33.
La concentration de la plus grande part du financement sur les services médicaux spécialisés se fait également au détriment du financement des services courants de première ligne offerts par les équipes multidisciplinaires des CLSC et les cliniques de proximité, qui seraient pourtant susceptibles de répondre à la grande majorité des besoins de la population si ces établissements étaient en mesure de jouer pleinement leur rôle. Il en résulte de graves problèmes d’accès aux services et un engorgement chronique des urgences hospitalières, qui se voient forcées de compenser les déficiences tout aussi chroniques des services de première ligne.
Sur le plan de la main-d’œuvre, ce mal-financement se traduit par une organisation des services qui attribue à la profession médicale le rôle de principale porte d’entrée des services. Plutôt que de reposer sur des équipes multidisciplinaires complètes qui utilisent à leur plein potentiel les capacités et les compétences de l’ensemble des plus de 300 000 employé·e·s du réseau public appartenant aux autres catégories professionnelles, l’accès de la population aux services dépend pour l’essentiel de l’accès à l’un·e des quelques 20 000 médecins que compte actuellement le Québec. Ce « médico-centrisme » a évidemment pour effet de créer des goulots d’étranglement qui enrayent le bon fonctionnement de l’ensemble du système de santé.
Dans ce contexte, la faible proportion de médecins au Canada en comparaison des autres pays de l’OCDE et la relative stagnation, lorsqu’on tient compte du vieillissement de la population, du nombre de médecins en activité par habitant·e au Québec depuis le début des années 1990 ont évidemment des conséquences importantes pour l’accès aux services. Face à un manque de main-d’œuvre à laquelle on attribue un rôle névralgique, la réaction habituelle est d’augmenter la rémunération dans l’espoir d’attirer davantage d’effectifs et ainsi d’améliorer l’accès aux services. Or, c’est exactement la stratégie adoptée au Québec depuis plusieurs années, et elle a conduit à un échec retentissant.
Plusieurs raisons expliquent cela, qui sont toutes liées au fait que la rémunération médicale a atteint au Québec un niveau démesuré dont les effets pervers semblent surpasser de loin les bénéfices recherchés. Tout d’abord, il n’est pas clair si les hausses faramineuses de rémunération consenties aux médecins depuis le début des années 2010 ont eu un effet sur l’augmentation et la rétention de la main-d’œuvre dans le secteur puisque l’évolution du nombre absolu de médecins participant·e·s au régime public a connu une croissance relativement stable au cours de la période (graphique 20).
Malgré le fait que la grande majorité des médecins est rémunérée à l’acte et que, par conséquent, leur niveau de rémunération devrait être fortement corrélé avec le volume de services fournis, on constate un décrochage majeur entre l’évolution de ces deux variables. Ainsi, entre 2010-2011 et 2022-2023, la hausse de rémunération (+25 %) a été plus de deux fois plus forte que la hausse du volume de services (+11 %). À cet égard, l’écart le plus important a été atteint en 2016-2017, alors que la croissance de la rémunération depuis 2010-2011 avait été de 34 % en 6 ans seulement (et en dollars constants!), contre seulement 5,7 % pour le nombre de services, dans un contexte où les effectifs avaient pourtant crû de 14 % durant la même période.
En fait, tout se passe comme si la hausse spectaculaire de leur rémunération avait surtout laissé aux médecins une marge de manœuvre financière leur permettant de choisir de réduire leur volume de travail. Au Québec, pour une personne travaillant à temps plein avec 4 semaines de vacances, on compte environ 230 jours travaillés par année en tenant compte des jours fériés. En 2019, l’ensemble des personnes salariées, incluant celles à temps partiel, ont travaillé en moyenne 1 605 heures par personne, ce qui équivaut à environ 201 journées de travail de 8 heures34. La même année, près de la moitié (47,8 %) des médecins omnipraticien·ne·s ont travaillé moins de 200 jours, et 22,4 % ont travaillé moins de 150 jours. Cela n’a pas empêché les 9 626 médecins de famille qui participaient alors au régime public de cumuler une rémunération de 2,9 milliards de dollars, ce qui représente une rémunération annuelle moyenne de près de 300 000 $ par médecin, un montant équivalant à 5 fois le salaire de base moyen des employé·e·s du réseau public pour la même année35.
Bien sûr, les médecins peuvent avoir de bonnes raisons de réduire leur volume de travail. La féminisation de la profession alors que les obligations familiales continuent de peser majoritairement sur les femmes explique en partie ces tendances. Les femmes médecins ont d’ailleurs été plus nombreuses que les hommes à travailler moins de 200 jours en 201936.
Néanmoins, dans un contexte où les médecins occupent une place cruciale dans l’organisation des services, concentrer autant de ressources financières sur une profession qui n’augmente pas en conséquence son volume de travail a des effets directs et dramatiques, non seulement pour l’accès aux services médicaux, mais également sur la disponibilité de la main-d’œuvre et l’accès aux services offerts par les autres catégories professionnelles.
En effet, la part importante de « sur-rémunération » accaparée par la profession médicale réduit d’autant la capacité du MSSS à financer adéquatement l’embauche et la rétention des effectifs dans les autres catégories professionnelles, lesquelles pourraient pourtant jouer un rôle beaucoup plus important pour multiplier et élargir les portes d’accès au réseau. En 2021, l’IRIS chiffrait cette sur-rémunération médicale à 1,5 milliard de dollars pour 2021-2022, ce qui représentait, pour cette même année, 60 % du manque à gagner budgétaire hérité des années d’austérité imposées au réseau à partir de 200837. Elle correspond également au budget nécessaire pour l’embauche de près de 24 000 personnes rémunérées au niveau du salaire de base moyen dans le réseau, qui était alors de 61 226 $.
Finalement, la rémunération trop élevée des médecins, si elle demeure inchangée ou continue d’augmenter, rend aussi financièrement difficile, voire complètement irréaliste, l’augmentation substantielle du nombre de médecins. Ainsi, l’atteinte d’un nombre de médecins par habitant·e comparable à celui des pays de l’OCDE les mieux pourvus impliquerait de doubler l’effectif médical au Québec. Or, doubler l’enveloppe actuelle consacrée à la rémunération médicale au Québec ne ferait qu’aggraver les effets pervers exposés ci-dessus. Il faut d’ailleurs souligner que si le Canada est en queue de peloton des pays de l’OCDE pour la quantité de médecins, il est au contraire déjà bien en tête pour leur niveau de rémunération par rapport au salaire moyen : en 2019, il était au 5e rang sur 22 pays pour les omnipraticien·ne·s, et au 5e rang sur 29 pays pour les spécialistes38.
Les solutions aux problèmes d’accès aux services et d’insuffisance de la main-d’œuvre au sein du réseau doivent donc être cherchées ailleurs que dans l’accroissement important du nombre de médecins ou dans de nouvelles augmentations de leur rémunération. Nous proposons quelques pistes de solution en conclusion.
Conclusion : quelques pistes de solution
Alors que la pénurie de main-d’œuvre en santé et services sociaux est souvent présentée comme une des causes principales des problèmes d’accès aux services subis par la population, l’analyse réalisée dans cette publication montre que la situation est plus complexe qu’il n’y paraît. En effet, le constat général est plutôt celui d’un exode des effectifs du réseau public vers le secteur privé, dont les conséquences sont aggravées par un mal-financement chronique des services de santé qui se fait au détriment de la prévention et de la réduction des maladies.
Dans ce contexte, comment assurer un accès adéquat aux soins de santé et aux services sociaux? Dans la brochure Six remèdes pour révolutionner le système de santé au Québec publiée par l’IRIS en novembre 202339, nous avons exposé plusieurs solutions qui permettraient, si elles étaient appliquées, de répondre aux problèmes identifiés dans l’analyse qui précède.
C’est le cas du virage majeur vers la prévention et les services de première ligne que nous proposons de réaliser en visant une répartition 50/50 des dépenses en santé et services sociaux, soit 50 % pour les services curatifs de deuxième et troisième lignes, et 50 % pour la prévention et les services de première ligne40. Un tel virage permettrait de résoudre en bonne partie les problèmes de mal-financement qui affectent actuellement le réseau et qui l’empêchent d’agir efficacement en vue de réduire les maladies évitables, et donc, à moyen terme, les besoins en services curatifs et en main-d’œuvre41.
On peut s’attendre à ce que l’augmentation importante des ressources investies en prévention et en première ligne s’accompagne à la longue d’une baisse, ou du moins d’une stabilisation de la croissance des dépenses nécessaires dans les services spécialisés et ultraspécialisés. Conséquemment, le virage que nous proposons ne doit pas reproduire les erreurs du virage ambulatoire des années 1990, qui s’est soldé par des fermetures d’hôpitaux sans investissements suffisants dans les services de première ligne. Pour que le virage vers la prévention et la première ligne soit un réel succès, il doit, dans un premier temps, se traduire par un ajout de ressources dans ces secteurs, et non par un transfert de ressources en provenance des deuxième et troisième lignes, là où les besoins continueront d’être criants jusqu’à ce que les nouveaux investissements commencent à produire leurs bienfaits42.
Concrètement, cet ajout de ressources prendrait la forme d’embauches massives de personnel, accompagnées de programmes de formations rémunérées. Afin de refléter l’augmentation des investissements en prévention et en première ligne, nous proposons dans Six remèdes l’ajout de 100 000 personnes aux effectifs du réseau public. Si ce nombre peut sembler élevé, la présente étude montre que, toutes proportions gardées, la main-d’œuvre totale en santé et services sociaux (secteurs public et privé confondus) compte actuellement près de 132 000 personnes de plus qu’en 1991.
Elle estime aussi à un peu plus de 45 000 le nombre de personnes à recruter au sein du réseau public pour retrouver le niveau d’effectifs du début des années 1990, mais ce niveau doit être dépassé pour que le virage vers la première ligne soit un succès. Les données sur l’explosion des heures supplémentaires à la suite du virage ambulatoire montrent que le discours gouvernemental voulant que les mises à la retraites massives aient été justifiées par un surplus de main-d’œuvre dans les années précédentes reflète davantage l’idéologie néolibérale de gestion maigre qu’une évaluation rigoureuse des besoins de la population en services de santé et services sociaux.
De plus, bien que l’augmentation des ressources en prévention et en première ligne permettrait fort probablement de réduire la demande de services liée aux maladies évitables et d’apporter des réponses plus efficaces et moins coûteuses au vieillissement de la population, celui-ci s’accentuera encore au cours des prochaines décennies et continuera de générer une augmentation des besoins en services. Enfin, il est essentiel d’outiller le réseau pour qu’il soit en mesure de répondre au défi sanitaire majeur posé par la crise climatique (voir l’encadré vert).
En terminant, il est crucial d’insister sur le fait que ces embauches massives seront très difficiles, voire impossibles à réaliser sans l’atteinte de deux conditions liées entre elles. D’une part, il est essentiel de procéder à une amélioration marquée des conditions de travail au sein du système public, ce qui passe notamment par une remise en question radicale des méthodes de gestion néolibérales qui ont directement contribué à les dégrader. D’autre part, la mise en œuvre d’un processus de déprivatisation des services de santé et des services sociaux est aussi absolument incontournable.
En effet, l’analyse qui précède a clairement montré que le manque de main-d’œuvre au sein du réseau public est en bonne partie causé par le fait qu’une part grandissante du personnel travaille dans le secteur privé, que ce soit en raison d’un exode motivé par la détérioration des conditions de travail dans le public, ou parce que les vagues successives de privatisation ont poussé les travailleuses et les travailleurs dans les bras des entreprises à but lucratif du domaine de la santé et des services sociaux. Il est donc essentiel de renverser ces tendances délétères qui contribuent à détériorer autant la santé de la population québécoise que l’accès aux soins dans le système public.
1 Mario JODOIN, Qu’est-ce qu’une pénurie de main-d’œuvre?, billet, IRIS, 28 novembre 2012, iris-recherche.qc.ca/blogue/travail-et-emploi/quest-ce-quune-penurie-de-main-doeuvre/.
2 Le taux de postes vacants correspond au nombre de postes vacants divisé par le nombre total des emplois occupés et des postes vacants.
3 André GRENIER, « Les pénuries de main-d’œuvre guettent-elles le marché du travail québécois? », Regards sur le travail, vol. 7, no 2, hiver 2011.
4 Julia POSCA, Pénurie de main-d’œuvre : des nuances s’imposent, billet, IRIS, 10 janvier 2019, iris-recherche.qc.ca/blogue/travail-et-emploi/penurie-de-main-d-oeuvre-des-nuances-s-imposent/.
5 MINISTÈRE DE LA SANTÉ ET DES SERVICES SOCIAUX (MSSS), Rapport du groupe de travail national sur les effectifs infirmiers, 2022, publications.msss.gouv.qc.ca/msss/fichiers/2022/22-945-03W.pdf.
6 Nous reviendrons dans la section 3 sur d’autres facteurs qui influencent l’évolution des besoins de la population en services de santé et services sociaux, en particulier l’augmentation de la prévalence des maladies chroniques et des problèmes de santé mentale.
7 Une mince proportion de la population active en santé est également en recherche d’emploi, mais cette proportion est faible depuis au moins trois décennies et elle est en baisse depuis le début 1993, avec un taux de chômage qui est passé de 2,7 % cette année-là à 1,1 % en 2023 dans ce secteur. STATISTIQUE CANADA, Enquête sur la population active, tableau personnalisé produit pour l’IRIS en février 2024.
8 STATISTIQUE CANADA, Emplois selon la catégorie de travailleur, données annuelles (x1000), tableau 14-10-0027-01 (consulté le 27 octobre 2023), www150.statcan.gc.ca/t1/tbl1/fr/tv.action?pid=1410002701&pickMembers%5B0%5D=1.1&pickMembers%5B1%5D=3.15&pickMembers%5B2%5D=4.1&cubeTimeFrame.startYear=2019&cubeTimeFrame.endYear=2023&referencePeriods=20190101%2C20230101.
9 Pour les infirmières et les médecins pratiquant dans le réseau public, sur lesquel·le·s nous reviendrons un peu plus loin, les données sont disponibles respectivement depuis 1992 et 1998.
10 Eve-Lyne COUTURIER, Diagnostic de la crise en santé mentale au Québec et ses remèdes, note socioéconomique, octobre 2023, iris-recherche.qc.ca/publications/crise-sante-mentale/.
11 Voir la section précédente, graphique 9.
12 Voir la note sous le graphique 13.
13 Anne PLOURDE, Santé inc. Mythes et faillites du privé en santé, Montréal, Écosociété, 2024.
14 RÉGIE DE L’ASSURANCE MALADIE DU QUÉBEC (RAMQ), demande d’accès à l’information, février 2024.
15 Nous épargnons aux lecteurs et lectrices les nuances qui distinguent les médecins non participant·e·s des désengagé·e·s. Précisons néanmoins qu’aux fins de cette publication, le terme « médecins non participant·e·s » recouvre aussi les médecins désengagé·e·s.
16 Anne PLOURDE, L’industrie des soins virtuels au Québec, note, IRIS, janvier 2023, iris-recherche.qc.ca/publications/soins-virtuels/; Daniel BOILY et Davide GENTILE, « Un nombre record de 641 médecins au privé au Québec », Radio-Canada, 8 août 2023, ici.radio-canada.ca/nouvelle/2002119/record-medecins-prive-dube.
17 Anne PLOURDE, Santé inc., op. cit.; Guillaume HÉBERT, La progression du secteur privé en santé au Québec, fiche, IRIS, mars 2022, iris-recherche.qc.ca/publications/la-progression-du-secteur-prive-en-sante-au-quebec/.
18 Myriam LAVOIE-MOORE, La coproduction des services de santé : pour qu’efficacité rime avec qualité, fiche, IRIS, avril 2023, iris-recherche.qc.ca/publications/coproduction-services-de-sante/; Anne PLOURDE, Santé Québec : une agence pour gérer le système de santé comme une usine d’automobiles, billet, 25 août 2023, iris-recherche.qc.ca/blogue/sante/reforme-sante-usine-automobile/.
19 Anne PLOURDE, La fin du règne médical annonce-t-elle une dynastie Lean?, billet, IRIS, 20 octobre 2018, iris-recherche.qc.ca/blogue/sante/sante-la-fin-du-regne-medical-annonce-t-elle-une-dynastie-lean/.
20 Anne PLOURDE, Santé inc., op. cit.
21 MSSS, Rapport annuel de gestion 2022-2023, 2023, p. 39, cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/sante-services-sociaux/publications-adm/rapport-annuel-de-gestion/RA_23-102-01W_MSSS.pdf.
22 Valérie ROY, Gabrielle LEBLANC-HUARD et Josée GRENIER, « Nouvelle gestion publique et travail social au Québec : actions stratégiques en réponse aux contraintes organisationnelles », Intervention, n° 158, 2024, p. 81-92, www.raiv.ulaval.ca/sites/raiv.ulaval.ca/files/publications/fichiers/nouvelle-gestion-publique-et-travail-social-au-quebec.pdf; Abdel Ghani BELABBAS, Le phénomène de l’impact de la NGP sur les conditions de travail des travailleurs sociaux qui œuvrent au sein de la DPJ, Mémoire de maîtrise, Université d’Ottawa, 2023, ruor.uottawa.ca/server/api/core/bitstreams/ef099c3a-4d32-4abe-b589-67ea339b4349/content.
23 INSTITUT CANADIEN D’INFORMATION SUR LA SANTÉ (ICIS), Tendances des dépenses nationales de santé, 2023 : tableaux de données, 2023, www.cihi.ca/fr/tendances-des-depenses-nationales-de-sante; MSSS, Portrait du personnel des établissements publics et privés conventionnés du réseau de la santé et des services sociaux (2021-2022), www.msss.gouv.qc.ca/professionnels/statistiques-donnees-services-sante-services-sociaux/ressources-humaines/; MSSS, demande d’accès à l’information, février 2024. Calculs de l’IRIS.
24 La prévalence d’une maladie mesure le nombre de cas existants en proportion de la population totale.
25 L’incidence d’une maladie mesure le nombre de nouveaux cas en proportion de la population totale.
26 « Tableau de bord – Statistiques du Registre québécois du cancer », Gouvernement du Québec, app.powerbi.com/view?r=eyJrIjoiNjc2ZTAxNmMtMWFiMi00NDIwLTg0MzYtOTY2OTIzMDliYjA2IiwidCI6IjA2ZTFmZTI4LTVmOGItNDA3NS1iZjZjLWFlMjRiZTFhNzk5MiJ9 (consulté le 27 février 2024); INSTITUT DE LA STATISTIQUE DU QUÉBEC (ISQ), statistique.quebec.ca/fr/produit/tableau/estimations-de-la-population-selon-lage-et-le-sexe-quebec#tri_pop=50 (consulté le 26 février 2024).
27 STATISTIQUE CANADA, Caractéristiques de la santé, estimations annuelles, tableau 13-10-0096-01, www150.statcan.gc.ca/t1/tbl1/fr/cv.action?pid=1310009601 (consulté le 27 février 2024); STATISTIQUE CANADA, Tendances de la santé, contenu archivé, www12.statcan.gc.ca/health-sante/82-213/Op1.cfm?Lang=FRA&TABID=0&PROFILE_ID=0&PRCODE=24&IND=
R&SX=TOTAL&change=no#tabs1_1 (consulté le 27 février 2024).
28 Raphaël LANGEVIN, La pénurie d’effectifs infirmiers, un problème de santé publique, billet, IRIS, 1er octobre 2021, iris-recherche.qc.ca/blogue/sante/la-penurie-deffectifs-infirmiers-un-probleme-de-sante-publique/; ASSOCIATION POUR LA SANTÉ PUBLIQUE DU QUÉBEC (ASPQ), Livre de la réduction de la maladie au Québec, février 2023, aspq.org/app/uploads/2024/01/2024-livrereductionmaladie-aspq-vf.pdf; Eve-Lyne COUTURIER, op. cit.
29 Guillaume HÉBERT, Myriam LAVOIE-MOORE et Anne PLOURDE, Six remèdes pour révolutionner le système de santé au Québec, brochure, IRIS, novembre 2023, iris-recherche.qc.ca/publications/six-remedes-pour-revolutionner/.
30 ASPQ, op. cit.; Eve-Lyne COUTURIER, op. cit.
31 ICIS, op. cit.
32 ASPQ, op. cit.
33 RAMQ, Nombre de médecins, montant total et montant moyen selon la catégorie de médecins, le groupe de spécialités, la spécialité et le mode de rémunération, tableau SM.24, 2022.
34 « Durée réelle du travail », ISQ, statistique.quebec.ca/vitrine/egalite/dimensions-egalite/travail/duree-reelle-travail (consulté le 1er mars 2024).
35 COMMISSION DE LA SANTÉ ET DES SERVICES SOCIAUX, Réponses aux questions générales et particulières, RAMQ, L’Étude des crédits 2021-2022, www.msss.gouv.qc.ca/inc/documents/ministere/acces_info/seance-publique/etude-credits-2021-2022/2021-2022-ramq-questions-generales-et-particulieres.pdf; Philippe HURTEAU et Anne PLOURDE, Réduire la rémunération des médecins pour refinancer le réseau de la santé et des services sociaux, fiche, IRIS, septembre 2021, iris-recherche.qc.ca/publications/reduire-remuneration-medecins-pour-refinancer-reseau-sante-services-sociaux/.
36 COMMISSION DE LA SANTÉ ET DES SERVICES SOCIAUX, op. cit.
37 Philippe HURTEAU et Anne PLOURDE, op. cit.
38 OCDE, Statistiques de l’OCDE sur la santé, 2021, www.oecd-ilibrary.org/sites/050a010b-fr/index.html?itemId=/content/component/050a010b-fr.
39 Guillaume HÉBERT et autres, op. cit.
40 Pour des précisions sur les coûts des mesures proposées, voir Guillaume HÉBERT, Myriam LAVOIE-MOORE et Anne PLOURDE, Six remèdes pour révolutionner le système de santé au Québec, Brochure, IRIS, novembre 2023, iris-recherche.qc.ca/publications/six-remedes-pour-
revolutionner/.
41 ASPQ, op. cit.
42 Sans réduire les services de deuxième et troisième lignes, nous proposons néanmoins de salarier les médecins et de réduire leur rémunération, ce qui permettrait de dégager une partie des sommes à investir en prévention et en première ligne.
Faits saillants
- Même en tenant compte du vieillissement de la population, la main-d’œuvre totale en santé et services sociaux par habitant·e était 35 % plus élevée en 2022 qu’en 1991. Toutes proportions gardées, on compte actuellement l’équivalent de 131 675 personnes de plus qui exercent leurs activités dans ce secteur qu’en 1991.
- Ce constat général comporte deux exceptions importantes. On observe du côté des médecins une stagnation de leur nombre par habitant·e. Pour les infirmières, on constate une pénurie de main-d’œuvre générale qui est encore plus aiguë au public.
- Le virage ambulatoire et les mises à la retraite des années 1990 ont eu des conséquences dramatiques sur les effectifs du réseau public, qui ont été aggravées par les réformes subséquentes. Les pertes d’effectifs des années 1990 n’ont jamais été pleinement compensées malgré la forte croissance de la main-d’œuvre totale en santé et services sociaux depuis la fin des années 1990.
- En tenant compte du vieillissement de la population, le réseau public a affronté la pandémie avec des effectifs 17 % moins élevés qu’au début des années 1990 et, même à la suite des embauches massives effectuées durant la pandémie, la quantité d’employé·e·s par habitant·e dans le réseau public de santé est de 14 % inférieure au sommet observé en 1991. Pour retrouver ce niveau, il faudrait ajouter 45 362 employé·e·s aux effectifs actuels.