Un projet de loi 70 hors la loi
1 Décembre 2015
Dans la façon dont il vient sournoisement modifier la loi sur l’aide sociale, le projet de loi 70, « visant à permettre une meilleure adéquation entre la formation et l’emploi ainsi qu’à favoriser l’intégration en emploi », s’annonce comme la pire atteinte à la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale depuis son adoption à l’unanimité en décembre 2002 à l’Assemblée nationale du Québec. Il vient entraver une longue histoire d’action citoyenne en matière d’aide sociale et de protection du revenu à laquelle la loi de 2002 a contribué d’une façon qui commençait à porter ses fruits dans l’action publique et dans les mentalités. Si les modifications annoncées étaient adoptées, les dommages seraient majeurs.
Cette perspective historique a été plutôt absente jusqu’à maintenant dans la vague de réprobation soulevée à juste titre par le projet de loi. Or elle peut équiper utilement le travail de plaidoyer pour contrer ces changements inacceptables. Voici une occasion où il est nécessaire de se rafraîchir la mémoire collective.
Depuis son adoption en 1969, l’histoire de la loi québécoise sur l’aide sociale a été périodiquement parsemée de tentatives gouvernementales pour affaiblir la reconnaissance qu’on y faisait du « droit à l’aide sociale pour toute personne privée de ses moyens de subsistance […] quelle que soit la cause du besoin », et du « droit d’égalité de tous devant la loi », pour reprendre les termes utilisés en commission parlementaire par le ministre responsable du projet de loi à l’époque. Diverses réformes, à chaque fois dénoncées et combattues avec vigueur par d’importantes coalitions citoyennes, ont tenté au cours des ans d’imposer une variété de formes de catégorisations, modulant le degré de protection du revenu accordé selon l’âge, selon l’aptitude présumée au travail, selon les choix de cohabitation et ainsi de suite.
On a tenté aussi de conditionner l’accès à l’aide, voire de le limiter à des formes de travail forcé —« work for your fare », ou workfare— associées à des pénalités pour le refus de participer à des mesures d’aide à l’emploi. Invariablement, ces formes de contrôle social, chères à la pensée néolibérale, ont contribué à braquer les projecteurs sur les comportements, soi-disant méritants ou déméritants, des personnes les plus pauvres. Pendant ce temps, à l’autre bout de l’échelle des revenus, une fraction plus riche de la population concentrait à nouveau des revenus à son avantage.
C’est de cela dont il s’agit à nouveau avec le projet de loi 70, avec la différence que, ce faisant, le gouvernement se met cette fois hors la Loi visant à lutter contre la pauvreté, qui a reconnu que les personnes au bas de l’échelle sont les premières à tenter de s’en sortir et affirmé le principe d’un plancher de revenu intouchable à l’aide sociale. Allons y voir de plus près.
1997-2010 : des gains citoyens conduisant à la fin de pénalités à l’aide sociale et à des pas vers le principe de la couverture des besoins de base à l’aide sociale
Il faut comprendre le contexte qui a conduit un ensemble d’organisations citoyennes à former en 1998 le Collectif pour une loi sur l’élimination de la pauvreté.
Il s’agissait précisément de combattre une réforme de l’aide sociale instaurant d’importantes pénalités envers les prestataires pour refus de mesure ou d’emploi, ceci alors qu’il n’y avait pas assez de mesures et d’emplois disponibles pour les mêmes prestataires et que les prestations en cause confinaient déjà à l’indigence. L’idée était de proposer une loi cadre et un programme qui engagerait la société québécoise et ses institutions politiques dans un ensemble d’actions et de transformations apte à conduire en dix ans à un Québec sans pauvreté.
En deux ans de travaux et de consultations à la grandeur du Québec, le Collectif a élaboré une proposition de loi (2000) qui a obtenu un consensus si large dans la société québécoise qu’elle a conduit le gouvernement québécois à déposer en 2002 un projet de Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion. Sans aller aussi loin que la proposition citoyenne, la loi, adoptée la même année, a engagé la société québécoise et ses institutions politiques à « tendre vers un Québec sans pauvreté ».
La loi considère dans son préambule « que les personnes en situation de pauvreté et d’exclusion sociale sont les premières à agir pour transformer leur situation et celle des leurs et que cette transformation est liée au développement social, culturel et économique de toute la collectivité », une reconnaissance implicite que l’enjeu de l’action sociétale se situe au-delà de cette action première individuelle dont on convient d’emblée de l’existence. Elle impose aussi à son article 15 l’introduction d’un « principe d’une prestation minimale, soit un seuil en deçà duquel une prestation ne peut être réduite en raison de l’application des sanctions administratives, de la compensation ou du cumul de celles-ci ». Trois ans plus tard, en 2005, la loi sur l’aide sociale a été transformée en conséquence : elle a reconnu explicitement à son article 2 l’action première des personnes pour s’en sortir et a mis fin aux pénalités pour refus d’emploi et de mesures d’aide à l’emploi.
Concernant le montant des prestations, en 2009, le Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion sociale (CEPE) a proposé la mesure du panier de consommation (MPC) comme indicateur pour suivre les situations de pauvreté du point de vue de la couverture des besoins de base, et le Comité consultatif de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CCLPES) a préconisé la MPC comme cible de revenu à viser à l’aide sociale, ce qui devait éventuellement conduire à doubler le montant assuré par la prestation de base d’une personne jugée sans contraintes à l’emploi. Diverses publications ministérielles ont mentionné la nécessité de se doter de protections sociales permettant minimalement ce degré de couverture sans que cela conduise pour autant aux améliorations conséquentes.
2015 : Le retour de la confusion entre droit et obligation à l’emploi et à des mesures d’aide à l’emploi
C’est cette lente progression vers une protection sociale plus adéquate du revenu de base que le projet de loi 70 vient maintenant mettre en échec, et ce, dans le format rébarbatif d’une loi de dispositions modificatives (une loi qui change essentiellement d’autres lois), incompréhensible sans les lois à modifier.
En gros, pour les modifications qui nous intéressent ici, sous couvert de faire sortir les jeunes demandeurˑeˑs d’une culture supposément familiale de l’aide sociale, on prévoit pouvoir imposer par règlement à toute personne demandant l’aide sociale d’adhérer à un programme, Objectif emploi, dont le supplément à la prestation de base la tiendra quand même sous la barre de la MPC.
Les nouveaux prestataires devront se conformer aux mesures de leur programme et accepter, le cas échéant, les emplois offerts, sous peine de perdre ce supplément à la première incartade. Ils pourraient même perdre jusqu’à la moitié de leur prestation d’aide sociale de base en cas de manquements supplémentaires. Ces personnes pourraient également devoir accepter de se déplacer, voire de se relocaliser, sur le territoire pour répondre aux besoins allégués de main-d’œuvre.
On assiste ainsi au retour à la confusion de 1998 entre le droit et l’obligation à l’emploi et à des mesures d’aide à l’emploi. Comment croire à l’argument du besoin de main-d’œuvre alors que le CCLPES vient de rappeler qu’« il y avait au Québec, en 2014, 41 700 postes vacants pour 340 300 chômeuses et chômeurs, soit un poste pour 8,2 personnes en chômage »? Comment croire à la nécessité d’imposer aux plus pauvres des mesures d’aide à l’emploi alors que le budget de l’aide à l’emploi a été amputé pratiquement à chaque année depuis 2003, et que d’excellents programmes communautaires d’insertion ont succombé cette année aux restrictions austéritaires?
Qui profite de la confusion ?
À l’évidence, cette manœuvre de type « je t’aide moi non plus » répond davantage à l’objectif de discipliner et de contraindre une main-d’œuvre appréhendée dans l’insécurité du revenu. On ne cherche certainement pas à soutenir les personnes les plus pauvres dans l’amélioration de leurs conditions de vie et dans la reconnaissance de leur potentiel.
Le projet de loi arrive à un moment où une variété d’acteurs ont identifié l’importance de faire évoluer le régime actuel d’aide sociale vers des formes de garantie de revenu moins stigmatisantes et plus universelles. Cette évolution serait un prochain pas du chemin à parcourir vers un Québec sans pauvreté, tout comme la nécessité d’adapter le marché du travail aux personnes plutôt que l’inverse, comme vient de le préconiser le CCLPES.
On peut aussi voir dans cette manoeuvre un détournement de l’attention qui rend invisible ce qui se passe plus haut dans l’échelle sociale.
Entre 1997 et 2011, le niveau de vie du quintile le plus riche de la population s’est accru de plus que l’équivalent du revenu net du quintile le plus pauvre, alors que le taux d’imposition de ce quintile le plus riche passait de 26 % à 22 %. Et que dire du 1 % le plus riche?
Les 50 M$ éventuellement économisés dans cet obus à fragmentation qu’est le projet de loi 70 coûteront immensément plus chers en santé perdue. Et ils se décupleront en dollars publics réalloués à une profession médicale dont les revenus, déjà en moyenne dans la sphère du centile le plus riche, accaparent année après année une part de plus en plus grande des fonds mis en commun dans les finances publiques au nom de la solidarité collective et du « droit d’égalité de tous devant la loi ».
C’est à se demander où regarder dans l’échelle sociale quand on parle de culture de dépendance.
C’est habile en temps de négociations collectives où d’habituels alliés sont occupés à protéger leurs propres conditions et milieux de travail.
C’est incohérent quelques jours après l’annonce de consultations vers une nouvelle mouture du plan d’action requis par la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Et vraisemblablement d’une autre plume.
C’est une « petite vite » rétrograde, hors la loi, pleine de conséquences et, qui plus est, antidémocratique : il est étonnant qu’un changement d’une telle ampleur apparaisse par de simples dispositions modificatives dans un projet de loi qu’on n’aura pas vu venir.
Enfin, du point de vue de ceux et celles qui auraient à choisir leur misère dans ce nouvel ensemble de contraintes les confinant soi-disant « pour leur bien » à un parcours voulu et géré par d’autres, c’est un geste de dépossession du droit à conduire sa vie.
Sortons-nous de là.