Les changements d’emplois aux États-Unis
8 Décembre 2014
Bien des gens ont été surpris quand j’ai montré, dans un billet paru au début de 2014, qu’il est faux de prétendre qu’on change plus souvent d’emploi qu’avant. Des données de différentes sources montrent que ce n’est pas le cas et même que c’est plutôt le contraire. En réponse à un commentateur qui se demandait d’où venait cette légende urbaine, j’ai répondu que je l’ignorais, mais qu’il était possible que cela soit vrai aux États-Unis, compte tenu de «la baisse de la syndicalisation, la faiblesse relative du secteur public et les lois du travail qui avantagent encore plus les employeurs». Le National Bureau of Economic Research (NBER) a justement publié une étude portant sur cette question il y a quelques mois. Intitulée Labor Market Fluidity and Economic Performance (Fluidité du marché du travail et performance économique), cette étude examine l’évolution de ce qu’elle appelle le taux de réaffectation («reallocation» en anglais) des emplois, soit en fait le taux de changements d’emplois, et analyse ses conséquences sur la performance économique.
Taux de réaffectation
Cette étude examine deux types de réaffectations. Le premier, la réaffectation du travail, résulte de la somme des emplois créés et détruits par chacune des entreprises. Lorsqu’on nous parle de création d’emplois, on compare en fait le niveau de l’emploi entre deux moments (il s’agit d’une variation de stocks, voir ce billet pour plus de détails), niveau qui est la soustraction entre le nombre d’emplois créés et le nombre d’emplois détruits, qui représentent des flux. La réaffectation du travail est justement la somme de ces deux flux de création et de destruction d’emploi.
Le deuxième type de réaffectation, celle des travailleurs et des travailleuses, provient de leurs changements d’emplois. Il est la somme du premier type de réaffectation (qui touche immanquable des travailleurs et travailleuses, positivement ou négativement) et de leurs décisions de changer d’emploi (qu’on associe souvent au roulement de personnel). Le taux de réaffectation du deuxième type est donc nécessairement plus élevé que le premier, comme on peut le voir dans le graphique qui suit.
La ligne du haut (tirets verdâtres) représente le taux de réaffectation des travailleurs et des travailleuses, soit la somme des embauches (H = hirings) et des départs (S = separation). Il est égal à la somme des deux autres courbes. Après avoir augmenté dans les années 1990, il est passé de 33,5 % en 1999 à 24,1 % en 2013, une baisse significative de 28 %.
Le taux de réaffectation du travail (illustré par la ligne continue mauve) représente la somme de la création et de la destruction d’emplois (JC = job creation et JD = job destruction) sur l’emploi total. Ce taux a diminué de façon quasi linéaire depuis la récession de 1991 (les zones grisées montrent les périodes de récession) jusqu’en 2013, ne changeant même pas significativement sa tendance à la baisse au cours des récessions subséquentes (2001 et 2008-2009). Au bout du compte, il est passé de 18 % en 1991 à aussi peu que 12 % en 2013. Je reviendrai plus loin sur certains facteurs qui expliquent cette baisse.
La ligne formée de tirets bleus représente le taux de roulement (churning) découlant des décisions des travailleurs et des travailleuses de changer d’emploi. Règle générale, ce taux augmente quand le marché du travail leur est favorable, comme de 1993 à 2000, car il y a dans ces cas plus de possibilités d’améliorer son sort, et diminue quand le marché du travail leur est défavorable, comme dans les années 2000 et surtout lors des récessions, comme on peut le voir en 2001 et encore plus en 2008 et en 2009, période au cours de laquelle ce taux a littéralement plongé. Il a augmenté légèrement depuis, mais tellement peu qu’on peut affirmer que le marché du travail des États-Unis demeure, plus de quatre ans après la récession, défavorable aux travailleurs et travailleuses.
Bref, il est clair que les travailleurs et travailleuses des États-Unis changent beaucoup moins d’emplois qu’auparavant, de façon bien plus évidente qu’au Canada. La légende urbaine affirmant qu’on change plus souvent d’emploi qu’avant s’observe donc encore moins aux États-Unis qu’au Canada!
Baisse du taux de réaffectation par industrie
Le graphique qui suit illustre l’évolution de la moyenne mobile de trois ans du taux de réaffectation du travail dans quelques industries choisies. Comme il commence en 1979 (soit 11 ans plus tôt que le précédent graphique), il montre que la baisse du taux de réaffectation date d’au moins le début des années 1980. La baisse la plus spectaculaire s’observe dans le commerce de détail (ligne bleue pâle), industrie qui avait le taux le plus élevé de 1979 à la fin des années 1990, mais dont le taux se retrouvait en 2010 inférieur à la moyenne de l’ensemble du secteur privé (ligne rouge)! Les auteurs attribuent la baisse du taux de réaffectation dans le commerce de détail à la forte diminution de la présence de petits commerces et à la hausse correspondante dans les commerces à grande surface (Walmart, Cotsco et autres Best Buy et Future Shop) qui ont un taux de faillite bien moindre.
La baisse du taux de roulement («churning»), en plus d’être associée à un marché du travail moins avantageux pour les travailleurs et travailleuses, résulterait aussi de la hausse de la scolarisation et du vieillissement de la population, car les personnes plus âgées et plus scolarisées changent moins souvent d’emploi que les plus jeunes. Par contre, les auteurs montrent que le roulement a diminué dans tous les groupes d’âge. Il faut aussi considérer que l’assurance-maladie est très souvent offerte par des employeurs aux États-Unis, ce qui fait hésiter les travailleurs et travailleuses à changer d’emploi. Les auteurs n’en parlent pas, mais on peut se demander si un programme comme celui des bons alimentaires («food stamps») n’incite pas lui aussi les personnes à garder leurs emplois mal payés même si le salaire minimum demeure très faible. Cela ne veut pas dire qu’il faut abolir ce programme, mais plutôt qu’il faudrait peut-être augmenter le salaire minimum!
Avantages et désavantages
La légende urbaine qui prétend qu’on change plus souvent d’emplois qu’avant est souvent associée à la précarité croissante des emplois. Mais, un taux élevé de réaffectation est-il seulement négatif? Si c’était le cas, la situation des travailleurs et travailleuses des États-Unis se serait grandement améliorée depuis les 30 dernières années! Or, c’est loin d’être le cas…
La dynamique de la réaffectation est en fait complexe et comporte bien des conséquences opposées. Les auteurs mentionnent que la baisse des deux types de taux de réaffectation ont des effets positifs sur :
- la sécurité d’emploi;
- une baisse de la mortalité (notamment des suicides);
- la santé;
- la stabilité conjugale;
- le bien-être général;
- la scolarité des enfants.
Par contre, un faible taux de réaffectation rend la situation bien pire pour les chômeurs qui ont plus de difficulté à trouver un emploi. Il en est de même pour les jeunes et les personnes qui voudraient retourner sur le marché du travail. En plus, cela rend plus difficile d’améliorer son sort en changeant d’emploi, diminue la mobilité professionnelle (dont les promotions et la recherche d’emplois qui correspondent davantage à ses aspirations) et même interrégionale. Finalement, la baisse du taux de réaffectation serait un des facteurs qui explique la stagnation des salaires aux États-Unis.
Conclusion
L’étude commentée dans ce billet nous apprend tout d’abord que la légende urbaine qui prétend qu’on change plus souvent d’emplois qu’avant ne vient sûrement pas de la réalité observée au États-Unis! Il montre ensuite que les effets des changements d’emplois sont beaucoup plus complexes qu’on ne le pense généralement. Je n’ai pas ici tenté de mentionner tous les effets des variations du taux de réaffectation. Je n’ai par exemple pas abordé ses effets sur les variables macroéconomiques comme la croissance, la productivité et le taux de chômage, entre autres parce que les corrélations sont bien contradictoires de ce côté et que les facteurs qui influencent ces variables sont selon moi trop nombreux pour qu’on puisse isoler les effets d’un seul comme le taux de réaffectation. Je me suis plutôt contenté de montrer qu’il y a deux facettes aux effets d’une plus grande ou d’une plus faible mobilité professionnelle. C’est déjà beaucoup!