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Les flux et les stocks

7 juin 2013

  • MJ
    Mario Jodoin

Le concept des flux et des stocks peut sembler bien nébuleux. Il est pourtant fondamental pour bien comprendre les phénomènes économiques. Un stock est la somme des éléments dans un domaine, tandis qu’un flux, c’est l’ensemble des mouvements dans ce même domaine, ce qui s’ajoute ou s’enlève du stock. Nébuleux, disais-je…

Pour clarifier ces concepts, je vais utiliser des exemples tirées des données sur l’emploi. En effet, on confond régulièrement ces concepts dans ce domaine. À chaque nouvelle parution des données sur l’emploi de l’Enquête sur la population active (EPA) de Statistique Canada, des journalistes ou des économistes parlent par exemple de création d’emplois ou d’emplois créés.

Dans ce bulletin de Desjardins (ce n’est qu’un exemple parmi des milliers, je n’accuse Desjardins de rien, j’ai déjà moi aussi utilisé cette expression de façon fautive pour vulgariser… mais je ne le ferai plus!), on peut lire : «Après avoir diminué de 54 500 postes en mars, le marché du travail a bénéficié d’une création de 12 500 emplois en avril». Dans cet exemple, l’expression «avoir diminué de 54 500 postes» est correcte, car elle signifie vraiment que le stock d’emplois est maintenant moins élevé. Par contre, l’expression «création de 12 500 emplois» est fautive, car elle sous-entend que le passage de 17 641 900 emplois à 17 654 400 entre mars et avril 2013 se résume à l’ajout d’un flux de 12 500 emplois. Or, ce n’est pas le cas.

En fait, cette variation du stock est le résultat de deux flux opposés de suppression et de création d’emplois. Par exemple, cet ajout de 12 500 emplois peut aussi bien être le résultat de la suppression de 400 000 d’emplois et de la création de 412 500 emplois, que de la destruction de 1 000 000 d’emplois et de la création de 1 012 500 emplois. Les données de l’EPA publiées par Statistique Canada ne le disent pas. Par contre, quand on sait que 230 670 Canadiens ont déposé des demandes d’assurance-emploi en mars 2013, que toutes les personnes qui perdent leur emploi n’ont pas droit à ces prestations, qu’un pourcentage non négligeable des personnes qui ont droit à des prestations ne déposent pas de demandes et que bien des personnes changent d’emploi sans devenir chômeurs, on voit que l’augmentation de 12 500 emplois entre mars et avril 2013 ne peut tout simplement pas résulter du simple ajout d’un flux de 12 500 emplois. En regard de l’ordre de grandeur du nombre de demandes d’assurance-emploi et d’une évaluation approximative des autres facteurs mentionnés, on peut estimer que mon premier exemple (suppression de 400 000 d’emplois et de la création de 412 500 emplois) ne doit pas être trop loin du flux réel. Mais, cela demeure une estimation bien grossière…

Étude de Statistique Canada

J’ai eu l’idée de ce billet en lisant une étude de Statistique Canada parue en juin 2012 intitulée Dynamique des entreprises : dynamique de l’emploi résultant de la croissance et de la décroissance des entreprises au Canada, 2001 à 2009, portant entre autres sur le taux de suppression et de création d’emplois.

Pour réaliser cette étude, l’auteure (Anne-Marie Rollin) a utilisé des «microdonnées longitudinales qui font le suivi du niveau d’emploi des entreprises au fil du temps». Ces données proviennent «des états annuels de la rémunération payée (feuillets T4) que les entreprises canadiennes sont tenues de remettre à leurs employés dont la rémunération est supérieure à 500 $». Je vais m’arrêter là dans les explications, car l’utilisation de ces données exigent bien d’autres précautions qu’il serait fastidieux d’énumérer. Les personnes intéressées par ces «détails» peuvent toujours lire l’étude qui les explique clairement.

Sautons plutôt aux résultats. Le graphique qui suit, tiré de l’étude de Statistique Canada, représente :

  • le taux de création brute d’emplois (ligne bleu pâle) qui provient à la fois de l’emploi dans de nouvelles entreprises et de l’augmentation de l’emploi dans les entreprises déjà existantes;
  • le taux de suppression brute d’emplois (ligne rouge) qui provient à la fois de la fermeture d’entreprises et de la diminution de l’emploi dans les entreprises toujours existantes;
  • la croissance nette de l’emploi (ligne noire du bas), soit la différence entre la création brute et la suppression brute d’emplois.

Flux annuels d'emplois en pourcentage, 2001 à 2009

Ce graphique mérite quelques remarques. D’une part, on voit que, comme je le supputais plus tôt, le taux de croissance nette de l’emploi ne représente qu’une faible proportion des flux de suppression et création brutes d’emploi, soit en moyenne environ 15 % de ces flux. D’autre part, on peut aussi constater que, sauf en 2009, année de récession, les flux de suppression et création brutes d’emploi ont tendance à diminuer, le taux de suppression brute d’emploi étant passé de 12,1 % en 2001 à 9,1 % en 2008 et le taux de création brute d’emploi étant passé de 13,5 % à 11,0 %. Cela indique que les entreprises sont plus stables qu’auparavant et que le nombre d’emplois dans les entreprises varie moins.

Si on applique les taux de suppression (13,5%) et de création (11,0 %) brutes d’emploi de 2008 au nombre d’emplois total à l’époque (17 087 400, selon le fichier cansim 282-0002), cela nous donnerait une création brute de quelque 2,3 millions d’emplois, soit une moyenne d’environ 190 000 emplois par mois et une suppression de 1,9 millions d’emplois, soit une moyenne de 155 000 emplois par mois. On est bien loin de mon estimation grossière gravitant autour de 400 000… Alors mon estimation était-elle si grossière?

Non! (sinon je l’aurais changée…)

Des flux, encore des flux!

Même si l’auteure a intitulé son graphique «Flux annuels en pourcentage», il ne s’agit pas vraiment de flux, mais bien de variations de stocks, tout comme ce que d’aucuns appelaient une création d’emplois au début de ce billet ce qui est en fait une création nette d’emplois (ou plus simplement une augmentation d’emploi). La seule différence est que Desjardins le faisait pour l’ensemble du marché du travail et que l’auteure le fait pour chacune des entreprises. En effet, ses données nous montrent la variation de l’emploi de chacune des entreprises entre une date et la même date de l’année suivante. Cela omet un grand nombre de flux qui peuvent avoir eu lieu en cours d’année.

– flux annuels

Que l’entreprise soit saisonnière ou pas, le nombre d’emplois peut en effet varier considérablement en cours d’année. Aucune de ces variations n’est prise en compte dans ses calculs. On peut aussi penser à des entreprises qui commencent et qui cessent leurs activités au cours d’une même année. Cela ne doit pas être si rare quand on sait que la moitié des entreprises ne sont plus en activité cinq ans après leur création.

– flux découlant de la structure des emplois

La méthode utilisée par l’auteure ne nous informe que de la variation du nombre des emplois par entreprise. Elle ne nous dit pas si ce sont les mêmes emplois. Par exemple, une entreprise peut avoir implanté des changements technologiques, avoir supprimé disons 100 emplois de production mais avoir créé 100 emplois de techniciens et d’ingénieurs. Ce ne sont bien sûr pas les mêmes travailleurs qui occupent des emplois aussi différents. Il y aura donc eu 100 suppressions et 100 créations d’emplois qui auront été ignorés dans cette étude.

– flux d’emplois et flux de travailleurs

Cette étude est basée sur les flux d’emplois, pas sur les flux de travailleurs. Or, un même emploi peut être occupé par différents travailleurs d’une année à l’autre (même d’un mois à l’autre dans certains domaines!) et des travailleurs peuvent occuper plus d’un emploi (ce qu’on appelle le cumul d’emplois). À chaque mois, un bon nombre de travailleurs prennent leur retraite ou quittent le marché du travail pour d’autres raisons (maladie, départs volontaires, etc.), d’autres intègrent le marché du travail, que ce soit des jeunes, des immigrants, des chômeurs ou des personnes qui reviennent sur le marché du travail après l’avoir quitté. Comme l’EPA, qui a servi d’exemple au départ, est basée sur le nombre de personnes en emploi et non sur le nombre d’emplois, il faut donc tenir compte des flux des travailleurs et non des flux des emplois, même si les flux des emplois nous permettent de comprendre une forte proportion des flux de travailleurs.

Tout cela est bien beau, mais comment évaluer l’ampleur de tous ces flux?

Une autre étude…

Il existe d’autres méthodes pour évaluer les flux d’emplois. Par exemple, dans cette étude intitulée «Durée d’occupation des emplois, mobilité des travailleurs et marché du travail des jeunes dans les années 1990», les auteurs ont évalué la durée moyenne des emplois en utilisant les données de l’EPA. En effet, comme les personnes sélectionnées pour cette enquête sont interrogées six mois consécutifs, il est possible de calculer la proportion d’entre elles qui changent d’emplois, deviennent chômeurs ou trouvent un emploi. Pour faire une histoire courte, ils ont calculé que la durée moyenne d’un emploi avec le même employeur est passée de moins de 40 mois au début des années 1980 à environ 50 vers la fin des années 1990. Cela signifie que les travailleurs perdent ou laissent un emploi à chaque quatre ans en moyenne, ou que près de 25 % des travailleurs perdent ou laissent un emploi à chaque année.

Si on applique ce taux (25 %) aux 17 641 900 emplois dont je parlais au début de ce billet, cela nous donne 4,4 millions de changements par année, ou environ 370 000 par mois, pas très loin de mon calcul grossier du départ (400 000)… Je sais, cela a l’air arrangé avec le gars des vues, et ça l’est! Mais, peu importe le nombre précis, l’important dans l’esprit de ce billet est de bien comprendre les concepts de flux et de stocks.

En fait, même cette méthode omet un grand nombre de flux, mais ceux-là ne sont ni des suppressions, ni des créations brutes d’emploi. En effet, la méthode de cette dernière étude ne tient compte que de la durée de l’emploi avec un même employeur, mais pas des changements d’emplois pour un même employeur, ce qu’on appelle entres autres les promotions et les mutations. Mais, nous sommes allés assez loin comme cela. Je répète, le but de ce billet était de faire comprendre la grande importance de savoir distinguer les flux des stocks, pas de mêler les lecteurs avec une sursaturation d’information sur les divers types de flux qu’on peut observer sur le marché du travail.

Bref, comprendre le marché du travail, c,est pas mal plus compliqué que de dire s’il s’est créé 12 500 emplois le mois dernier.

Conclusion

Le concept des flux et des stocks ne s’applique bien sûr pas seulement au marché du travail, mais à plein d’autres domaines. Par exemple, le déficit et le PIB d’un État sont des flux annuels et sa dette est un stock qui comprend ses déficits depuis toujours. Ainsi, l’indicateur le plus répandu pour évaluer la situation financière d’un État, soit le ratio entre la dette et le PIB, est composé d’un stock qu’on divise par un flux (et d’un flux qui n’influence pas le stock en question, car les flux qui influencent la dette sont les déficits, pas le PIB…).

Or, un stock (ici, la dette) varie beaucoup moins d’une année à l’autre année qu’un flux (ici, le PIB), car il augmente ou diminue seulement de la variation imputable à la dernière année (ici, la valeur du dernier déficit). Et, quand on adopte une politique d’austérité, on fait diminuer notre flux (le PIB) tandis que notre stock (la dette) ne peut changer énormément, ni à la baisse, ni à la hausse. Alors inévitablement, le ratio entre notre stock (la dette qui change peu) et notre flux (le PIB qui diminue) augmente, et on empire la situation financière de l’État. Mais, surtout, pendant ce temps, le peuple souffre…

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