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Changements d’emplois et emplois à vie

16 janvier 2014

  • MJ
    Mario Jodoin

Tout le monde sait qu’on change plus souvent d’emploi qu’avant. Mieux, à l’époque de l’âge d’or du marché du travail, il y avait bien plus d’emplois à vie que maintenant. Mais, si vous demandez à quelqu’un qui fait cette affirmation quand a bien pu avoir lieu cette époque bénie pour les travailleurs (on ne sait pas trop si c’était la même chose pour les travailleuses) et s’il a l’ombre d’une preuve pour appuyer sa déclaration, vous aurez droit soit un silence gêné, soit à un éloquent «Ben voyons donc!»…

En fait, je n’ai jamais eu de réponse à ces demandes. En effet, jamais personne ne m’a fourni de source fiable pour appuyer cette vérité supposément évidente. Pourtant, il existe des sources de données pour étudier cette question. Je vais ici en présenter trois.

La durée des emplois

L’Enquête sur la population active (EPA) de Statistique Canada fournit des données sur la durée d’un emploi avec le même employeur. On peut avoir changé de poste, mais il ne faut pas qu’il y ait eu d’interruption du lien d’emploi avec un même employeur. Le graphique qui suit montre l’évolution de cette durée selon le sexe de 1976 à 2012.

Durée de l'emploi

Comme on peut voir sur ce graphique, la durée moyenne de l’emploi (ligne bleue) est passée de 84 mois en 1976 à 107 mois en 2012, une augmentation de 23 %. En fait, cette hausse fut de 9 % chez les hommes et de 64 % chez les femmes. Dans ce dernier cas, cette hausse est surtout un effet de l’augmentation de la présence des femmes sur le marché du travail. Effectivement, quand leur taux d’emploi a commencé à rejoindre celui des hommes, justement dans les années 1970, elles étaient entrées plus récemment sur le marché du travail et avaient donc une durée moyenne d’emploi beaucoup moins élevée. À mesure que ces femmes avançaient en âge, leur durée moyenne d’emploi augmentait aussi.

Ce graphique peut être trompeur sous un autre aspect. Une bonne partie de la hausse de la durée de travail est due à un effet de composition associé au vieillissement de la main-d’œuvre : comme une plus grande partie de la population en emploi est aujourd’hui sur le marché du travail depuis beaucoup plus longtemps qu’en 1976, il est normal que la durée moyenne de l’emploi soit plus longue. Le graphique qui suit permet d’effacer cet effet de composition.

Durée de l'emploi par tranche d'âge

En fait, ce graphique montre bien peu de mouvement! On peut voir une légère hausse de la durée chez les personnes en emploi âgées de 25 à 54 ans, mais une légère baisse chez celles âgées de 55 à 64 ans. Cette série de données, qui couvre tout de même plus de 35 ans, ne permet pas de trancher, elle ne montre en fin de compte aucun signe que nous changerions d’emploi plus souvent qu’avant, ni que les emplois à vie sont moins fréquents.

Durée d’occupation des emplois

L’étude intitulée Durée d’occupation des emplois, mobilité des travailleurs et marché du travail des jeunes dans les années 1990 aborde de façon bien plus directe les questions que j’ai posées au début de ce billet que les données précédentes. Son pire défaut est de dater de près de 13 ans (mars 2001).

Plutôt que de prendre une photo de la durée de l’emploi observée à un moment donné, comme le font les données de l’EPA présentées plus tôt, les auteurs de cette étude tentent plutôt d’estimer «la durée moyenne à terme de tous les emplois qui commencent à un point quelconque dans le temps». La méthode précise, basée sur les probabilités qu’une personne en emploi conserve son emploi pour une certaine durée, est expliquée en détail à la note 2 de la page 9 de l’étude.

Durée moyenne d'un nouvel emploi

On peut visualiser le résultat de cette estimation au graphique 7a de la page numérotée 10 de l’étude, graphique que j’ai reproduit à droite. On constate alors que, si la durée moyenne des nouveaux emplois a diminué au cours des années 1980, elle a augmenté encore plus dans les années 1990, soit de 34 à 53 mois entre 1991 et 1999. Le tableau 2 de l’étude (à la page 12) montre que cette durée a augmenté aussi bien pour les hommes que pour les femmes, les jeunes et les plus âgés et pour tous les niveaux d’études. Ce tableau nous montre aussi que la durée moyenne des nouveaux emplois est beaucoup plus élevée pour les personnes les plus scolarisées que pour les personnes qui le sont moins. Or, avec l’augmentation de la scolarisation, il est «normal» que la durée moyenne des emplois soit de plus en plus longue. Le graphique 7c de la page 11 nous montre aussi que la probabilité de commencer un emploi qui durera plus de 20 ans (qu’on peut assimiler à un emploi à vie) était relativement faible à la fin des années 1990 (moins de 10 %), mais qu’elle l’était encore plus au début des années 1980! Bref, il est vrai de dire que les emplois à vie étaient rares à la fin des années 1990, mais ils l’étaient encore plus une vingtaine d’années plus tôt.

Nombre prévu d'employeurs

Par la suite, les auteurs abordent directement la question des changements d’emploi. «On a l’impression que les gens changent d’emploi ou d’entreprise plus rapidement qu’ils ne l’ont fait dans les décennies antérieures» disent-ils. Pour estimer le nombre d’employeurs qu’une personne aura dans sa carrière, ils calculent «le nombre prévu d’«entrées dans des entreprises» d’une personne pendant sa vie en prenant les taux d’embauchage actuels selon les tranches d’âge». La méthode est expliquée en détail aux pages 12 et 13 de l’étude. Le graphique 8 de la page 13, graphique que j’ai reproduit à droite, montre que le nombre estimé d’employeurs dans une vie professionnelle est passé de plus de 8 en 1976 à environ 7 en 1982, avant de passer à 9,5 à la fin des années 1980 et de se stabiliser entre 7 et 7,5 vers la fin des années 1990. Il faut noter ici que les auteurs ont exclu les emplois occupés par les personnes aux études dans ce calcul et que la moitié des changements d’employeurs auraient lieu avant qu’une personne ait 35 ans. Il n’en demeure pas moins que ces calculs vont directement à l’encontre de la rumeur publique… Cela dit, cette tendance s’est-elle maintenue par la suite?

Une autre méthode…

Statistique Canada a publié en 2012 une autre étude sur le sujet, étude intitulée Vue d’ensemble de la vie professionnelle des premiers baby-boomers, 1983 à 2010. Élément intéressant, cette étude repose sur des données différentes de celles à la base des deux sections précédentes. Elles viennent du Fichier de données longitudinales sur la main-d’œuvre (FDLMO), qui est formé d’un «échantillon aléatoire de 10 % des travailleurs canadiens», élaboré à partir des déclarations de revenus (T1), des feuillets sur l’état de la rémunération payée (T4), des relevés d’emplois (remis lors de cessations d’emplois) et des données que Statistique Canada possède sur les entreprises.

Ainsi, plutôt que de calculer les probabilités de maintien en emploi comme dans l’étude précédente, ces données permettent de suivre chaque membre de l’échantillon (beaucoup plus important que celui de l’EPA avec une personne sur 10 plutôt qu’une personne sur 250) au cours de sa carrière et, comme le disent les auteurs, de vérifier «si l’incidence de l’emploi à long terme a changé au fil du temps».

Pour ce faire, les auteurs ont suivi de 1985 à 2010 les membres de l’échantillon qui ont eu un nouvel employeur au cours d’une année et ont vérifié si ces personnes avait continué à travailler pour cet employeur l’année suivante. Le graphique qui suit montre les pourcentages de survie des emplois pour huit des 14 premières années pour lesquelles il était possible d’être resté au moins 12 ans chez le même employeur.

Taux de survie des emplois

Même si les courbes se confondent assez souvent, les auteurs constatent que le taux de survie le plus élevé d’un emploi a eu lieu chez les personnes qui ont commencé un emploi la dernière année pour laquelle les données sont suffisantes, soit en 1998 (ligne qui se démarque au-dessus des autres et qui s’arrête à l’année 12). En effet, 7,6 % d’entre elles avaient encore leur emploi en 2010, tandis que le taux de survie après 12 ans des emplois ayant débuté les 13 années précédentes variait entre 5,3 % et 6,5 %. Ces résultats viennent eux aussi contredire l’impression qu’on change plus souvent d’emploi que par le passé.

Les auteurs se sont ensuite demandé quelle était la situation des personnes qui ont commencé leur emploi après 1998. Ils ne peuvent bien sûr pas savoir quel sera le taux de survie de leur emploi après 12 ans, mais ils peuvent comparer les taux de survie moins longs, car règle générale, plus le taux de survie après 1, 2 ou 5 d’années est élevé, plus le taux de survie après 12 ans le sera. On peut d’ailleurs voir sur le graphique que le taux de survie des emplois commencés en 1998 était supérieur à celui des emplois commencés les autres années pour toutes les durées représentées sur ce graphique.

Les résultats complets de cet exercice sont indiqués aux tableaux 7 et 8 des pages 25 et 26 de l’étude. Les auteurs en ont regroupés certains au graphique 3 de la page 22, graphique que j’ai reproduit ci-après.

Pourcentage des durées d'emploi

On peut constater que les taux de survie après un an (ligne la plus élevée) sont très semblables dans les années 2000 à ceux observés dans les années 1990 et qu’ils sont plus élevés que ceux des années 1980. En fait, seules les années 1998 et 2009 se démarquent avec des taux nettement plus élevés. On peut faire exactement les mêmes remarques pour les taux de survie après 2 et 5 ans. S’il y a une tendance, c’est que les taux de survie des emplois commencés après 1991 sont plus élevés que ceux des emplois commencés avant 1991. Ce constat vient encore une fois contredire la rumeur publique : non, les emplois à vie ne sont pas plus rares qu’avant et, non encore, les personnes ne changent pas plus souvent d’employeur qu’avant!

Les auteurs présentent ensuite des données selon le sexe (voir les graphiques 4 et 5 aux pages 22 et 23). Les mêmes tendances s’observent chez les hommes et chez les femmes, quoique les taux de survie sont systématiquement plus élevés chez les femmes que chez les hommes. Malheureusement, l’étude n’élabore pas sur ce point. Par exemple, il aurait été intéressant de savoir si ce taux est plus élevé chez les femmes en raison de leurs secteurs d’embauche ou si ce taux est plus élevé dans toutes les industries ou toutes les professions, montrant dans ce cas un comportement différent.

J’aimerais finalement souligner qu’il faut interpréter correctement ces données. Elles ne veulent nullement dire que seulement 6 % ou 7 % des personnes en emploi occupent des emplois de longue durée. En effet, les taux de survie se cumulent avec le temps. Ainsi, une autre partie de l’étude nous montre que l’emploi le plus long des personnes qui avaient entre 33 et 38 ans en 1983 a duré au moins 12 ans entre 1983 et 2010 pour 65 % de ces personnes, au moins 19 ans pour 36 % d’entre elles et au moins 25 ans (le maximum étant de 28 ans, compte tenu de la période s’étendant de 1983 à 2010) dans 17 % des cas.

Conclusion

Au bout du compte, on voit bien que rien ne prouve qu’on change plus souvent d’employeurs qu’avant, ni qu’il y a moins d’emplois «à vie», bien au contraire! À moins que ce supposé âge d’or du marché du travail date d’avant 1976, mais, compte tenu des lois du travail beaucoup plus laxistes à l’époque, ce serait étonnant que cette époque puisse être considérée comme un âge d’or pour les travailleurs et les travailleuses!

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