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Tarification : fétiche et artifice

12 juin 2012

  • Philippe Hurteau

Lors du dépôt du dernier budget du Québec, le ministre des Finances, Raymond Bachand, a fortement insisté sur le concept de « juste part ». Le budget comme tel ne contient pas de nouvelles annonces d’augmentation de tarifs, mais il est facile de comprendre que le ministre a tenu ces propos afin de désolidariser la population québécoise d’avec la grève étudiante du printemps.

À première vue, ce concept de « juste part » renvoie à une notion vide et passablement floue. La part de qui? Juste par rapport à quoi? En grattant un peu, le vide se comble, du moins partiellement. Bien entendu lorsque le ministre tente de convaincre chacun de faire sa part, il utilise essentiellement un procédé de rhétorique démagogique. Il nous invite à développer des réflexes de surveillance mutuelle où chacun cherche à vérifier si son voisin contribue suffisamment au financement des services publics ou s’il ne les utilisait pas un peu au-delà de ses véritables besoins.

Laissons donc de côté cette idée de part, pour nous concentrer sur l’autre partie de cette expression maintenant consacrée, soit la conception du « juste » qui y est implicitement véhiculée.

Le signal-prix

Si la notion de « part » ne renvoie pas explicitement à un concept économique – au mieux il est possible d’y voir une réaffirmation du principe de l’utilisateur-payeur – , on ne peut en dire autant de celle du « juste ». Que ce soit par la recherche du « juste prix » ou par la gestion des habitudes individuelles et sociales par l’instauration de « signal-prix », une conception du juste traverse le discours des défenseurs des hausses tarifaires.

Le présent débat sur la structuration de la fiscalité québécoise est révélateur en ce domaine. Comme le signale le Rapport sur la tarification des services publics, l’impôt est une forme de ponction fiscale qui incarne « la traduction concrète de notre appartenance à la collectivité », le recours à la tarification consiste plutôt en « un signal pour le producteur [et] le consommateur » afin d’infléchir leur comportement. L’idée est de soumettre les individus, à l’aide d’un tarif utilisé comme signal-prix, à un mode relationnel recopiant les relations impersonnelles du marché. La tarification serait « plus efficace, parce qu’on préserve ainsi la fonction “signal” du tarif relative à la valeur du bien offert et à l’usage judicieux qu’il convient d’en faire. »

Le principe du signal-prix sous-entend que des acteurs économiques placés dans une situation de marché auront des comportements plus efficaces en raison des rapports de concurrence auxquels ils doivent se soumettre, mais aussi parce que la rareté du service sera clairement affirmée. À l’inverse, des services offerts gratuitement, parce que financés par l’impôt, déboucheraient « sur le gaspillage et l’irresponsabilité, et [conduirait] ainsi à une utilisation des biens et services publics dommageable pour l’ensemble de la collectivité. »

Bref, l’idée de justice derrière la notion de « juste part » découle de la conception que si l’on associe un prix de marché à un service public, chacun, lors de l’utilisation dudit service, paiera sa juste contribution. Cette conception de la justice est imprégnée par la pensée néolibérale qui voit dans les mécanismes de marché le summum « de la coopération volontaire [entre] individus » dans laquelle « aucun échange n’interviendra [sans] que les deux parties n’en bénéficient », comme le souligne Milton Friedman dans son célèbre ouvrage Capitalisme et liberté. Moi, consommateur, je paie volontairement un tarif-prix pour avoir accès à un service offert par des dispensateurs tout aussi libres et volontaires que moi. Cet idéal type de l’échange économique librement consenti ne s’applique évidemment pas réellement dans les secteurs où l’État est responsable de l’offre. Quoi qu’il en soit, c’est pourtant le mode relationnel que l’on cherche à recréer pour déterminer un niveau juste de tarification.

La principale motivation de l’instauration de mécanismes tarifaires ne relève pas d’une volonté de régler les problèmes de financement de services publics. L’objectif est double : créer des réflexes de marché chez les utilisateurs des services (qu’ils et elles se voient comme des consommateurs et non comme des citoyens) et ainsi s’attaquer à notre capacité d’exercer politiquement un « contrôle social conscient » sur nos destinées collectives. Comme le schématise assez clairement Friedrich A. Hayek dans son livre La route de la servitude, le choix qui nous incombe serait assez simple au final : il faut choisir entre la soumission aux forces impersonnelles du marché et de la concurrence ou la soumission au pouvoir politique arbitraire et coercitif. Poser de cette manière, le choix peut paraître évident.

Le fétiche

Chercher à établir la valeur marchande d’un service au moyen d’un tarif, c’est chercher à transformer, comme il a été mentionné à maintes reprises, la nature de ce service. Ce n’est pas par l’utilité directe d’un service (sortir de l’hôpital en santé, de l’école éduqué, etc.) qu’un utilisateur parviendrait à se représenter de manière juste sa valeur, mais par la désignation d’un prix à ce service.

Le rapport entre l’utilisateur et le service utilisé n’est donc pas lié avec l’expérience concrète de ce dernier ou l’idée qu’il ou elle se fait de la notion de service public. S’instaure plutôt entre le service et son utilisateur une forme de médiation marchande basée sur un mécanisme de prix. La valeur du service devient donc différente de sa réalité immédiate et se trouve à l’extérieure de sa nature spécifique. Le signal-prix joue le rôle du fétiche marchand analysé par Marx en ce qu’il fonde la valeur d’un service (ou de n’importe quel produit) sur une détermination aliénée.

Faire dominer ce qu’Hayek désigne sous le vocable de « mécanismes impersonnels du marché » et que Claude Montmarquette et autres lucides veulent importer au cœur des services publics, c’est faire dominer un rapport fétichisé (le signal-prix) sur un rapport réel (l’usage concret du service).

Pour terminer, il est important de rappeler le ridicule de notre situation. Malgré ce qui est avancé par les adeptes de la tarification, les tarifs ne sont pas des prix. Leur niveau est décidé non pas selon des rapports économiques, mais suivant une décision politique. Ce n’est pas le marché qui fixe le niveau des tarifs, mais bien l’État. Le caractère idéologique de cette orientation n’en est que plus clair : on préfère substituer un pastiche de relation marchande à une désignation explicite du caractère politique du niveau de la contribution fiscale que l’État exige de ses citoyens.

Texte paru dans la revue À Babord! de juin 2012.

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