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La crise de la croissance

24 novembre 2011

  • Philippe Hurteau

Depuis l’automne 2008, aucun reportage sur « l’état de santé » de l’économie mondiale ne passe à côté d’une question fondamentale : à quand le retour à la croissance? Beaucoup d’efforts est mis en place pour stimuler l’économie afin de retrouver rapidement le chemin d’une expansion soutenue et continue. Pourtant, les mêmes journaux télévisés qui, d’une voix espère retrouver le chemin de la prospérité, se montrent de plus en plus soucieux de développement durable et de lutte aux changements climatiques. Il y donc là imbrication de deux discours pourtant irréconciliables : d’un côté une défense acritique de la croissance économique comme souverain bien de la vie civilisée et, de l’autre, la reconnaissance de la nécessité de « protéger » l’environnement des activités humaines.

La droite économique est bien entendu incapable de penser ce paradoxe. Pour elle, la Terre n’est qu’un inépuisable réservoir de ressources destinées à soutenir la volonté « naturelle » des humains à améliorer leurs conditions matérielles. Que peut dire la gauche alors? Les débats des prochaines années ne manqueront pas de diviser les différents courants de la pensée  économique critique. Entre les défenseurs de la croissance et des gains de productivité et ceux d’une altercroissance – ou de la décroissance –, de profonds clivages sont à prévoir.

Position de la gauche efficace

Quel que soit le nom que l’on donne au centre-gauche (social-démocrate, social-libéral, gauche efficace, etc.), ce courant idéologique partage un point important avec les tendances plus conservatrices en économie. Pour maintenir le bien commun et la possibilité d’une société équitable, il faut d’abord créer la richesse, donc rechercher la croissance économique. En continuité de la gauche productiviste du 20e siècle, l’augmentation des capacités productives de la nation est pensée comme condition préalable de maintien du tissu social.

La croissance est recherchée pour trois raisons. D’abord, de manière générale, pour rester compétitif au plan international et ainsi permettre aux entreprises québécoises de concurrencées leurs homologues du reste de la planète. Ensuite, la croissance serait l’unique manière de maintenir les acquis sociaux pour les travailleurs et les travailleuses. Puisque nous vivons une ère où s’accumulent les défaites face à la droite, il faut maintenir à tout prix l’objectif de croissance économique afin de conserver des niveaux de rémunération jugés acceptables. Finalement, la croissance devrait également être valorisée afin d’assurer la pérennité du régime fiscal. Les coûts des services publics étant en hausse constante, il faudrait compenser ces hausses de dépenses par l’accroissement continu de l’économie.

Bien entendu, rare sont les gens qui pourraient s’opposer aux deux derniers objectifs mentionnés, soit préserver les niveaux de rémunération des salarié-es et la capacité de l’État à financer ses missions sociales. Pourtant, l’atteinte des ces deux objectifs ne pourra se faire par le maintien d’un modèle économique productiviste. Que ce soit en raison de l’épuisement des ressources, des changements climatiques ou de la diversité infinies des modes de pollution; l’effet combiné de ces « catastrophes » environnementales rendra tout simplement impossible la poursuite de la croissance. Le développement d’une gauche post-productiviste devient donc certainement l’un des incontournables de notre époque.

Au-delà de la croissance

Le grand défi théorique devant lequel la gauche économique est placée n’en est donc pas celui qui intéresse les tenants du centre-gauche. Pour maintenir les acquis sociaux de la majorité de la population et réussir à penser une sortie réelle de l’univers politique libéral, il faut d’abord faire notre deuil de deux de nos plus anciens fétiches. D’abord opérer une rupture avec l’héritage productiviste qui colore depuis près de deux siècles le mouvement ouvrier. La croissance économique, loin de constituer l’occasion de matérialiser une meilleure redistribution de la richesse, n’est qu’en fait que la représentation chiffrée (incarnée dans le PIB) de l’accroissement de la puissance du capital. Grossir la « tarte » de l’économie n’est donc pas le meilleur moyen d’augmenter le niveau de vie de chacun, mais bien d’étendre l’hégémonie des critères de valorisation capitaliste sur l’ensemble des expériences humaines.

Ensuite, une fois affirmé notre refus de la croissance comme indicateur du bien-être de la société, il faudra bien réorganiser nos critères de légitimité économique sur des bases non capitalistes. Ainsi, la satisfaction des besoins sociaux pourrait primer sur l’objectif productiviste, des modes de rémunérations égalitaires pourraient prendre le pas sur l’actuel impératif de maximisation des profits, la responsabilité collective pourrait servir à encadrer et dynamiser les critères de responsabilité individuelle, etc.

Conclusion

Une forme d’économie post-productiviste doit donc être développée par la gauche. Malheureusement, une certaine gauche hésite toujours en suivre cette voie, trop attachée quelle est aux reliquats du compromis keynésien ou de la vulgate marxiste. Il incombe alors à une autre gauche, souvent marginalisée ou décrite comme « utopiste », de développer ce que sera la théorie économique de demain. Cette théorie devra impérativement intégrer dans sa pensée le principe de la limitation des capacités de la Terre à nous fournir en ressources. Comme le dit si bien Omar Aktouf, l’océan ne peut produire le nombre nécessaire de morues devant permettant la maximation des profits. L’océan ne produit rien. Des morues y vivent et leur nombre ne varie pas selon les fluctuations de leur valeur marchande.

Si nous devons penser un projet économique alternatif en nous basant sur le respect des limites de nos écosystèmes, nous devons également voir à encadrer l’activité économique pour que celle-ci corresponde  aux limites de la vie humaine. Pour mettre fin à l’aliénation par le travail, il faut cesser de travailler aujourd’hui afin d’avoir la capacité de payer ses dettes demain. Il faut plutôt travailler et vivre au temps présent afin de faire de chaque jour au travail un moment unique et non un simple moyen de se mettre à l’abri de la nécessité. Ainsi, des valeurs humaines doivent primer sur celle de l’accumulation matérielle. La valorisation du temps libre, le temps que l’on passe entre ami-es, avec sa famille, à profiter simplement de la vie par des loisirs, la culture ou l’implication militante… voilà les valeurs de l’économie de demain.

Ce texte est paru dans la revue À Bâbord! d’octobre 2011.

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