L’article 28 du projet de loi 70 et ses contradictions : un été pour les résoudre vers du mieux à l’aide sociale
14 juin 2016
Alors qu’un tollé de protestations rendait de plus en plus intenables les modifications à l’aide sociale présentement à l’étude à l’article 28 du projet de loi 70, le ministre de l’Emploi et de la Solidarité sociale a tenu à « rétablir quelques faits », entre autres dans Le Devoir du 8 juin 2016. À la fin de cette session parlementaire, grâce au patient travail de quelques parlementaires de la Commission de l’économie et du travail qui ont réussi jusqu’à maintenant à empêcher l’irréparable, il lui reste plutôt à résoudre les contradictions entre offrir et contraindre qui existent dans cet inacceptable article 28. Qu’en est-il au juste?
Dans son texte, le ministre s’est employé à réfuter six affirmations plutôt irréfutables quant aux modalités de l’institution, par cet article 28, du Programme objectif emploi dans la Loi sur l’aide aux personnes et aux familles.
1. « Objectif emploi “s’attaque” à tous les assisté·e·s sociaux du Québec. »
- Selon le ministre, le Programme objectif emploi ne s’adresse qu’aux nouveaux demandeurˑeˑs sans contrainte à l’emploi, qui sont environ 17 000 par année sur plus de 400 000 prestataires. Et ces primo-demandeurˑeˑs sont ciblés parce qu’« ils sont les plus faciles à mobiliser si on leur fournit les ressources dont ils ont besoin et si on les place dans l’obligation de participer à des mesures visant à améliorer leur potentiel humain ».
- En réalité, l’article 28 tel que rédigé vise tout adulte tenu par règlement à ce programme parmi l’ensemble des adultes régis par la loi de l’aide sociale, soit près de 343 000 adultes en avril 2016, et leur famille, soit environ 436 000 personnes, puisque la prestation est familiale. Dans la mesure où il serait préalable à l’accès à l’aide sociale comme telle, le programme concerne implicitement environ 83 500 adultes faisant une demande dans une année et leur famille.Les 17 000 personnes mentionnées par le ministre sont celles qui correspondent aux intentions réglementaires qu’il a déposées, lesquelles pourraient changer ou évoluer sans modifier la loi. Le fait que leur probabilité de courte durée à l’aide sociale soit plus élevée est une tautologie : il est évident que les situations les moins lourdes et les plus favorables se régleront, avec ou sans mesure d’intégration, dans les premiers mois de présence à l’aide sociale. On peut même se demander si ces mesures obligatoires ne constitueront pas un frein à l’initiative de la moitié de ces primo-demandeurˑeˑs qui s’en sortent déjà en moins d’un an sans elles.
2. « Objectif emploi appauvrira les plus pauvres. »
- Selon le ministre, les prestataires visés auront plutôt accès à un supplément pour leur participation.
- En réalité, l’article 28 tel que rédigé ouvre la porte à la fois à des suppléments et à des sanctions. Encore une fois déterminées par règlement, ces dernières pourraient porter atteinte à la prestation de base, déjà très basse, qui est présentement garantie à l’aide sociale. Les intentions réglementaires déposées indiquent que ces sanctions pourraient la réduire progressivement de son montant actuel de 623 $ jusqu’à 399 $. Il est donc exact que le projet de loi contribue à diminuer le revenu présentement garanti aux plus pauvres.
3. « Le gouvernement les obligera à occuper un travail pour lequel ils seront peu ou même pas du tout payés. »
- Selon le ministre, les participantˑeˑs en capacité de le faire seront « soutenus financièrement » et « accompagnés par des ressources spécialisées pour trouver un emploi qui leur convient ». Et il s’agira de « vrais emplois ».
- En réalité, l’article 28 indique que si leur plan d’intégration à l’emploi le prévoit, les participantˑeˑs seront tenus d’accepter un « emploi convenable » selon des conditions qui seront encore une fois déterminées par règlement. Par ailleurs le plan d’une personne peut aussi contenir des mesures axées « sur la formation ou l’acquisition de compétences ou sur toute autre démarche adaptée à sa situation », ce qui ouvre la porte à bien des possibilités, y compris le quasi-travail, comme on a pu le voir par le passé. À cet égard, les intentions réglementaires prévoient pour le moment des mesures de formation et d’acquisition de compétences et des mesures de développement des habiletés sociales, dont la teneur n’est pas précisée et reste donc à surveiller.
4. « La démarche d’Objectif emploi est essentiellement punitive et vise à faire des économies sur le dos des plus pauvres. »
- Selon le ministre les sanctions prévues sont relativement accessoires et minimes comparativement aux investissements prévus qui seraient de l’ordre de « plusieurs dizaines de millions de dollars ».
- En réalité, quelques dizaines de millions de dollars en suppléments et en aide à l’emploi dans un ministère qui a subi d’importantes réductions de ressources et de personnel au cours des ans ne renfloueront pas la perte de qualité constatée dans le soutien aux personnes. Même s’il ne permettra probablement pas en soi de faire des économies directes, le programme pourrait conduire à des économies indirectes en décourageant des personnes de demander l’aide sociale ou en retardant leur demande.Par ailleurs, les intentions réglementaires annoncées montrent que les sanctions prévues aggraveront le déficit actuel de couverture des besoins de base à l’aide sociale, qui pourra passer d’environ la moitié à près du tiers du seuil repère fourni par la mesure du panier de consommation (MPC). Une telle aggravation suffit à indiquer que le caractère punitif est certainement un fait saillant de l’approche préconisée par l’article 28 tel que rédigé.
5. « Objectif emploi nourrit les préjugés envers les assisté·e·s sociaux. »
- « Lesquels? » demande le ministre, qui prétend s’appuyer « sur des faits bien établis » et qui rejette l’approche volontaire en prétextant qu’« à peine 15 % des jeunes à l’aide sociale au Québec ont participé à une mesure de réinsertion sociale, et une partie d’entre eux seulement l’ont terminée », ce qui est « difficilement tolérable alors que des milliers d’emplois ne trouvent pas preneurs partout sur le territoire du Québec ».
- Faut-il répondre ici à cette affirmation qui fait la démonstration du genre de demi-vérités sur lesquels s’appuient les préjugés? Opposons-lui plutôt ce nouveau constat, de quatre professeurs spécialisés en droit, soit Pierre Issalys et Christiane Vézina, et en relations industrielles, soit Paul-André Lapointe et Sylvie Morel, dans Le Devoir du 9 juin 2016 : « En ciblant les comportements des allocataires de l’aide sociale au lieu des défaillances institutionnelles, le PL70 fait fausse route : il perpétue une conception individualisante de la pauvreté et alimente les préjugés ».
6. « Objectif emploi est contraire aux chartes des droits national et international. »
- Le ministre s’en défend en citant de nombreux pays européens, dont les pays nordiques, qu’on n’oserait accuser de violer « les libertés fondamentales de leurs citoyens en imposant des obligations à leurs prestataires d’assurance-emploi ou d’aide sociale ».
- Cet argument s’écroule à la lecture des quatre universitaires cités plus haut. Les dispositions de l’article 28 risquent de « porter atteinte à des droits garantis par les chartes », précisions à l’appui. En présentant des reculs par rapport aux dispositions existantes de la Loi sur l’aide aux personnes et aux familles et de la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale, elles contreviennent au droit international qui « oblige les États à agir au maximum de leurs ressources disponibles pour assurer la réalisation progressive du droit à un niveau de vie suffisant et du droit à la sécurité sociale et prohibe toute mesure régressive ». Ajoutons que s’inspirer des pays nordiques « impliquerait d’abord d’investir considérablement dans la sécurisation du revenu, les politiques de l’emploi et les mesures favorisant la qualité du travail et de l’emploi ».
Autrement dit, le chemin à parcourir est par devant et non par derrière. Il faudra bien un jour aménager l’économie, le marché du travail, la fiscalité et les protections sociales pour faire apparaître dans le revenu disponible des plus pauvres l’équivalent des 3,6 milliards $ qui leur manquaient en 2011 pour couvrir leurs besoins de base selon la MPC alors que, plus haut dans l’échelle sociale, les revenus progressaient.
Le ministre termine son texte par un plaidoyer pour que le personnel de son ministère puisse rencontrer les nouveaux demandeurˑeˑs, notamment les jeunes, et leur offrir de nouvelles possibilités d’améliorer réellement leur sort. Si son intention est sincère, il a tout à gagner et rien à perdre à leur « offrir », comme le formule si bien le début de l’article 28, de bonnes mesures bien pourvues au plan du revenu et de l’aide, plutôt qu’à leur imposer, comme y conduit la suite de l’article, de choisir leur misère, entre soumission et sanction. La porte de sortie est là.
Il a un été pour réfléchir et disposer du projet de loi 70 en conséquence.