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Le Grand Prix du Canada ou du Luxembourg?

3 juin 2024

Lecture

6min

  • Colin Pratte

Il n’existe pas de course de Formule 1 au Luxembourg, ni de personnel œuvrant à l’organisation du circuit. Pourtant, c’est depuis ce paradis fiscal qu’une partie substantielle des droits que possède l’entreprise Liberty Media sur la Formule 1 sont détenus. 

À ce jour, l’entreprise Delta 2 (Lux), filiale de Liberty Media établie au Luxembourg, détient des actifs de 4,7 milliards $US. Le groupe « Delta » est un ensemble complexe de filiales à partir desquelles la société mère Liberty Media organise la détention du circuit de la Formule 1, acquis en 2017 au coût de 4,4 milliards $US. 

Habituellement, il n’est pas possible de connaître les flux financiers qui transitent par les filiales d’un groupe établies dans des paradis fiscaux. Or, le Luxembourg est l’exception à cette règle. À titre de membre de l’Union européenne, le Grand-duché a subi des pressions des États européens, de sorte qu’il publie depuis 2016 les états financiers des entreprises établies sur son territoire, incluant les filiales d’entreprises multinationales. Grâce à cette plus grande transparence, l’IRIS a d’ailleurs publié l’année dernière une compilation des 120 milliards de dollars de profits nets transférés au Luxembourg par quelque 60 grandes entreprises canadiennes dans la dernière décennie. 

Les informations comptables de la filiale Delta 2 (Lux) sont très précises. On y apprend qu’en 2023, la filiale a déclaré des profits nets de 616 millions $CAN, issus de dividendes versés par une autre filiale du groupe située au Royaume-Uni et également prénommé Delta. En outre, Delta 2 (Lux) est propriétaire de diverses entités de Liberty Media établies au Royaume-Uni (F1 Academy Ltd; Formula One Research, Engineering and Development Ltd) et dont les noms réfèrent manifestement à la Formule 1. 

Or, selon le principe fiscal en application, les dividendes qui transitent entre les filiales d’un même groupe ne sont imposables qu’au moment où ils sont versés à des tiers, généralement les actionnaires. Autrement dit, les dividendes déclarés au Luxembourg par Liberty Media ne sont pas imposables à ce stade-ci. Néanmoins, ce type de transfert de profits vers un paradis fiscal contribue à abaisser les charges fiscales de l’entreprise, notamment en raison des quelque 80 traités fiscaux bilatéraux de non double imposition liant le Luxembourg à d’autres États, dont le Canada.

L’architecture fiscale de Liberty Media au Luxembourg, qui a permis quelque 25 prêts entre ses propres entités et divers paiements d’intérêts, fait écho aux stratagèmes identifiés dans le cadre de notre étude parue en novembre dernier et qui diminuent l’assiette fiscale imposable des entreprises multinationales. Par exemple, les états financiers de l’année 2022 montrent que la filiale luxembourgeoise de Liberty Media s’est acquittée d’un maigre 65 633$ d’impôt sur des revenus d’intérêts imposables de plus de 45 M$, soit un taux d’imposition de 0,15%. 

Liberty Media affectionne manifestement l’alphabet grec. Au côté des filiales prénommées Delta, on retrouve leurs cousines Alpha, Beta et Omega établies pour certaines à l’île de Jersey. La filiale prénommée GP2 Limited, qui détient aussi une partie des droits commerciaux de la Formule 1, est pour sa part inscrite aux Îles Vierges britanniques. Contrairement au Luxembourg, ces paradis fiscaux sont beaucoup plus opaques et ne rendent pas disponibles au public les états financiers des entreprises y ayant élu domicile. Les manœuvres fiscales de Liberty Media observées au Luxembourg représentent probablement la pointe d’un iceberg, dont la majorité demeure camouflée par le secret bancaire des Îles vierges britanniques ou des Îles Caïmans.

Profiter des fonds publics tout en évitant d’y contribuer

Les informations dont nous faisons état dans ce billet ne sont pas nouvelles. Le fondateur de Liberty Media et actuel président de son conseil d’administration, John C. Malone, a une réputation particulière de multiplier les stratagèmes pour éviter de contribuer aux trésors publics des pays où il élit domicile. En cela, il ne diffère pas de toute entreprise multinationale qui se respecte. Or, le cas précis de la Formule 1 est particulièrement indécent si l’on se rappelle que le modèle d’affaires de ce commerce consiste à obtenir des subventions publiques de la part des États où sont tenus les championnats. Les actifs principaux de la Formule 1 sont par ailleurs des pistes de course, dont la construction et l’entretien sont aux frais des États hôtes. 

Fondé en bonne partie sur des fonds publics, le modèle de revenu de la Formule 1 n’est ainsi possible qu’en raison des taxes et impôts dont s’acquittent les contribuables des villes hôtes. Liberty Media et ses quelque 200 filiales, tout comme la plupart des entreprises multinationales, ne sont pas des contribuables comme les autres et parviennent à éviter de payer leur juste part d’impôt, tout en bénéficiant néanmoins directement des fonds publics. Les droits versés à la F1 par les 21 pays accueillant un Grand prix cumulent près de 1 milliard $CAN par année, en vertu des contrats actuellement en vigueur. 

On justifie souvent la Formule 1 par les retombées économiques que la tenue de la course génère pour les localités hôtes. Ces calculs sont toutefois tirés d’études bien souvent commandées par les promoteurs eux-mêmes. En 2020, des chercheurs du Danemark ont publié un article scientifique, le plus exhaustif à ce jour, ayant analysé les effets économiques des Grand prix tenus en Europe entre 1991 et 2017. Leurs données démontrent que les retombées économiques ne surpassent pas les fonds publics injectés. À Montréal, le Grand prix aura bénéficié de 400 millions de dollars de fonds publics entre 2009 et 2031, sans compter les sommes allouées à l’entretien du circuit Gilles-Villeneuve.

Si seulement l’odieux de la Formule 1 se limitait à son aspect fiscal. En plus d’amoindrir la capacité des États à offrir des services à la population, l’entreprise détentrice de ce circuit aggrave la crise climatique et normalise une culture de l’automobile qui en est une cause directe. Les 20 voitures du circuit consomment en une année 150 000 litres d’essence, soit une quantité de carburant qui permettrait à une voiture usuelle de parcourir 47 fois le tour de la Terre.

Un symptôme d’une crise beaucoup plus profonde

La Formule 1 incarne à sa manière la dynamique politique et économique contemporaine où pour enrichir ses actionnaires, une entreprise multinationale détruit l’environnement, arrache des fonds publics, évite l’impôt, bref, se place au-dessus des lois les plus élémentaires.

Or, en raison de sa fiscalité injuste, son empreinte écologique suicidaire et sa contribution à l’exploitation sexuelle, le circuit de la Formule 1 est un commerce qui n’a pas lieu d’être. On justifie sa reconduction par l’achalandage qu’il génère, faisant du marché l’instance unique de validation des pratiques sociales: ce qui est acheté est bon, ce qui est bon est acheté.

Bien entendu, tout cela n’est possible que grâce à une classe politique qui tente de convaincre que la bonne conduite de l’économie se mesure à l’intérêt des entreprises multinationales pour notre territoire. Ces groupes sont pourtant trop souvent synonymes d’appauvrissement collectif, et le circuit de la Formule 1 est un cas d’école en la matière.

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