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À combien s’élève la dette de l’État envers les plus vulnérables?

2 octobre 2019

  • Anne Plourde

La Protectrice du citoyen publiait la semaine dernière son rapport annuel, dans lequel elle dénonce le fait qu’en raison d’obstacles bureaucratiques, des dizaines de milliers de citoyens et de citoyennes – souvent parmi les plus vulnérables – n’ont pas accès à des prestations ou à des services publics auxquels ils et elles ont pourtant droit. Ce rapport, s’il ne permet pas de dresser un portrait exhaustif de ces problèmes systémiques d’accès, a au moins le mérite de mettre en lumière un phénomène très peu documenté au Québec : le non-recours aux droits. Regard sur une dette publique dont on ne parle pas assez.

On sait que les gouvernements sont prêts à faire preuve d’un zèle remarquable pour récupérer des sommes versées en trop aux citoyen·ne·s, que ce soit en imposant aux agent·e·s de l’assurance-emploi des quotas de montants à récupérer auprès des prestataires (465 000 $ par année pour chaque agent·e) ou en réclamant un remboursement de 25 000 $ à une bénéficiaire de l’aide sociale n’ayant pas déclaré 10 ans de revenus acquis… en mendiant. Le rapport de la Protectrice du citoyen permet de constater que l’État ne consacre pas autant d’énergie à s’assurer qu’il verse aux citoyen·ne·s l’ensemble des prestations auxquelles ils et elles ont droit.

Ainsi, le rapport indique qu’en 2018, plus de 40 000 personnes prestataires d’une aide de dernier recours n’ont pas reçu le crédit d’impôt à la solidarité (qui peut atteindre jusqu’à 1 000 $) alors qu’elles y avaient droit; des personnes avec des limitations au travail ont été privées de montants auxquelles elles avaient droit en vertu du Programme de solidarité sociale du ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale; des parents d’enfants handicapé·e·s n’ont pas touché les montants qui leur était dû en vertu des programmes d’Allocation famille et de Supplément pour enfant handicapé; une femme âgée atteinte d’une maladie mentale sévère s’est même retrouvée à la rue après s’être fait injustement réduire la prestation de dernier recours qu’elle était pourtant en droit de recevoir; etc.

Ce qu’on appelle en langage académique le « non-recours aux droits » est très peu étudié au Québec. Il n’existe donc pas de portrait complet des prestations que l’État québécois néglige de verser aux ayants droit. Si la Protectrice du citoyen fait œuvre utile en rendant public les cas qui font l’objet de plaintes auprès de ses services, son rapport ne permet toutefois pas de dresser un tel portrait. Des études menées dans divers pays d’Europe donnent néanmoins une idée de l’ampleur du phénomène et des formes diverses qu’il peut prendre.

Ainsi, selon l’Observatoire des non-recours aux droits et services, basé en France, la moitié des Français·es qui auraient eu droit au Revenu de solidarité active n’ont pas demandé à le recevoir en 2011. Pour ce programme seulement, la dette de l’État français à l’égard des plus vulnérables s’est accrue cette année-là de 5,3 milliard d’euros (7,7 milliards de dollars canadiens!). Ce montant est 90 fois plus élevé que les pertes causées à l’État par les cas de fraude associés à ce programme. D’autres études arrivent à des conclusions semblables en ce qui concerne la Suisse : en 2009, jusqu’à 60% des personnes qui avaient droit à des prestations en vertu du programme d’assistance publique ne les ont pas reçues.

Ces études recensent différents types de non-recours aux droits, qui correspondent à autant d’obstacles dans l’accès aux prestations et aux services publics. Il existe bien sûr les cas de « non-droit », qui renvoient au fait d’exclure formellement une partie de la population de l’accès à certains droits. Au Canada, la réduction de l’accès aux prestations d’assurance-emploi suite aux multiples réformes des années 1990 et 2000 en est un bon exemple : alors que plus de 80 % des chômeuses et des chômeurs avaient accès aux prestations jusqu’au début des années 1990, ce taux atteint désormais à peine 42 %. De même, les résident·e·s du Québec qui n’ont pas la citoyenneté canadienne (et même parfois leurs enfants né·e·s au pays) sont exclu·e·s de la plupart des programmes sociaux.

Toutefois, le non-recours aux droits désigne surtout les cas où des personnes ont officiellement droit à des prestations ou à des services mais ne les reçoivent pas. Différentes raisons peuvent expliquer ce non-recours. Dans certains cas, les personnes qui ont droit à des prestations ou à des services ne sont pas informées de l’existence de ces prestations ou services, notamment à cause de la multiplicité et de la complexité des programmes existants (comme c’est le cas pour les crédits d’impôt pour aîné·e·s), mais aussi parce que des efforts insuffisants sont faits pour informer les citoyen·ne·s de leurs droits.

Dans d’autres cas, les personnes savent qu’elles ont droit à des prestations ou à des services mais ne demandent pas à les recevoir, parfois parce que ces prestations ou services sont associés à un stigmate honteux (comme c’est le cas pour l’aide sociale et la plupart des services réservés aux plus démuni·e·s), et parfois parce que le recours aux droits exige des démarches bureaucratiques complexes ou mal adaptées aux personnes concernées (plusieurs des cas recensés par la Protectrice du citoyen relèvent de cette catégorie). Enfin, dans certains cas, les personnes demandent à recevoir des prestations ou des services, mais elles ne les obtiennent pas (très souvent, encore une fois, à cause d’obstacles administratifs comme ceux dénoncés par la Protectrice du citoyen).

Pour diminuer la dette publique et atteindre le sacro-saint « déficit zéro », l’État québécois n’a pas hésité à déployer des moyens considérables, dont les années d’austérité libérale ne sont que la plus récente manifestation. Il serait maintenant temps de prendre toute la mesure de « l’autre » dette publique, celle de l’État envers les plus vulnérables (qui ont d’ailleurs été les premières victimes de ces années d’austérité). Et surtout, il serait temps de la rembourser.

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