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Oikía. Regards croisés sur l’écologie et l’économie | Otto Neurath

12 octobre 2022

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9min


Oikía signifie « demeure » en grec. Ce mot est à l’origine du préfixe « éco » que l’on retrouve dans écologie et économie. Depuis l’apparition de ces termes, de nombreux intellectuel·le·s ont développé des idées permettant des échanges fructueux entre les deux domaines. Cette série de chroniques en exposera un certain nombre. Aujourd’hui, nous nous intéressons à Otto Neurath (1882-1945).

Il peut produire de la chaleur et de la fraîcheur n’importe où, il peut varier ses conditions de vie et s’y adapter si bien que les conditions géographiques importent de moins en moins. […] Dans le passé, quand un homme rencontrait un marais, l’homme disparaissait; mais maintenant, le marais disparaît.

– Otto Neurath, 1931 (traduction libre)

Économiste autrichien, Otto Neurath (1882-1945) contribua aux développements de domaines aussi divers que la philosophie des sciences et le design graphique. Il est principalement reconnu aujourd’hui pour sa participation déterminante au Cercle de Vienne, groupe d’intellectuels porteur d’une vision moderniste de la science radicalement opposée aux constructions métaphysiques traditionnelles. On retient aussi parmi ses contributions le développement, avec son épouse Marie Reidemeister (1898-1986), de l’Isotype, un langage visuel à destination des classes populaires présentant notamment des faits sociaux de manière imagée. Plus méconnus, ses apports à la pensée économique continuent toutefois d’alimenter certains débats en économie écologique.

Source: BAGC Information Graphics (Flickr)

Années de formation et critique de l’économie de marché

Otto Neurath peut être considéré comme une des figures viennoises majeures de la première moitié du 20e siècle. Fils d’un économiste ayant fait partie de la première génération de juifs à bénéficier de la totalité des droits civiques à partir de 1867, Otto Neurath défendra un socialisme fortement teinté par le modernisme et le scientisme qui animait à l’époque la capitale autrichienne.

En 1902, il s’inscrit à l’Université de Vienne et commence par étudier la physique et les mathématiques. Il se redirige rapidement vers les sciences sociales en poursuivant des études d’économie et d’histoire à Berlin. La perspective historique, qui teintera grandement son travail d’économiste dans les années précédant la Première Guerre mondiale, représente pour lui un moyen privilégié d’observer l’évolution des organisations humaines à travers le temps.

Neurath se livre très tôt à une critique radicale de l’économie de marché. Il veut y substituer un modèle radicalement opposé : celui d’une économie centralisée et a-monétaire, régulée par l’État. Pour Neurath, la formation de grands monopoles durant la première moitié du 20e siècle est le symptôme d’une perte de souffle de la doctrine du laisser-faire en Europe. Otto Neurath voit dans la planification et la centralisation des décisions économiques le potentiel d’une plus grande prévisibilité des circuits économiques, notamment en ce qui concerne la production, et un remède au gaspillage de ressources qu’il observe dans le fonctionnement du marché.

La Vienne rouge et le socialisme scientifique

Ses idées concernant la planification économique seront à l’origine d’une des plus importantes disputes au sein de la discipline, connue sous le nom de « débat sur le calcul socialiste ». L’économiste viennois Ludwig von Mises (1881-1973) est le premier à s’opposer aux positions de Neurath dès le début des années 1920. Ardent défenseur du libéralisme économique, Mises récuse la possibilité d’une planification socialiste. Il soutient plutôt que devant la complexité des économies modernes, toute décision économique rationnelle a pour condition l’existence d’un marché capable de hiérarchiser l’allocation des ressources disponibles à travers un système de prix. La monnaie, à travers ce système de prix, joue alors le rôle d’étalon de valeur universel pour tous les biens et services produits et distribués au sein d’une économie.

À l’opposé, l’argumentaire d’Otto Neurath repose sur un postulat fondamental : le bien-être – individuel ou collectif – est multidimensionnel et ne peut être exprimé à l’aide d’une seule unité de mesure, qu’elle soit de nature monétaire ou autre. Sur ce point, Neurath diverge des partisans du marché, mais également de la valeur-travail promue par les marxistes, selon laquelle la valeur d’un bien économique découle de la quantité de travail nécessaire à sa production. Pour Neurath, ces unités de mesure sont incapables à elles seules d’appréhender l’ensemble des conditions de vie concrètes et la multitude de variables matérielles et culturelles affectant le bien-être d’une population. Cette absence de mesure unique capable d’agréger le bien-être d’un individu ou d’une population rend difficile le calcul d’un optimum. On se retrouve devant un ensemble de scénarios, d’états désirables, devant lesquels aucun procédé technique ne peut trancher a priori. Cela confirme pour Neurath la nécessité de processus de décisions démocratiques comme fondement d’un socialisme scientifique.

Cette posture théorique s’inscrit dans le contexte politique viennois de l’époque. La Vienne post-Première Guerre mondiale a alors le statut d’État autonome au sein de la République d’Autriche nouvellement constituée et qui sera dès 1920 dirigée par le Parti chrétien-social. Dès lors, le Parti ouvrier social-démocrate, qui détient toujours le pouvoir au niveau municipal, lance une expérience politique connue sous le nom de « Vienne la Rouge ». Le Parti municipal crée une série d’institutions en collaboration avec la société civile : éducation populaire, alimentation et logement social, associations de sports et de loisirs, coopératives de production, soutien à la culture. Otto Neurath collaborera avec plusieurs de ces institutions. Le modernisme progressiste promu par Neurath et les austromarxistes viennois s’inscrivait ainsi dans une bataille culturelle frontale avec les droites nationalistes, religieuses et conservatrices du monde germanophone.

Calcul en nature et planification écologique

Parallèlement à ses propositions de transformations économiques, Otto Neurath souhaite une redéfinition de la science économique. Pour lui, cette dernière concerne l’étude des conditions influençant le bonheur des individus. Bien que le domaine de l’économie reste celui de l’allocation de ressources limitées entre des usages alternatifs, il n’en demeure pas moins que la dimension institutionnelle des conditions du bien-être d’une population joue un rôle capital dans sa réflexion. Il critique d’ailleurs le concept d’homo economicus, abstraction d’un individu optimisateur dont la prévisibilité des actions découle uniquement de la simplicité de sa psychologie.

À partir du début des années 2000, plusieurs penseurs observant le renforcement des inégalités environnementales et les barrières aux transformations sociales que pose l’économie de marché dans un contexte de crise écologique redécouvrent la pensée économique de Neurath. Récusant la primauté de l’institution monétaire, l’Autrichien offre une légitimité nouvelle à d’autres mesures de l’utilité sociale et types de discours sur la nature. Ses considérations autour d’un calcul économique « en nature » (non monétaire) sont aujourd’hui d’une grande actualité en ce qui concerne la critique du produit intérieur brut (PIB) comme indicateur du développement économique ou la pertinence de l’évaluation monétaire des biens et services que les écosystèmes naturels fournissent aux collectivités humaines.

Certains économistes écologiques, tels que Joan Martinez-Alier ou Giuseppe Munda, préfèrent parler de faible comparabilité : les différentes manières que nous avons de valoriser notre environnement ne sont pas totalement commensurables au travers d’une unité de mesure exclusive et peuvent donc entrer en conflit, bien qu’elles permettent tout de même l’exercice d’un jugement pratique et rationnel.

Bien que la possibilité d’une économie non monétaire ne soit plus considérée avec le même intérêt, Neurath est également une inspiration pour de nombreux chercheurs prônant une plus grande planification écologique de nos économies comme moyen d’assurer un respect des limites biophysiques des écosystèmes dont nous dépendons. Ce qui les intéresse notamment chez Neurath – au-delà de son approche assez sommaire des enjeux techniques autour de la planification – réside dans sa confiance dans les processus démocratiques de délibération capables de se substituer – à divers degrés – à ce qu’ils considèrent comme l’arbitraire du marché. Toute sa vie, Neurath aura en effet tenté de délimiter de manière claire et stricte la fonction de « l’ingénieur social » en ce qui concerne la planification économique afin d’éviter que ce dernier ne se substitue à la prise de décision collective et politique des communautés concernées.

Conclusion

Au cours des années 1930, la philosophie du Cercle de Vienne disparaît du paysage intellectuel européen avec la montée en puissance du nazisme. Aux États-Unis d’Amérique, où plusieurs membres du Cercle de Vienne se réfugient, l’anticommunisme virulent des années 1950 ne laissa pas beaucoup de place aux questionnements sur les relations qu’entretient la science avec le politique ou la culture au sens large.

Le logicopositivisme d’après-guerre consacra ses énergies à des questions purement techniques en philosophie des sciences, bien loin des considérations initiales d’un Neurath. Ce dernier est aujourd’hui redécouvert pour la voie singulière qu’il a tenté de tracer entre positivisme et constructivisme, nous fournissant des pistes afin d’examiner les transformations radicales de notre environnement naturel à la lumière de la réalité sociale dans laquelle celles-ci prennent place.

L’héritage de Neurath est perçu, plus spécifiquement, comme un point de contact entre les traditions socialiste et écologique. Il est important de dire que Neurath ne se considérait pas ouvertement comme écologiste et qu’il est difficile aujourd’hui encore de lui associer ce terme. La problématique environnementale ne se présentait pas avec la même acuité à l’époque et le productivisme dont témoigne sa pensée économique en est un bon exemple. Lorsque Neurath aborde le gaspillage de ressources observé dans les économies de marché, c’est pour faire référence bien souvent à la sous-utilisation des forces productives. Il n’en reste pas moins qu’il est à l’origine de fortes intuitions qui irriguent la pensée écologique jusqu’à nos jours.

Neurath en quelques dates

Source: Heinrich Hoffman, The National Library of Israel collections

10 décembre 1882 : Naissance d’Otto Karl Wilhelm Neurath à Vienne, au cœur de l’Empire austro-hongrois.

1906 : Doctorat à l’Université Friedrich-Wilhelm avec sa thèse « Pour une perspective de l’Antiquité à travers l’échange, le commerce et l’agriculture » (Zur Anschauung der Antike über Handel, Gewerbe und Landwirtschaft).

1907 : Obtention d’un poste de professeur-adjoint à la Neue Wiener Handelsakademie, école de commerce nouvellement fondée.

1914 : Mobilisation en tant qu’officier chargé du rationnement et de l’approvisionnement sur le Front de l’Est durant la Première Guerre mondiale.

1916 : Nomination à la tête d’une section du Comité scientifique de l’Économie de Guerre, relevant du ministère de la Guerre.

1919 : Révolution bavaroise et nomination à la tête du Conseil économique central de Munich. Arrestation et emprisonnement.

1925 : Création du Musée économique et social de Vienne (Gesellschafts-und Wirtschaftsmuseum in Wien).

1929 : Publication du Manifeste du Cercle de Vienne : La Conception scientifique du monde.

1934 : Guerre civile autrichienne et exil aux Pays-Bas.

1940 : Invasion des Pays-Bas par les troupes hitlériennes. Nouvel exil vers l’Angleterre.

22 décembre 1945 : Mort soudaine d’un accident vasculaire cérébral à Oxford (Angleterre).

Pour poursuivre la réflexion

Aray, B. (2022). Otto Neurath et le Cercle de Vienne de gauche. Paris, Éditions de la Sorbonne.

Leonard, R. J. (1999). « “Seeing ls Believing” Otto Neurath, Graphic Art, and the Social Order ». History of Political Economy, 31, 452-478.

Martinez-Alier, J., Munda, G., & O’Neill, J. (1998). « Weak comparability of values as a foundation for ecological economics ». Ecological Economics, 26 (3), 277-286.

O’Neill, J. (2004). « Ecological economics and the politics of knowledge : the debate between Hayek and Neurath ». Cambridge Journal of Economics, 28 (3), 431-447.

Spash, C. L. (2012). « New foundations for ecological economics ». Ecological Economics, 77, 36-47.

Uebel, T. E. (2005). « Incommensurability, Ecology, and Planning : Neurath in the Socialist Calculation Debate, 1919-1928 ». History of Political Economy, 37 (2), 309-342.

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2 comments

  1. De nos jours, personne ne sais plus ce que “économie” signifie!

    Il est plus que temps de remplacer le mot “économie” par l’expression “finance et commerce” qui rappelle clairement le côté péjoratif des activités qui y sont liées.

    Le mot “économie” a été détourné de sons sens original dès le milieu du XIX siècle: frugalité et sécurité d’approvisionnement.

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