La CREPUQ est morte : vive la concurrence
3 juin 2013
Depuis plusieurs années, et durant le conflit étudiant, la Conférence des recteurs et principaux du Québec (CREPUQ), instance de représentation des recteurs.trices d’université, exerçait des pressions fortes en faveur de la hausse des frais de scolarité et de « l’internationalisation » universitaire, c’est-à-dire de l’adaptation de nos universités à l’économie globalisée. Avril 2013, coup de théâtre : les recteurs Denis Brière (ULaval) et Guy Breton (UdM) parlent de quitter le navire, rapidement suivis par 12 de leurs 18 collègues recteurs. Rien ne va plus au royaume des recteurs…pourquoi?
On pourrait s’imaginer (ou espérer) que les recteurs, en rage de bouquiner, soient tombés par accident sur un ouvrage de Michel Freitag ou de Michel Henry, et aient été soudainement happés par un accès de conscience : « Morbleu! Nous sommes en train de détourner la mission pluriséculaire de l’université vers un utilitarisme technico-économique à courte-vue! Américaniser nos universités et les brancher sur l’industrie n’a rien de bon pour la liberté académique, pour le Québec et sa culture, qu’avons-nous fait! Les carrés rouges avaient raison! Mea culpa! ».
Hélas, ce n’est pas pour défendre l’intégrité d’un réseau national d’universités publiques que les recteurs dénoncent la CREPUQ. Selon Le Devoir, « En filigrane de cette implosion possible se profile en effet une guerre des genres. Universités du réseau UQ versus universités à charte, ce fameux groupe des universités à charte présenté comme l’U8, voilà les deux camps qui se présentent comme s’il n’y avait plus rien de réconciliable entre les deux».
Dans le même article, l’ancien recteur de l’UdM, Robert Lacroix, explique ce qu’il estime être le fond du problème : « Les universités ne sont pas toutes du pareil au même! (…) Les grandes universités de recherche sont sur la ligne de front, en concurrence avec le Canada anglais, les États-Unis, le monde. Et puis, les universités régionales, avec peu de programmes contingentés et une clientèle à temps partiel, ne peuvent pas jouer la bataille des droits de scolarité aussi fort que les autres, c’est sûr! Arrêtons de jouer le modèle unique, il n’existe pas. Dans cette fausse unité, il n’y a que des pseudo-consensus ».
Ainsi, si la CREPUQ se fissure, c’est pour que chaque université, ou bien plutôt, les universités qui en ont les moyens, puisse faire cavalier seul dans la guerre de concurrence de l’internationalisation et de la recherche-innovation à visée commerciale. Quant aux universités qui voudraient prioriser l’enseignement, la recherche fondamentale, elles ne sont pas dans la course, et représentent un boulet dont veulent maintenant se passer les universités à charte privée. Le même constat pour les universités de région et les « UQ » publiques. Autrement dit, le rapport social néolibéral par excellence, la guerre de tous contre tous par la concurrence, se transpose en guerre inter-établissements mondiale dans laquelle le projet des universités du Québec, un réseau d’universités d’État étendu sur le territoire national, est déclassé par la mise en place d’un marché mondial de la réputation universitaire. Chaque université devient maintenant une marque, un branding, qui fait « carrière solo », l’ULaval contre McGill, la Sorbonne et l’Université de Sao Polo tout à la fois pour s’arracher des « clients » et des fonds de recherche. J’espère qu’on mesure la place qu’il reste pour l’UQAC ou l’UQO dans cette nouvelle internationale de la « recherche bling-bling », pour parler comme Libero Zuppiroli…
Dans le nouveau marché mondial de l’enseignement supérieur commercialisé, il n’y a pas de place pour les petits, et pour les universités publiques régionales, ni d’ailleurs pour les cultures et les peuples « régionaux ». Seul compte le capitalisme globalisé, le centre vide autour duquel tout tournoie. La recherche pour savoir comment trouver de nouvelles façons de relancer la machine à faire l’argent; voilà un champ où cela joue dur. Qui veut s’y tailler une place, à la manière d’un athlète olympique de la bêtise, ne peut pas s’embarrasser de scrupules passéistes, (par exemple : transmettre la culture), et ne saurait être vu en vile compagnie. Imagine-t-on McGill arriver à la fête au bras d’UQAM-la-rouge?
Du reste, l’implantation des nouveaux mécanismes d’assurance-qualité et d’évaluation de la performance est venue retirer énormément de pouvoir à la CREPUQ. Le nouveau marché de l’enseignement n’est plus régulé par des corporations de recteurs, ni par les États, mais par des dispositifs technocratiques et des pouvoirs d’expertise « objectifs » et cybernétiques qui agissent à la manière d’agences de notation comme Moody’s, mais pour coter les universités. En quoi ai-je besoin de demeurer dans la CREPUQ si je peux me faire accréditer par quelque ISO9002 transnational du savoir?
Les masques tombent. Il n’y a pas de « nous » universitaire. Il y a les universités de pointe, et les autres, les ploucs de province, qui essaieront de jouer le jeu, et qui finiront en bas du classement toujours pipé par la logique instrumentale. Et surtout, il n’y a plus d’esprit de l’université, ni même de « réseau » des universités. Chacun pour soi, que le meilleur gagne. C’est à voir quelle « université » sera la meilleure pour « innover » dans les façons d’aider le capitalisme à s’élancer en avant. Quant à l’enseignement, la culture et la pensée, on voit mal comment elles pourraient servir à marquer des points dans une concurrence en « recherche » contre « le Canada anglais, les États-Unis, le monde ». Il vaut mieux les laisser tomber. Rassurons-nous, cela a commencé bien avant tout le cirque autour de la CREPUQ, et son effondrement ne signifie pas la fin, mais la radicalisation de l’entreprise de destruction de nos universités.
Il s’agit d’une énième démonstration que la hausse des frais de scolarité n’était que la pointe de l’iceberg du problème de l’université d’aujourd’hui, comme Maxime Ouellet et moi-même l’avions illustré dans Université Inc. Il est facile de passer à côté de ces questions. Par exemple, des professeurs de science politique de l’Université de Montréal ont réclamé l’indexation des frais de scolarité comme mesure de « sortie de crise ». L’effondrement de la CREPUQ révèle que la hausse, de même que la fausse unité des recteurs durant le printemps 2012, masquent dans les faits une crise et un clivage beaucoup plus profonds. Ce qui est en jeu est l’indépendance et la mission de l’université dans une société qui l’enjoint de s’enrôler dans la ruée vers l’or de l’innovation technico-économique où il y aura nombre de perdants. Bref, la crise ne fait que commencer. Admettons que cet enjeu est plus difficile à cerner qu’un simple débat sur le prix de l’éducation, puisqu’il s’agit de penser ce qui arrive au contenu, à la finalité de la pratique universitaire.
Personne ne doute que Wal-Mart soit là pour vendre des marchandises. La chose est banale. Il semble que la même « évidence » soit en voie de s’imposer en ce qui concerne l’université. Son prix indexé à 3%, la « crise sociale » serait « derrière nous ». C’est ainsi que l’arrimage de l’éducation aux « problèmes » immédiats de l’économie et de la technoscience peut se poursuivre en toute quiétude. Charest ayant été défait à la suite de la grève étudiante, c’est Pauline Marois qui reprend le flambeau de l’économie du savoir et qui affirme que la prospérité de la nation par le truchement du savoir constitue un « enjeu vital ». Pour sa part, l’Allemagne vient d’abolir les frais de scolarité introduits en 2006. Le Québec, lui, persiste et signe dans la voie de l’adaptation au modèle de l’université marchandisée et mondialisée. Perte d’indépendance de l’université face à la l’industrie et perte de souveraineté face à la mondialisation économique sont les deux faces d’une même dépossession. Que cela se produise à l’échelle du monde est indéniable. Mais il demeure encore, disons, « mystérieux » que cela face office de programme politique unanime des détenteurs du pouvoir, qu’ils se disent libéraux ou indépendantistes…