Ateliers éducatifs Angus : vers un marché scolaire ?
21 avril 2018
Le développement d’une école « gérée comme au privé » au Technopôle Angus suscite des inquiétudes quant à la privatisation des services publics éducatifs.
Le 11 avril dernier, Radio-Canada a annoncé la mise en place d’un « projet d’école financée par l’État, mais gérée comme au privé » au Technopôle Angus. L’école serait payée à même les fonds publics, mais aurait carte blanche quant aux embauches et à sa gestion financière.
Bien que les promoteurs s’en défendent, ce genre d’école n’est pas sans rappeler les « écoles à charte » (charter schools) avec lesquelles le Québec est peu familier, mais qui sont monnaie courante en Alberta ou aux États-Unis, une idée héritée de l’économiste néolibéral Milton Friedman.
Comme le dit l’adage : quand on veut tuer son chien, on prétend qu’il a la rage. Quand on veut privatiser le fonctionnement de l’école, il faut d’abord prétendre qu’en tant que service public, elle est empêchée d’innover.
Il faudrait donc injecter dans l’école des modes de gestion inspirés du secteur privé, juger les écoles selon leur performance et, surtout, les plonger dans une situation de quasi-marché où elles seront placées en concurrence entre elles. La croyance qui sous-tend cette approche suppose que la gestion inspirée du secteur privé et la concurrence auront un effet dynamisant qui améliorera l’efficience de l’école et l’apprentissage des élèves. Ainsi, pour sauver l’école publique, il faudrait en marchandiser le fonctionnement.
Or, d’une part, les prétendus bénéfices attendus par l’introduction de la gestion privée et de la concurrence ne sont pas vérifiés par les enquêtes. Ajoutons qu’il n’est pas non plus certain que l’école doive d’abord être pensée comme un lieu de « créativité » autour du « numérique », comme le prétendent les promoteurs des Ateliers éducatifs Angus. Certes, c’est la vision de l’école du futur défendue par le Forum de Davos : la production d’individus adaptables capables d’épouser la vague de la « quatrième révolution industrielle » et de la robotique.
D’un point de vue humain et citoyen, cependant, il serait peut-être plus urgent de former des gens cultivés qui savent lire et écrire et qui sont en mesure d’être des acteurs éclairés de leur société.
Nous sommes si pressés de former nos étudiants au monde virtuel que nous oublions de les former d’abord pour le monde bien réel dans lequel ils sont appelés à vivre.
Mais il y a plus : en nous engageant sur la voie de ce précédent, nous entrons dans ce que la sociologie de l’éducation a nommé les « marchés scolaires », c’est-à-dire l’introduction d’une logique de quasi-marché au sein de notre système public d’enseignement. Plutôt que de penser l’école du quartier comme faisant partie d’un « réseau d’écoles qui s’entraident », pour reprendre les mots de la présidente de la CSDM, plutôt que de penser une éducation nationale publique, nous ouvrons la porte à la concurrence entre une multitude de « fournisseurs » d’éducation : publics, semi-privés, voire privés, à but non lucratif… ou ouvertement tournés vers le profit.
Plutôt que de penser l’école comme un service public, les tenants de la logique de marché dans le champ éducatif veulent penser et gérer celle-ci comme une entreprise. Ainsi, le « client » [sic] en obtiendrait davantage pour son argent. Hélas, comme plusieurs n’ont pas les fonds nécessaires, c’est l’État qui doit tout de même financer l’opération, ce qui n’est pas sans rappeler les fameux school vouchers, les « bons d’éducation », encore une invention de Friedman, popularisée au Québec par l’ADQ de Mario Dumont.
Ce qui se vérifie, par contre, c’est le lien entre marchés scolaires, concurrence et augmentation des inégalités et de la ségrégation scolaire, un problème dénoncé d’ailleurs par le mouvement École ensemble. Ce genre de projet, en effet, est lié au problème de la reproduction sociale des inégalités de statut et de classe.
On a vu en France, par exemple, que certains parents mieux nantis se relocalisent dans certains quartiers et déploient une stratégie de classe afin d’avoir accès à des écoles « spéciales » (croyant au bénéfice d’une valeur supérieur du diplôme pour leur enfant) cependant que d’autres n’auront pas la même mobilité et seront forcés de se rendre à l’école publique « ordinaire », un navire dévalorisé que tous les rats semblent aujourd’hui s’affairer à quitter et qu’on laisse prendre l’eau par la cale (d’ailleurs moisie).
La sociologie de l’éducation a ainsi identifié le lien qui existe entre le marché immobilier, le marché scolaire, la hiérarchisation des établissements et la ségrégation scolaire. Bien sûr, l’école Angus ne fera pas de sélection formelle à l’entrée, mais cela ne l’empêchera pas de participer à une logique d’éclatement du réseau public et de ségrégation scolaire. Certains pensent sans doute avoir intérêt à ouvrir le système d’éducation public à des dynamiques productrices d’inégalités scolaires, de marchandisation et de privatisation. Au-delà de la rhétorique, ils auront cependant de la difficulté à démontrer que cela va dans le sens du bien commun.
Ce billet est d’abord paru sous forme de lettre dans l’édition du 21 avril 2018 de La Presse