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Donner une valeur au monde

20 novembre 2015


Si partout on nous propose des « débats », les vrais débats sont rares. Plus encore sur les questions économiques. Je participe très souvent à des échanges dans les médias avec nos collègues de l’Institut économique de Montréal (ou du Conseil du patronat, ou de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante, ou de l’Institut Fraser…) qui sont présentés comme des débats, pourtant il ne s’agit à peu près jamais de débats. Il s’agit plutôt, au mieux, de présenter quelques arguments soutenant deux thèses opposées; au pire, de combats de coqs puérils où l’essentiel est de bien paraître.

J’aimerais bien vous dire avec hauteur que je ne participe jamais aux seconds et qu’ils seraient l’apanage de quelques méchants droitistes aux dents longues, malheureusement ce serait vous mentir effrontément. L’organisation de nos médias fait en sorte que l’on met souvent dans la même pièce des journalistes plutôt intelligents et intelligentes, deux ou trois personnes invitées pas trop bêtes et que, néanmoins, on vous sert une soupe intellectuelle fade dont je suis parfois la carotte, parfois le navet. Un jour, je me promets d’écrire une réflexion sur cette expérience et ce qu’elle révèle au sujet de nos médias, de mon métier et de notre société.

Ce n’est pas mon but aujourd’hui : je veux plutôt participer à un débat, un vrai, qui a lieu ici même sur ce blogue. Les vrais débats sont des objets passionnants. Souvent, ils ont lieu au sein des mêmes écoles de pensée ou à l’intérieur de divergences assez proches les unes des autres : il faut s’entendre sur un certain nombre de choses pour débattre de façon intelligente.

Toujours, les vrais débats se fondent à la fois sur la rigueur intellectuelle et la générosité herméneutique : essayer de comprendre de bonne foi ce que veut dire un texte en adoptant les interprétations qui semblent les plus porteuses et non en l’approchant pour le démolir; bref éviter de chercher des poux. La première permet de suivre une ligne argumentaire soutenue et cohérente; la seconde, de faire émerger ce qu’il y a de mieux dans l’argument adverse. Contrairement à ce qu’on pense, ce ne sont pas toujours les gens qui connaissent les mieux une question qui font les meilleurs débats : souvent ce sont les esprits jeunes et vifs qui amènent à repenser les cadres.

Nous avons donc un débat dans nos pages. Il a commencé par un texte de Samuel Caron et Hugo Morin, auquel Céline Héquet a répondu, ce qui a suscité une réplique de ces deux messieurs. En trois textes, ces trois personnes sont arrivées à toucher des questions, me semble-t-il, fondamentales en ce moment pour notre société. Le tout avec beaucoup de clarté. Résumons ce qu’ils nous disent.

Le débat sur les externalités

Caron et Morin ouvrent le bal en parlant des externalités, c’est-à-dire les effets d’une transaction qui ne sont pas compris dans son prix. Par exemple, quand j’achète un iPhone, je ne paie pas pour les dommages environnementaux qu’a causé sa fabrication, ni pour les dommages sociaux que cause le travail forcé en Chine, ni pour les conséquences géopolitiques que cause la division internationale du travail qui rend possible la production des iPhone à un coût accessible aux classes moyennes occidentales. C’est un problème qui préoccupe la science économique depuis longtemps, et le texte de Caron et Morin résume bien de quelle façon on a tenté – et on tente actuellement – d’intégrer ces coûts dans les prix, notamment par l’intervention de l’État sur laquelle ils mettent l’accent.

À cela Hequet rétorque que s’il est bien de vouloir tenir compte des externalités, passer par la médiation de l’argent ne règle pas le problème, mais a bien plus de chances de l’empirer. Elle souligne, avec raison, que les méthodes employées pour tenir compte des externalités sont basées sur des évaluations strictement individuelles et traînent avec elles tous les problèmes des rapports marchands capitalistes.

Ainsi, on évaluera la valeur de la destruction environnementale causée par la production du iPhone en sondant des gens pour leur demander combien ils seraient prêts à payer en taxes supplémentaires pour l’éviter. On m’imposera ensuite une taxe en conséquence – taxe dont je m’acquitterai sans problème si j’ai de l’argent, mais qui privera les plus pauvres que moi de la possibilité d’avoir un iPhone. Au bout du compte, uniquement les plus riches auront eu le privilège de jouir des choses qui détruisent l’environnement, mais celui-ci sera néanmoins détruit. En faisant fi du politique, la prise en compte économique des externalités cause plus de problèmes qu’elle n’en règle.

Caron et Morin reviennent ensuite à la charge. Le cœur de leur argumentaire tient sur le fait suivant : il nous faut bien mesurer comment nous vivons dans un monde limité. On peut certes dire que certaines choses ont une valeur inestimable, mais alors on ne pourra plus être en mesure de poser un jugement sur les actions que nous devons poser. On peut bien dire : les iPhone détruisent l’environnement, donc ne faisons plus d’iPhone, mais à partir de quand considèrerons-nous qu’une atteinte à l’environnement se justifie? Dès que nous souhaitons tracer une limite, il nous faudra quantifier.

Ces questions me préoccupent depuis longtemps, et je trouve que ces auteurs sont parvenus très rapidement au point nodal du débat. À l’endroit où les questions sont embêtantes et où les mots qui semblaient clairs prennent des nuances plus ambigues. Comme je suis en grande partie d’accord avec les deux positions développées, je vais tenter de procéder par une série de distinctions.

Valeur, prix et coût social de production

Partons du constat final de Caron et Morin : nous voulons pouvoir avoir une base de valeurs commensurables pour mesurer la valeur des choses, car cette base commensurable facile les décisions en permettant la comparaison. Sans cette base de valeurs commensurables, nous sommes contraints à traiter tout comme un cas spécifique devant être débattu politiquement. Or, on ne veut pas lancer un débat politique à chaque fois qu’il sera question de choisir entre la production d’un stylo ou d’un frigo supplémentaire. Il nous faut donc des données quantitatives dont la fabrication peut être débattue, mais qui nous donnent une information numérique permettant de prendre des décisions raisonnables, rationnelles et responsables sans débats étendus à chaque fois.

Ce système de valeurs commensurables décrirait les coûts sociaux de production : ce qu’il en coûte à la société sur tous les plans pour faire ceci plutôt que cela. Ce qui pose problème dans la société actuelle, c’est que les prix produits par le marché ne sont pas des coûts sociaux de production. Ce sont plutôt une cristallisation de quelques coûts de production, de nombreux rapports de force et de certains désirs exprimés par certains êtres humains.

Le prix du iPhone est (entre autres) déterminé par ce qu’il en coûte d’avoir accès à et d’exploiter des terres rares, par les rapports politiques qui font que Mme Xiang peut être payée quelques yuans par jour pour 12 heures de travail passées à le fabriquer et par le niveau d’endettement possible des ménages du Nord géopolitique, qui peuvent dépenser les 900 $ nécessaires à son achat. Il ne s’agit pas d’une évaluation du rapport entre le coût collectif de sa production et la valeur collective de son utilisation : le prix offert par le marché est le portrait des rapports de force opérant dans ce processus spécifique de production.

Hequet a donc raison de dire que d’intégrer les externalités dans ces prix sans repenser l’ensemble du système d’allocation n’aura aucune conséquence positive et potentiellement des conséquences néfastes. Ce n’est pas parce qu’une taxe augmente la valeur des terres rares parce que celles-ci se font de plus en plus rares (!) que les prix permettront à ce que Caron et Morin veulent de se réaliser, soit, pour reprendre leurs mots d’« aider les citoyens et citoyennes à déterminer la valeur qu’elles et ils sont prêts à associer aux investissements et à l’action des gouvernements ».

Le prix ne sera pas plus près du coût de production grâce à cette taxe, il sera simplement soumis à un nouvel élément du rapport de force : l’intervention gouvernementale.

De plus, on ne peut qu’être d’accord avec Hequet concernant le résultat. Comme les rapports de force déterminent aussi les revenus de la population – à travers le « marché du travail » et la division internationale du travail –, les revenus sont très inégalement répartis.

La hausse des prix du iPhone pour des raisons environnementales permettrait d’abord et avant tout de concentrer son achat dans les mains des plus puissants économiquement (les plus riches qui verront cette hausse comme sans conséquence sur leur budget). Dans le système actuel, des hausses de prix sur les biens non essentiels ont davantage l’effet d’un déplacement de la consommation au sommet de l’échelle que l’effet d’un arbitrage de la consommation, souhaité par Caron et Morin.

En même temps, on ne peut simplement se contenter d’affirmer que les biens ont des valeurs incommensurables. Il faut donner une valeur quantitative et commensurable aux éléments du monde. Nous devons être collectivement en mesure d’évaluer la portée de nos actions et de les comparer entre elles de manière efficace pour être en mesure de prendre des décisions. Dans la perspective d’une sortie du système-prix actuel, il nous faut impérativement mettre en place un système de coût social de production visant à le remplacer.

De nombreuses données (physiques, politiques, chimiques, sociales, géographiques, urbaines) pourraient être mises à contribution pour ce faire. Il faudrait débattre de la constitution de ces coûts et de leur évolution, mais le développement de ces coûts sociaux de production me semble la conséquence logique des deux argumentaires qui ont été développés dans le cadre de ce débat.

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