Des solutions systémiques au racisme systémique en santé et services sociaux (1re partie)
14 octobre 2020
La mort de Joyce Echaquan et le traitement abominable que lui ont fait subir des membres du personnel de l’hôpital de Joliette ont ravivé le débat sur l’existence du racisme systémique au Québec, braquant cette fois les projecteurs sur le racisme anti-autochtone dans le domaine de la santé et des services sociaux. Malgré des divisions à ce sujet au sein de son gouvernement, le premier ministre Legault et son nouveau ministre responsable des Affaires autochtones, Ian Lafrenière, refusent toujours de reconnaître que ce problème dépasse les comportements de quelques individus déviants et qu’il s’inscrit plutôt dans nos institutions et notre histoire coloniale. Outre le fait que l’usage de ce mot hérisse une partie de sa base électorale, une autre raison explique probablement ce rejet de la notion de racisme systémique : cela reviendrait à reconnaître que les solutions au racisme ne se limitent pas à pointer du doigt et à sanctionner quelques coupables, mais qu’elles sont, elles aussi, systémiques.
Je ne reviendrai pas ici sur la notion de racisme systémique, très bien expliquée par mes collègues Wissam Mansour et Julia Posca dans un billet publié en juin dernier. Je ne reviendrai pas non plus sur les preuves abondantes, largement documentées et très bien connues du racisme systémique subi par les populations autochtones au Québec au sein des services publics en général, et des services de santé et services sociaux en particulier. Pour les sceptiques, je recommande la lecture du rapport accablant de la Commission Viens, ainsi que celle du livre coup de poing publié récemment par Samir Shaheen-Hussain, médecin militant qui expose au grand jour le rôle actif joué historiquement par les membres de sa profession dans le génocide colonial des Peuples autochtones au Canada (ce livre sera bientôt disponible dans sa traduction française!).
En fait, les preuves du racisme systémique à l’endroit des Peuples autochtones sont si incontestables que même si seulement 50% des Québécois·es croient qu’il existe du racisme systémique au Québec, 70% pensent que « les Premières Nations ne sont pas traitées sur le même pied d’égalité que les Québécois·es non autochtones dans les structures sociales (ex. : système de justice, de santé, scolaire, etc.). »
Trois pistes de solutions (systémiques)
Comme le soulignent les 37 femmes autochtones signataires d’une lettre ouverte au premier ministre : « Sa crainte c’est peut-être que, en reconnaissant le racisme systémique, ça veuille dire que tout ça doit être revu et que ça va exiger des grands changements ». En effet, s’il est clair que les manifestations individuelles de racisme doivent absolument être dénoncées et condamnées, les véritables solutions au racisme systémique devront passer par des transformations globales demandant des investissements publics et la mise en œuvre de politiques d’envergure.
Je propose ici trois pistes de solution en santé et services sociaux, qui n’épuisent évidemment pas tous les changements profonds qui seront nécessaires pour déloger ce mal à la racine. En témoigne le fait que certaines d’entre elles sont déjà appliquées par le Conseil cri de la santé et des services sociaux de la Baie-James sans éliminer toutes les manifestations du colonialisme au sein des services sociosanitaires de cette région (j’y reviendrai dans la 2e partie de ce billet). En témoignent également près de 500 appels à la justice et à l’action cumulés par la Commission Viens, la Commission de vérité et réconciliation et l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées.
La première solution serait évidemment d’écouter les principales personnes concernées et de répondre aux revendications de la communauté Atikamekw de Manawan, directement touchée par l’agression raciste et la mort de Joyce Echaquan. Une de ces revendications est que l’ensemble des travailleuses et des travailleurs du réseau de la santé et des services sociaux soit tenu de suivre une formation sur la culture autochtone. Le gouvernement s’est déjà engagé à offrir une telle formation pour les employé·e·s de l’hôpital de Joliette et, éventuellement, à l’étendre à l’ensemble du réseau. J’ajouterais ici que, pour que cette formation soit bien construite, il sera essentiel que le gouvernement débloque des ressources financières substantielles afin que les communautés autochtones aient les moyens de participer activement à son élaboration et à sa dispensation. L’octroi de ressources permettrait aussi d’éviter que ce partage de savoirs se transforme en nouveau pillage colonial.
En plus d’augmenter la sécurité culturelle des services et des soins prodigués aux membres des Premières Nations, une telle formation pourrait être bénéfique pour l’ensemble de la population. En effet, nous avons beaucoup à apprendre des conceptions autochtones de la santé qui, malgré leur grande diversité, ont en commun une perspective holistique qui conçoit l’individu globalement et le situe dans son environnement social et naturel. En cela, elles constituent un véritable défi à la médecine occidentale qui, par son caractère individualiste et centré sur les causes biologiques de la maladie, peine à agir sur les « déterminants sociaux » de la santé, qui jouent pourtant le rôle le plus important dans l’état de santé de la population.
Une autre des revendications des Premières Nations concernant les services de santé et les services sociaux – et une autre piste de solution au racisme systémique dans ce domaine – est la reprise de pouvoir des communautés autochtones sur leurs services. Au cours des dernières années, cette revendication s’est exprimée avec particulièrement de force à propos des services de protection de l’enfance (qui, en ce qui concerne les enfants autochtones, portent très mal leur nom), mais elle s’est aussi fait entendre pour d’autres types de services sociosanitaires. Depuis que la Nation Atikamekw a repris le contrôle des services de protection de l’enfance, elle est devenue un exemple à suivre dans le domaine, exemple qui « devrait inspirer le Québec », selon les vice-présidents de la Commission Laurent.
Dans un contexte de centralisation sans précédent du système de santé et de services sociaux au Québec, redonner aux communautés autochtones le pouvoir sur leurs services implique nécessairement une (nouvelle!) réforme en profondeur du réseau. Néanmoins, encore une fois, une telle réforme pourrait bénéficier à l’ensemble de la population du Québec. S’il est une chose que la pandémie nous a apprise, c’est que nous aurions toutes et tous bien besoin de reprendre le contrôle sur nos services et de revenir à des établissements à échelle humaine, ancrés démocratiquement dans les communautés et orientés vers nos besoins réels plutôt que vers des impératifs d’efficience et de réduction des coûts définis par des gestionnaires déconnecté·e·s du terrain.
En ce qui concerne les Peuples autochtones et le racisme systémique qu’ils subissent au sein du réseau, il ne suffira pas, toutefois, de former les employé·e·s à la culture autochtone et de démocratiser la gestion des services : il faudra aussi trouver des moyens pour que les communautés autochtones soient beaucoup mieux représentées parmi les infirmières, travailleuses sociales, médecins et gestionnaires du système sociosanitaire. Il est clair que les mesures de discrimination positive qui sont actuellement en place pour favoriser l’embauche de personnes autochtones et d’autres minorités au sein des services publics sont nettement insuffisantes.
Ici, le programme d’embauche massive de préposées aux bénéficiaires durant la pandémie peut nous inspirer une troisième piste de solution. Pourquoi ne pas offrir aux communautés autochtones des formations bien rémunérées et assorties d’une garantie d’embauche dans le secteur de la santé et des services sociaux? Bien sûr, d’autres obstacles systémiques devraient être levés. Une telle mesure impliquerait notamment la mise en œuvre de l’appel à l’action numéro 12 de la Commission Viens, qui recommandait l’assouplissement des barrières linguistiques à l’entrée des professions régies par l’Office des professions du Québec.
Mais surtout, la mise en œuvre de ces solutions impliquerait, de la part du gouvernement, une reconnaissance du racisme systémique et une volonté réelle d’y mettre fin.
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