Bilan de mi-mandat, deuxième partie : les remarquables oubliés
2 juillet 2016
Dans un premier billet, je me suis penché sur les indicateurs classiques que prend le gouvernement pour évaluer ses politiques : la croissance, l’emploi, les investissements et les importations. Nous avons vu que, selon ces données, les deux premières années du gouvernement de Philippe Couillard étaient somme toute médiocres : sans drame, mais sans éclat non plus.
Mais ces indicateurs sont, en soi, problématiques, ils ne nous donnent qu’une parcelle de la réalité – intéressante à certains égards, mais bien insuffisante. Nous avons accès à une foule d’autres données qu’il pourrait être intéressant de consulter pour juger du travail d’un gouvernement. J’en présenterai quatre dans ce billet.
La lutte à la pauvreté
« Est que le monde mange à leur faim? » me paraît le socle sur lequel doit reposer toute proposition économique. Nous pourrions donc nous demander si plus ou moins de gens mangent à leur faim depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement, et ainsi évaluer sa performance. D’ailleurs, ça tombe bien : au Canada, nous avons un indicateur, la mesure du panier de consommation (MPC), qui est reconnu pour bien répondre à cette question. Au Québec, le Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion (CEPE) publie les données les plus récentes sur son site Web. Elles sont illustrées sur le graphique 1.
Graphique 1 : Taux de personnes sous la mesure du panier de consommation, Québec, 2006 à 2013
Source : CEPE, Taux de faible revenu d’après la mesure du panier de consommation (MPC, base 2011), pour les personnes et les personnes dans des unités familiales, selon l’âge, le sexe et le type d’unité familiale, Québec, 2002-2013, http://www.mess.gouv.qc.ca/publications/pdf/CEPE_MPC_faible_revenu_2002-2013.pdf
Qu’est-ce qu’on remarque? Que si la tendance semble être à la hausse dans les dernières années – une tendance que viendrait confirmer, jusqu’en 2011, notre note sur le déficit humain –, les données disponibles s’arrêtent en 2013, soit un an avant que le gouvernement actuel n’entre au pouvoir. C’est la même chose pour la mesure de faible revenu – une autre mesure de la pauvreté –, dont les dernières données disponibles sur le site de Statistique Canada remontent à 2013. Si on veut juger le gouvernement sur sa capacité à faire diminuer la pauvreté, les données ne sont tout simplement pas disponibles. Dommage puisqu’il me semble crucial de savoir si plus ou moins de gens sont en mesure de couvrir leurs besoins de base.
L’état de notre système de santé et de la santé de la population
La santé est un des principaux postes de dépense du gouvernement. On pourrait donc juger le gouvernement sur l’état de santé de la population et de son système sociosanitaire. Cependant, il est difficile de mesurer l’état de « santé » d’une population, car il existe plusieurs indicateurs. Il en va de même pour le système de santé en général, qui peut être évalué selon divers critères, comme l’ont signalé mes collègues Guillaume Hébert et Philippe Hurteau dans cette brochure.
L’Institut canadien de santé collige des données très intéressantes sur ce sujet sur un site appelé Votre système de santé. Il permet d’évaluer l’accès aux soins, leur qualité, la prévention des maladies, la santé de la population et les dépenses publiques en santé. On peut comparer les différentes données par province et dans le temps. Génial. Seul problème : les dernières données datent généralement de 2013 et, pour quelques rares exceptions, de 2014. Encore une fois, l’absence de données empêche de faire un bilan clair des deux premières années du gouvernement actuellement au pouvoir.
La fréquentation de l’éducation post-secondaire
On pourrait aussi mesurer si le gouvernement fait bien son travail en observant certains indicateurs liés à l’éducation. Par exemple, on pourrait tenter de savoir si plus ou moins de jeunes fréquentent des cégeps et des universités depuis l’arrivée du gouvernement au pouvoir. Le graphique 2 présente les dernières données disponibles à ce sujet.
Graphique 2 : Taux de fréquentation post-secondaire pour les 15-24 ans, Québec, 2006-2007 à 2013-2014
Source : Statistique Canada, CANSIM, Tableaux 477-0033 et 051-0001.
La croissance constante de cet indicateur a de quoi nous réjouir. Toutefois, comme je le mentionnais dans un précédent billet, le reste du Canada a connu sur la même période une croissance légèrement plus rapide, même s’il partait de plus loin. De plus, les données ne répondent pas à la question qui nous intéresse, puisqu’elles se terminent l’année où le gouvernement actuel a pris le pouvoir.
Les émissions de gaz à effet de serre
Il serait tout à fait pertinent de juger un gouvernement à sa capacité de réduire ou non l’émission de gaz à effet de serre, les changements climatiques étant un des problèmes les plus sérieux de notre époque. Ça tombe bien : le ministère du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte aux changements climatiques tient un inventaire québécois des émissions de gaz à effet de serre. Le graphique 3 est tiré de la plus récente édition.
Graphique 3 : Émissions de gaz à effet de serre, Québec, 1990-2013
Source : Ministère du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques, Inventaire québécois des émissions de gaz à effet de serre en 2013 et leur évolution depuis 1990, Québec, Direction des politiques de la qualité de l’atmosphère, 2016, p. 9.
On pourrait là aussi se réjouir de noter la baisse d’émissions depuis 2003, mais il serait pertinent de la mettre en parallèle avec notre budget carbone, soit la quantité que nous pouvons émettre si nous voulons respecter les cibles du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Cependant, là encore, cet indicateur pertinent n’est pas disponible pour la période concernant le gouvernement en place, la dernière donnée disponible étant celle pour 2013.
Lutter contre l’oubli?
Nous aurions pu nous pencher dans ce billet sur quantité d’autres indicateurs : l’égalité salariale entre les hommes et les femmes, le taux de syndicalisation, le nombre de personnes travaillant au salaire minimum, etc. Nous aurions pu par exemple nous inspirer de l’indicateur du vivre mieux de l’OCDE ou de l’Indice de progrès social, un indicateur récent qui recoupe plusieurs indices et qui fait la part belle au Canada. Tous ces choix auraient pu être pertinents, mais aucun d’entre eux n’auraient pu nous informer sur les répercussions des actions du gouvernement actuellement au pouvoir, et ce, pour la même raison : les données ne sont pas encore disponibles.
Certaines données sont particulièrement complexes à produire, d’autres prennent beaucoup de temps à compiler. Cependant, le taux de chômage et la croissance du PIB sont aussi des indicateurs très complexes à calculer, mais les données sont publiées avec seulement quelques mois de retard. Celles que je viens de vous présenter sont vieilles de trois ans.
Une différence marquante est le temps et l’argent que nos gouvernements – par le biais de divers organismes – choisissent d’y investir. Pour garder à l’œil le taux de chômage, Statistique Canada réalise à chaque mois l’Enquête sur la population active (EPA), dont l’échantillon est de 56 000 ménages. Les données sont disponibles dès le mois suivant. C’est une somme de travail colossale que d’amasser et d’analyser ces données, et beaucoup de ressources doivent y être affectées pour que ce soit fait aussi rapidement. On le fait parce qu’on considère socialement cette donnée comme étant importante, et avec raison! Il est pertinent de savoir quelle part de la population occupe un emploi.
Cependant, on constate qu’on se retrouve avec un nombre très limité d’outils pour juger de la performance du gouvernement. La disponibilité des outils dicte en partie les priorités : si on avait à chaque mois des données sur combien de personnes ne comblaient pas leurs besoins de base, peut-être que la lutte à la pauvreté deviendrait un enjeu plus important? On peut espérer, dans tous les cas, que les médias s’habitueraient à voir cet indicateur et le traiteraient avec autant de sérieux que le taux de chômage, par exemple.
Si une certaine vision de l’économie prend tant d’importance dans nos débats, c’est entre autres parce qu’on valorise les données la concernant et qu’on relègue au second plan dans le débat public d’autres données tout aussi importantes. C’est comme s’il y avait, d’un côté, les vrais indicateurs sérieux qui nous permettent d’évaluer les gouvernements et, de l’autre, les faits amusants qu’on peut examiner de temps en temps pour nous donner une idée générale de l’état de notre société. Ces indicateurs, qui sont au débat politique ce que les remarquables oubliés de Serge Bouchard sont à notre histoire, nous aideraient pourtant à comprendre très concrètement l’évolution de notre société et à faire des meilleurs choix politiques.