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PL106 – Quels sont les vrais problèmes derrière le manque d’accès aux médecins de famille?

17 juin 2025

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10min

  • Anne Plourde

Avec son projet de loi 106, le ministre de la Santé, Christian Dubé, prétend résoudre les problèmes d’accès aux médecins de famille qui affectent plus de deux millions de personnes au Québec. Alors que le gouvernement considère que ces problèmes sont causés par une trop grande proportion de médecins de famille travaillant à temps partiel, la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec objecte qu’ils sont plutôt provoqués par une pénurie de main-d’œuvre au sein de la profession. Or, les données disponibles ne permettent pas de conclure que les médecins de famille québécois·es ne travaillent pas assez ni qu’il manque d’omnipraticien·ne·s au Québec. Dans ce cas, comment expliquer les difficultés chroniques d’accès à ces services? Voici le troisième d’une série d’articles visant à analyser différents enjeux liés à ce projet de loi.

Les vrais problèmes derrière le manque d’accès aux médecins de famille au Québec sont de trois ordres principaux, qui concernent tous le financement et l’organisation de ce qu’on appelle les services de « première ligne ». Si la population peine à avoir accès aux médecins de famille, ce n’est ni parce qu’il en manque ni parce qu’ils et elles ne travaillent pas suffisamment. C’est plutôt parce que les services des médecins de famille sont mal utilisés, pour les trois raisons suivantes : 1) l’hospitalo-centrisme du réseau éloigne les médecins de famille de leur travail au sein de la première ligne, qui souffre également d’un sous-financement chronique; 2) l’organisation de la première ligne est beaucoup trop centrée sur les médecins de famille, ce qui se traduit par une sous-utilisation des autres catégories professionnelles, qui pourraient pourtant répondre à une part importante des besoins de la population; 3) la première ligne est largement laissée entre les mains du secteur privé, ce qui aggrave les difficultés d’accès aux professionnel·le·s non médecins.

Problème 1 : l’hospitalo-centrisme

Les services de première ligne incluent ceux offerts par les médecins de famille, mais ils englobent plus largement l’ensemble des services de santé et des services sociaux courants ou de base pouvant être offerts à l’extérieur des hôpitaux, que ce soit dans des CLSC, des cliniques ou d’autres installations de proximité (ex. : vaccination, prélèvements, physiothérapie, soutien à domicile, prévention, consultations psychosociales, cours prénataux, etc.).

On estime que 80% des besoins de la population en santé et services sociaux pourraient être pris en charge par les services de première ligne, qui sont beaucoup moins dispendieux que les services spécialisés de deuxième et troisième ligne offerts dans les hôpitaux et les centres d’hébergement. Malheureusement, ce n’est pas ce qui se produit au Québec. En effet, malgré le rôle crucial que devrait jouer la première ligne pour que le système de santé soit plus efficace et moins coûteux, l’organisation des services est dans les faits fortement centrée sur les hôpitaux. Ceux-ci drainent la plus grande part des ressources investies en santé, au détriment de la première ligne qui souffre depuis toujours d’un sous-financement chronique, ce qui ne lui permet pas de remplir adéquatement sa mission.

En conséquence, alors que la première ligne devrait être la porte d’entrée du réseau, celle à laquelle on cogne en priorité lorsque se manifeste un besoin de services de santé ou de services sociaux, ce sont les hôpitaux qui doivent très souvent jouer ce rôle, faute d’accès aux services de proximité. Ainsi, en 2024, plus de la moitié des visites à l’urgence étaient des visites non prioritaires pour des besoins qui auraient dû être pris en charge par les services de première ligne.

Mentionnons deux manifestations de cet hospitalo-centrisme qui concernent plus spécifiquement les services offerts par les médecins. Premièrement, bien que la médecine de famille soit très bien (et même trop bien) rémunérée au Québec, elle est tout de même beaucoup moins valorisée que les autres spécialités médicales. En 2022, la rémunération annuelle moyenne des médecins spécialistes était 57 % plus élevée que celle des omnipraticien·ne·s (calculs faits à partir des données de la Régie de l’assurance maladie du Québec – RAMQ). Bien que cette dévalorisation relative de la profession n’empêche pas le Québec d’être un des endroits où il y a le plus de médecins de famille par habitant·e parmi les pays de l’OCDE, elle est tout de même symptomatique de la tendance à prioriser le financement des services hospitaliers au détriment de la première ligne.

Deuxièmement, l’hospitalo-centrisme du réseau se manifeste également par le fait qu’au Québec, une part non négligeable des médecins de famille sont contraint·e·s de travailler plusieurs heures par semaine dans les hôpitaux dans le cadre de ce qu’on appelle les « activités médicales particulières » (AMP). Ces AMP ont des conséquences directes sur l’accès de la population aux médecins de famille, puisqu’elles réduisent évidemment le temps que les médecins peuvent consacrer à leur pratique en première ligne, ainsi que le nombre de patient·e·s pouvant être pris en charge. Ceci contribue certainement à nourrir l’impression qu’il manque de médecins de famille au Québec, ou qu’ils et elles ne travaillent pas assez, alors que le problème est plutôt que leurs services sont mal utilisés.

Problème 2 : le médico-centrisme

Si les services des médecins de famille sont mal utilisés, ce n’est pas seulement parce que le système de santé est centré sur les hôpitaux qui accaparent une partie de leurs heures de travail. C’est aussi parce que le système de santé et la première ligne sont beaucoup trop centrés sur les médecins eux-mêmes! Ceci se manifeste autant dans la répartition des ressources financières entre les catégories professionnelles que dans l’organisation des services de première ligne.

Sur le plan des ressources financières, mentionnons que les médecins, qui représentent moins de 10 % du personnel de la santé et des services sociaux à l’emploi du réseau (en excluant les cadres et le personnel auxiliaire et administratif), ont empoché près de 40 % de la rémunération versée à ce personnel en 2023-2024 (calculs combinant les données de la RAMQ pour les médecins et celles du ministère de la Santé et des Services sociaux pour le reste du personnel). Cette surrémunération médicale réduit évidemment notre capacité collective à financer adéquatement les services offerts par les autres catégories de personnel telles que les infirmières, les travailleuses sociales, les préposées aux bénéficiaires, les psychologues et les physiothérapeutes, qui sont pourtant aptes à prendre en charge une vaste gamme de problèmes de santé et de problèmes sociaux.

Le médico-centrisme s’exprime également dans l’organisation des services de première ligne, où l’accès à la plupart des services dépend d’abord et avant tout de l’accès à un médecin de famille, et où les services offerts par les autres professionnel·le·s de la santé sont sous-utilisés et difficilement accessibles pour la population. Ceci est particulièrement vrai depuis la création des groupes de médecine de famille (GMF) au début des années 2000, dans lesquels le gouvernement a choisi en 2015 de transférer une bonne part des services de première ligne qui étaient auparavant offerts en CLSC. Alors que les infirmières, travailleuses sociales, psychologues, physiothérapeutes et autres professionnel·le·s des CLSC offraient directement leurs services à l’ensemble de la population de leur territoire, l’accès à ces professionnel·le·s dans les GMF dépend de l’inscription des patient·e·s auprès des médecins, ainsi que de visites médicales préalables qui réduisent la disponibilité des médecins pour d’autres types de consultations.

Les services de première ligne sont censés être la porte d’entrée du réseau, mais avec le modèle des GMF, les médecins de famille sont les seul·e·s autorisé·e·s à ouvrir cette porte, ce qui crée évidemment d’importants goulots d’étranglement à l’entrée, et de longues files d’attente à l’extérieur, comme le montre notre bilan de ce modèle, qui conclut à son échec. Le problème n’est donc pas le manque de médecins ou leur mauvaise « performance », mais plutôt la place insuffisante accordée aux autres catégories professionnelles, qui pourraient pourtant jouer un rôle crucial en première ligne. Cette tendance est aggravée par le fait que celle-ci est largement laissée entre les mains du secteur privé.

Problème 3 : la première ligne entre les mains du secteur privé

Bien que leurs services soient entièrement financés par des fonds publics, les médecins de famille ne sont pas officiellement des employé·e·s du secteur public. Tout comme les médecins spécialistes, ils et elles ont plutôt un statut de travailleuses autonomes ou d’entrepreneurs privés qui vendent leurs services à la pièce à la RAMQ sous la forme de la rémunération à l’acte. Une majorité d’entre eux et elles ont d’ailleurs fait le choix « d’incorporer » leur pratique dans des sociétés par actions afin de bénéficier d’avantages fiscaux considérables. Cette « médecine inc. » est aussi manifeste dans le fait que la grande majorité des GMF, dans lesquels pratiquent désormais la plupart des médecins de famille, sont des cliniques privées à but lucratif, dont certaines appartiennent à des médecins, mais d’autres à des entrepreneurs ou à des entreprises extérieurs au domaine de la santé.

Or, ce statut particulier des médecins et le mode de rémunération à l’acte qui l’accompagne rendent beaucoup plus difficile leur intégration dans les équipes multidisciplinaires du réseau public et leur pleine collaboration avec les autres catégories professionnelles. En effet, la rémunération à l’acte et le fait de pratiquer dans un cadre privé à but lucratif tendent à décourager le travail en équipe : puisque les médecins sont payé·e·s à l’acte, ils et elles perdent des revenus chaque fois que d’autres professionnel·le·s prennent en charge à leur place les besoins des patient·e·s. De plus, dans le modèle des GMF, les infirmières, psychologues, travailleuses sociales et autres professionnel·le·s transféré·e·s par les CLSC sont placé·e·s sous l’autorité des médecins, ce qui réduit leur autonomie professionnelle et leur capacité à déployer leur plein potentiel. Loin de réduire cette tendance, certains articles du PL106 auront pour effet de l’aggraver (voir l’analyse critique de l’article 13 proposée dans le mémoire du chercheur Damien Contandriopoulos sur le PL106).

Ainsi, le fait que les médecins de famille soient rémunéré·e·s à l’acte et pratiquent dans des cliniques privées à but lucratif place leurs intérêts financiers en contradiction directe avec les intérêts de la population. En effet, si l’ensemble de l’équipe multidisciplinaire était pleinement mobilisé pour répondre aux besoins de la population, cela aurait peut-être pour conséquence de réduire la demande pour les services des médecins de famille (et donc leurs revenus et celles des entreprises propriétaires des cliniques privées), mais cela favoriserait également un accès élargi à la première ligne pour les patient·e·s.

Il faut ajouter à cela qu’une proportion importante des professionnel·le·s non-médecins pratiquent dans le secteur privé, ce qui explique en bonne partie la pénurie de main-d’œuvre ressentie dans le secteur public, notamment en première ligne. C’est le cas entre autres de la majorité des physiothérapeutes et des psychologues, qui consacrent une partie ou la totalité de leur temps à travailler en clinique privée. Or, contrairement aux médecins, leurs services ne sont pas couverts par le régime public d’assurance maladie lorsqu’ils et elles pratiquent en clinique privée, ce qui réduit évidemment l’accès à leurs services pour une partie importante de la population, qui a comme seule option de se tourner vers les médecins de famille pour recevoir gratuitement des services.

Ainsi, en raison de cette place importante du secteur privé en première ligne, les médecins de famille doivent consacrer une partie de leur temps à traiter des problèmes de santé et des problèmes sociaux, tels que des douleurs musculosquelettiques ou des enjeux de santé mentale, qui pourraient être pris en charge, parfois de manière beaucoup plus adaptée, efficace et moins coûteuse, par d’autres professionnel·le·s.

Maintenant que nous avons identifié les vrais problèmes qui nuisent à l’accès aux services de première ligne, auxquels le PL106 ne fait d’ailleurs rien pour répondre, nous verrons dans le prochain et dernier article de cette série quelles sont les vraies solutions pour y remédier.

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