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Diagnostic de la crise en santé mentale au Québec et ses remèdes

10 octobre 2023

  • Eve-Lyne Couturier

La pandémie de COVID-19 a provoqué plusieurs crises : une crise sanitaire d’abord, qui a rapidement mené à une crise économique, puis une crise du réseau de la santé et des services sociaux et une crise de la santé mentale. Bien que ces crises soient interreliées, c’est plus précisément à cette dernière que cette note socioéconomique s’attardera.

Introduction

Loin d’être la simple absence de maladie mentale, la santé mentale peut être définie comme :

une forme de bien-être complet qui interpelle notre capacité à jouir de la vie et à faire face aux défis auxquels nous sommes confrontés. La santé mentale et la maladie mentale ne représentent pas les extrêmes d’un même continuum, mais constituent plutôt des concepts distincts, bien que corrélés. La santé mentale influence directement le fonctionnement personnel et social des individus, justifiant l’importance d’agir en amont des problèmes pour promouvoir la santé mentale1.

En d’autres mots, si nous devions faire le parallèle avec la santé physique, nous pourrions dire qu’une bonne santé mentale n’est pas l’équivalent d’une bonne santé physique, mais d’une bonne condition physique, d’une bonne forme physique. Il est possible d’être « en forme » et malade, tout comme on peut être en santé sans être « en forme ». Avoir une bonne santé mentale, tout comme avoir une bonne forme physique, nous aide à affronter les difficultés de la vie, à relever des défis et à nous réaliser comme individus. Avoir une mauvaise santé mentale est un facteur de risque pour le développement de maladies mentales.

Il découle de cette définition que la santé mentale dépend de facteurs qui dépassent largement l’accès aux services curatifs tels que la psychothérapie et qu’elle est déterminée de manière importante par les conditions sociales et économiques d’existence des individus.

L’objectif de cette note est donc double. Premièrement, trouver des solutions rapides pour faire face à la crise actuelle en santé mentale. Il s’agit ici d’évaluer les ressources disponibles sur le plan curatif et de proposer une réorganisation des soins afin de faire la plus grande différence possible dans la santé des gens, à court terme. Deuxièmement, à partir des déterminants sociaux connus de la santé mentale, nous proposons des mesures de prévention des problèmes de santé mentale efficaces et accessibles, qui peuvent avoir des effets à long terme sur la qualité de vie et sur la santé mentale de la population.

Diagnostic : une crise latente exacerbée par la pandémie

Dans un contexte où les ressources en santé mentale peinaient déjà à répondre aux besoins, les différentes mesures sanitaires adoptées au Québec pour contenir la propagation de la COVID-19 ont eu des effets désastreux sur l’équilibre émotionnel et psychique de la population. État d’urgence, confinements, couvre-feu, fermetures d’industries et de commerces, pertes d’emplois, isolement, stress, peur collective, montée du complotisme : les dernières années ont été difficiles pour de nombreuses personnes, particulièrement pour celles qui étaient déjà fragilisées par leur situation de santé, leur statut socioéconomique ou d’autres types de vulnérabilités. Tout comme la pandémie a révélé les faiblesses de notre système de santé, elle a également révélé les faiblesses de notre santé mentale collective.

Il faut savoir que, même avant la pandémie de COVID-19, la santé mentale était un sujet de préoccupation de plus en plus important pour les autorités publiques, en raison du poids économique et social que les troubles mentaux de toutes sortes faisaient déjà peser sur le système de santé partout au pays. La Commission de la santé mentale du Canada évaluait en 2021 à 20 % la prévalence des problèmes de santé mentale dans la population canadienne. Elle estimait par ailleurs à 50 milliards de dollars par année le coût des problèmes de santé mentale sur l’économie et à 80 milliards le coût pour les systèmes de santé à travers le pays2.

Le graphique 1 montre que la santé mentale perçue des Québécois·es s’est rapidement détériorée durant les deux premières années de la pandémie.

Au Québec, en 2021, environ 10 % des coûts des urgences de santé étaient attribuables à des problèmes de santé mentale3. On peut également voir, au graphique 2, que la liste d’attente du réseau de la santé et des services sociaux avait connu un léger recul en 2020-2021, probablement attribuable à la frilosité des Québécois·es à fréquenter les urgences, les CLSC et autres cliniques au début de la pandémie. Cette liste d’attente s’est toutefois allongée dans les deux années qui ont suivi, malgré des cibles ministérielles toujours plus ambitieuses.

Malgré l’abandon progressif des mesures sanitaires en 2022 par un gouvernement qui nous a enjoint de « vivre avec le virus », il appert que la crise de la santé mentale au Québec est loin d’être terminée. Il importe donc de fournir rapidement les soins appropriés aux personnes qui en ont le plus besoin.

Accès aux soins en santé mentale

Au Québec, des soins en santé mentale sont offerts dans le secteur public et dans le secteur privé. La nature de ces soins et leur accès diffèrent grandement d’un secteur à l’autre.

L’offre de soins en santé mentale dans le secteur public

Le secteur public fournit des soins de santé mentale principalement par l’entremise du réseau de la santé et des services sociaux (RSSS). Le RSSS offre une gamme diversifiée de services qui reflète la diversité des besoins de la population. Des équipes multidisciplinaires composées de psychiatres, de psychologues, de travailleuses sociales, de psychoéducatrices, de sexologues, de criminologues et d’infirmières spécialisées prennent en charge les cas les plus complexes et les plus « lourds », qui concernent pour la plupart des patient·e·s en unité psychiatrique, qui souffrent de comorbidités4, mais également des jeunes en centre jeunesse ou en centre de réadaptation. Nous avons au graphique 3 un aperçu du nombre de travailleuses des corps d’emploi du domaine psychosocial spécifiquement.

Le système public traite également les patient·e·s qui n’ont pas les moyens de se payer des soins sur le marché privé et qui doivent attendre, selon la gravité des cas, de 6 à 24 mois avant d’être pris·es en charge5. Des cas médiatisés de jeunes qui se sont enlevé la vie alors qu’ils et elles étaient sur la liste d’attente pour voir un·e psychologue ont révélé les lacunes du RSSS6. Enfin, le milieu communautaire offre une gamme de services complémentaires au RSSS qui sont financés par ce dernier.

Le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) s’est doté depuis 2005 de trois plans d’action quinquennaux en santé mentale dans lesquels il liste toutes les mesures entreprises pour favoriser l’accès aux soins et la réduction des problèmes de santé mentale. Les principes invoqués dans le dernier plan (2022-2026) sont nobles : « promouvoir la primauté de la personne et le plein exercice de sa citoyenneté », « assurer des soins et des services adaptés aux jeunes, de la naissance à l’âge adulte », « favoriser des pratiques cliniques et de gestion qui améliorent l’expérience de soins7 », etc.

Malheureusement, force est de constater que la santé mentale n’est pas en haut de la liste de priorités du gouvernement du Québec, puisqu’elle ne bénéficie pas du réinvestissement massif dont elle aurait besoin. En effet, comme le montrent les graphiques 4 et 5, les dépenses de programmes du MSSS en santé mentale ont connu une progression plus lente que la moyenne des programmes du RSSS depuis 2014-2015. La part du budget en santé mentale par rapport à l’ensemble des programmes est donc passée de 7,2 % en 2014-2015 à 6,3 % en 2023-2024.

La somme de toutes les dépenses engagées par l’État québécois dans l’ensemble du RSSS pour la santé mentale cette année8 s’élevait à tout près de 5 milliards de dollars, sur des dépenses de programmes totalisant 27,6 milliards. L’épreuve de la pandémie de COVID-19 n’aura manifestement pas suffi à motiver l’injection des fonds nécessaires dans ces programmes.

L’offre de soins en santé mentale dans le secteur privé : le marché de la psychothérapie

Le secteur privé, pour sa part, offre principalement des services de psychothérapie en cabinet privé pour une clientèle constituée des cas les moins lourds, qui ne requièrent pas le soutien d’une équipe spécialisée multidisciplinaire et qui a les moyens financiers d’en assumer les coûts.

La psychothérapie se définit comme suit :

[Un] traitement psychologique pour un trouble mental, pour des perturbations comportementales ou pour tout autre problème entraînant une souffrance ou une détresse psychologique qui a pour but de favoriser chez le client des changements significatifs dans son fonctionnement cognitif, émotionnel ou comportemental, dans son système interpersonnel, dans sa personnalité ou dans son état de santé. Ce traitement va au-delà d’une aide visant à faire face aux difficultés courantes ou d’un rapport de conseils ou de soutien9.

En 2022, 11 848 personnes étaient habilitées à exercer la psychothérapie au Québec, dont 9116 psychologues10. Parmi les psychologues, 3600 pratiquent exclusivement en cabinet privé, alors que près de 1800 ont une pratique mixte, c’est-à-dire qu’ils et elles ont un employeur principal (généralement dans le secteur public) en plus d’avoir une pratique privée à temps partiel. C’est donc dire qu’environ la moitié des personnes habilitées à pratiquer la psychothérapie ont une pratique privée.

Cet arrangement public-privé pose problème, car, encore une fois, les cas les moins lourds et les plus rentables sont réservés au secteur privé alors que les cas les plus lourds et les plus coûteux sont pris en charge par le secteur public, avec tous les défis que ça implique pour les conditions de travail et l’accès aux services dans le secteur public. Nous y reviendrons.

Pénurie de personnel dans le RSSS : le cas particulier des psychologues

La pénurie de personnel dans le RSSS existe à tous les niveaux et pour tous les titres d’emploi, mais elle est particulièrement criante chez les psychologues. Les « portraits de la main-d’œuvre » produits par le MSSS au cours des dernières années montrent que la plupart des titres d’emploi du domaine psychosocial dans le RSSS connaissent une croissance du nombre absolu d’employé·e·s qui est lente, mais constante. On peut constater au graphique 6 que les emplois du domaine psychosocial qui exigent une formation technique (technicienne en travail social et éducatrice) ont stagné entre 2012 et 2018, alors que leurs équivalents qui exigent une formation universitaire (travailleuse sociale et psychoéducatrice) ont connu une progression importante. La pénurie généralisée de personnel est donc le résultat d’une augmentation rapide de la demande de services, illustrée à la section 2, plutôt que d’une diminution de l’offre de main-d’œuvre.

Le cas des psychologues est différent puisque, après avoir connu une période de croissance soutenue des effectifs, le nombre de psychologues employé·e·s par le RSSS diminue, en nombre absolu, depuis environ 2010. Il est passé de 2500 en 2010 à moins de 2100 en 2022, pour une perte nette d’environ 400 psychologues (graphique 7).

Comment expliquer cette diminution importante du nombre de psychologues dans le réseau public ? Ce n’est certainement pas parce que le Québec manque de psychologues. Comme on peut l’obsver au graphique 8, avec l’Alberta, le Québec est la province qui compte le plus de psychologues par habitant·e. Près d’un·e Québécois·e sur 1000 pratique la profession, soit plus du double de la moyenne canadienne et environ le triple de l’Ontario (graphique 9).

Cette proportion de psychologues dans la population a par ailleurs rapidement augmenté à la fin du siècle dernier, avant de se stabiliser aux niveaux actuels il y a près de 20 ans.

La pénurie de psychologues dans le RSSS ne s’explique donc pas par des difficultés à former de nouveaux et nouvelles psychologues, mais plutôt par la difficulté à les retenir dans le réseau public. Les données fournies par l’Ordre des psychologues du Québec et illustrées au graphique 10 indiquent que l’on assiste essentiellement à un exode des psychologues du réseau public vers la pratique privée.

Cet exode s’explique donc de deux manières.

  1. Les conditions de pratique se sont détériorées. Les réformes Couillard (2006) et Barrette (2015) ont retiré beaucoup d’autonomie aux psychologues dans le jugement clinique en les soumettant à une bureaucratisation centralisatrice contraire à leur identité professionnelle. Les psychologues sont en effet attaché·e·s à une conception libérale de leur métier en phase avec le fait qu’ils et elles sont les seul·e·s dans le RSSS, avec les médecins, à détenir un doctorat11.
  2. La rémunération est bien en deçà de ce qu’offre le secteur privé. L’Ordre des psychologues du Québec indique sur son site web qu’une séance de 50 minutes de psychothérapie peut coûter entre 120 et 180 $. Ces prix suggérés sont 50 % plus élevés que ce qui était affiché sur le site de l’Ordre en 2021. On peut y lire qu’il « s’agit d’un libre marché, chaque psychologue est libre de déterminer son tarif. Les prix dépendent souvent de la spécialisation, de l’expérience et de l’emplacement12 ».

La présidente de l’Ordre, Christine Grou, estimait en avril 2022 à 150 $ le montant moyen d’une séance13. Dans le cadre d’une enquête du Journal de Montréal réalisée peu de temps après et qui révélait que les psychologues affichant de la disponibilité exigeaient entre 150 et 240 $ par séance, Mme Grou ajoutait que la pénurie de psychologues qui sévissait au privé était « un indicateur que les honoraires ne sont pas un frein à consulter. Les cabinets sont pleins14 ».

Sur la base d’une séance moyenne à 150 $, et en tenant compte des dépenses propres à la pratique en cabinet privé ainsi que des avantages sociaux offerts dans le réseau public, la Coalition des psychologues du réseau public québécois évalue à 44 % l’écart de rémunération entre le réseau public et le marché privé, à la faveur de ce dernier15.

Une solution qui fait consensus : la couverture publique universelle de la psychothérapie

Il apparaît évident, dans un contexte où la pandémie de COVID-19 a provoqué beaucoup d’anxiété dans la population, que la demande pour des soins de psychothérapie a explosé dans le marché privé. Cette situation exceptionnelle a révélé des maux qui étaient latents dans la population et a fait augmenter les prix d’une séance de psychothérapie rapidement. Le marché privé oppose dès lors une concurrence déloyale au secteur public, qui connaissait déjà des difficultés de rétention et dont les salaires sont enchâssés dans des conventions collectives qui n’ont pas la même flexibilité que les prix sur le marché.

Un cercle vicieux s’est ainsi installé : moins le secteur public parvient à fournir des services à la population, plus la demande et les prix sur le marché privé augmentent, ce qui nourrit l’exode dans le secteur public. La flambée des prix sur le marché privé de la psychothérapie exacerbe donc deux problèmes qui étaient déjà présents : les difficultés d’accès à un·e psychologue sur le marché privé et les difficultés de rétention des psychologues dans le réseau public.

Plusieurs associations et organisations ont proposé de s’attaquer au premier de ces problèmes en élargissant la couverture du régime d’assurance maladie du Québec aux soins de psychothérapie fournis au privé16. Deux principales raisons justifient cette approche :

  1. Les difficultés d’accès pour raisons financières. L’Institut national d’excellence en santé et services sociaux soulignait ces difficultés en 2018
    [L]’accessibilité physique et financière à la psychothérapie reste limitée du fait que seulement le tiers des professionnels habilités à offrir de la psychothérapie pratiquent dans le secteur public et que la politique de couverture et de remboursement de ce service est très restreinte. Cela fait en sorte que ce sont majoritairement les personnes ayant les moyens financiers de débourser le coût des séances ou une assurance privée qui profitent de ce service, lequel est largement disponible dans le secteur privé17.
  2. L’efficacité de la psychothérapie. De nouvelles preuves scientifiques, qui n’étaient pas disponibles lorsque le panier de services couverts par la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) a été élaboré, sont venues confirmer ce qui était présumé depuis longtemps : la psychothérapie a une efficacité thérapeutique au moins aussi grande que la pharmacothérapie pour le traitement de troubles dépressifs18, laquelle est déjà couverte par la RAMQ et la loi sur l’assurance médicaments19.

La proposition de couverture universelle de la psychothérapie est inspirée de deux expériences à l’étranger, soit au Royaume-Uni et en Australie, où des programmes ont été mis en place avec un grand succès au cours de la dernière décennie20. Une analyse actuarielle a révélé qu’il en coûterait entre 883 millions et 4 milliards de dollars par année pour instaurer un programme similaire au Québec, selon le type et l’étendue de la couverture ainsi que le nombre de séances couvertes21.

Le Québec a déjà tenté de mettre en place un système de remboursement de frais semblable en 2018, doté de seulement 35 millions de dollars, dont le financement a été augmenté à 100 millions en 2020 pour faire face à l’augmentation soudaine de la demande au début de la pandémie22. Cette expérience n’a toutefois pas été concluante, alors que seulement le quart des 100 millions de dollars prévus a été utilisé, faute de psychologues souhaitant participer au programme. La raison principale invoquée par l’Ordre des psychologues du Québec pour expliquer cet échec est la somme remboursée par séance, inférieure à ce qui peut être obtenu sur le marché non subventionné23.

Un encadrement du marché de la psychothérapie est nécessaire

À la lumière de ces éléments, l’inclusion de la psychothérapie dans le panier de services couverts apparaît comme une approche nécessaire, mais insuffisante pour améliorer l’accès aux soins de santé mentale au Québec. Les différentes propositions de couverture universelle qui ont été élaborées avant la pandémie doivent être revues pour tenir compte de la dynamique particulière du marché de la psychothérapie.

En effet, il faut s’assurer qu’une couverture universelle de la psychothérapie offerte dans le secteur privé n’ait pas d’effet pervers sur l’offre de services dans le réseau public. Pour ce faire, le gouvernement du Québec doit impérativement s’attaquer à l’exode des psychologues vers le marché privé. À cet égard, au mois de mars dernier, le gouvernement Legault a fait des offres salariales supérieures pour les psychologues comparativement au reste du personnel du RSSS, afin de concurrencer les tarifs exigés sur le marché privé.

Laisser le marché privé dicter ainsi la valeur d’un service de santé essentiel nous apparaît toutefois comme une solution à courte vue qui risque de nourrir le cercle vicieux déjà évoqué. En effet, en augmentant le salaire des psychologues de manière à l’aligner sur les tarifs du secteur privé, il est à prévoir que les prix demandés au privé augmenteront au fur et à mesure que le RSSS parviendra à rapatrier des psychologues dans son giron. Le système à deux vitesses actuel, dans lequel près de la moitié des psychologues travaillent au privé auprès d’une clientèle aisée qui souffre de maux moins lourds et moins complexes que les cas pris en charge dans le RSSS, ne s’en trouverait que reconduit.

Il est donc essentiel pour le gouvernement du Québec de non seulement garantir un meilleur accès aux soins de psychothérapie pour l’ensemble de la population, mais également de mieux encadrer le marché privé de la psychothérapie. L’IRIS croit que, dans un contexte de crise de la santé mentale mise au jour par la pandémie de COVID-19, l’existence d’un marché privé non régulé de la psychothérapie est un obstacle à une allocation adéquate des ressources en santé mentale. Au même titre que pour la médecine hospitalière, laisser le libre marché et les acteurs privés décider de l’allocation des soins en santé mentale représente un usage irrationnel et inéquitable de ressources rares et essentielles à la santé globale de la population.

En ce sens, le gouvernement pourrait s’inspirer des mesures mises en place pour encadrer la pratique privée de la médecine. En vertu de la Loi sur l’assurance maladie (LAM), il existe deux catégories de médecins : des médecins participant·e·s et des médecins non participant·e·s au régime d’assurance maladie du Québec. Il est interdit pour les médecins d’avoir une pratique mixte, c’est-à-dire d’avoir une pratique privée parallèle à des activités rémunérées par la RAMQ.

La LAM prévoit également l’interdiction de l’assurance duplicative, soit la possibilité pour les individus de contracter une police d’assurance pour des actes qui sont déjà couverts par la RAMQ. Cette interdiction empêche l’émergence d’un marché privé de la médecine qui serait financé par des régimes d’assurance privés.

La LAM a réussi à contenir le développement d’un marché privé sur le plan du financement de la médecine générale, mais elle est loin d’être parfaite, puisqu’elle est le résultat d’un rapport de force constant entre l’ensemble du corps médical et l’État québécois.

Par exemple, la loi n’a pas empêché la privatisation de la prestation de services, notamment par le développement du réseau des groupes de médecine de famille, véritables cliniques de santé privées dirigées par des médecins, bien que financées par la RAMQ.

La LAM n’a également aucun mordant en ce qui concerne le mode de rémunération des médecins, qui sont pour la vaste majorité rémunéré·e·s à l’acte. Cela a favorisé un phénomène de surrémunération médicale que l’IRIS a déjà évaluée à 1,5 milliard de dollars24.

Finalement, les médecins ont le loisir de choisir leurs patient·e·s en fonction de leurs préférences plutôt qu’en fonction des besoins de la population, ce qui crée des iniquités dans le système de santé.

En raison de toutes ces considérations, une couverture universelle des soins de psychothérapie devrait donc s’accompagner d’une série de mesures afin de garantir l’accessibilité des soins et la priorisation des cas les plus lourds, sans risquer les mêmes écueils que l’on a connus avec les médecins.

  1. Guichet unique.  Pour bénéficier du remboursement des frais de psychothérapie par la RAMQ, les patient·e·s devraient d’abord passer par le Guichet d’accès en santé mentale, où ils et elles feraient l’objet d’une première évaluation par le personnel du RSSS en soins psychosociaux. Une cote de priorité pourrait être attribuée afin de s’assurer que les cas les plus lourds soient vus par un·e psychologue dans les plus brefs délais. Les psychologues du privé participant au programme de couverture publique seraient tenu·e·s d’accepter de nouveaux clients et nouvelles clientes uniquement à partir des listes d’attente établies par le guichet.
  2. Interdiction des assurances duplicatives et de la pratique mixte. Étendre le panier de services offerts par la RAMQ pour y inclure la psychothérapie devrait s’accompagner d’une interdiction des assurances privées duplicatives et de la pratique mixte. Ce système imposé aux médecins québécois·es fait en sorte que seulement 5 % d’entre eux et elles ont fait le choix de se désaffilier de la RAMQ pour exercer exclusivement au privé25. Atteindre une telle proportion pour les psychologues signifierait d’en rapatrier près de 3000 dans le réseau public.
  3. Bourses d’études. Des bourses d’études de 25 000 $ sont déjà remises à des étudiant·e·s au doctorat en psychologie qui s’engagent à pratiquer au sein du RSSS pour une période de deux ans. Ces bourses ont eu jusqu’à maintenant un effet mitigé26. Il conviendrait de bonifier ces bourses.
  4. Amélioration des conditions de pratique et de l’autonomie des psychologues dans le réseau public. Évidemment, les critiques concernant la bureaucratisation du travail des psychologues du RSSS et leur perte d’autonomie professionnelle devront être prises en compte afin de favoriser un mouvement volontaire des psychologues œuvrant présentement en pratique privée vers le RSSS.

Ces mesures auraient pour effet de mieux distribuer les ressources en santé mentale en limitant l’exode des psychologues vers le marché privé. Toutefois, les besoins en santé mentale sont si élevés que, même si tous les psychologues travaillaient pour le secteur public, la demande de soins dépasserait toujours l’offre de services. Les soins curatifs ne peuvent malheureusement s’attaquer qu’à la pointe de l’iceberg des problèmes de santé mentale.

Une stratégie gouvernementale intégrée et cohérente pour améliorer la santé mentale de la population impliquerait donc de non seulement offrir plus de soins curatifs à la population, mais également d’agir en amont sur les causes des problèmes de santé mentale.

Les déterminants individuels et sociaux d’une bonne santé mentale

La littérature scientifique relève différents facteurs propres aux individus qui prédisposent ceux-ci à une bonne santé mentale. Ainsi, les personnes âgées, les femmes, les personnes immigrantes, « celles qui déclarent avoir une spiritualité qui donne un sens à leur vie, une meilleure capacité de pardon, avoir vécu peu ou pas d’expérience de traumatisme pendant l’enfance, ainsi que les personnes ayant des habiletés de gestion du stress27 » auraient une meilleure santé mentale globale. La santé physique, le niveau d’intelligence émotionnelle et sociale et les prédispositions génétiques sont également des facteurs individuels influençant la santé mentale28.

Il existe également de nombreux déterminants sociaux de la santé mentale, sur lesquels les autorités publiques ont beaucoup plus de prise que les facteurs individuels. Ces facteurs sociaux ont tous pour point commun d’augmenter ou de diminuer les sources de stress pour les individus. En effet, le stress est reconnu depuis longtemps comme le principal facteur de risque pour développer une maladie mentale. Le stress exerce également une influence sur l’expression de certains gènes et le développement du cerveau et des circuits neuronaux, particulièrement chez les fœtus et les enfants29, ce qui augmente les risques de souffrir de dépression, de schizophrénie et de trouble bipolaire à l’âge adulte30.

Or, de mauvaises conditions sociales peuvent causer du stress chronique.

L’anxiété, l’insécurité, une faible estime de soi, l’isolation sociale et une absence de contrôle au travail et dans la vie domestique ont des effets importants sur la santé mentale. Ces risques psychosociaux s’accumulent durant la vie et augmentent les probabilités de souffrir de problèmes de santé mentale et même de mourir prématurément31.

Parmi les principaux facteurs de risque pour la santé mentale se trouvent donc les sources de stress causées par la sphère économique :

  • la pauvreté et l’insécurité économique32, la précarité alimentaire33, l’endettement34, les difficultés à se loger35, ainsi que les inégalités sociales36 et la criminalité qu’elles engendrent dans les quartiers les plus défavorisés37 ;
  • le monde du travail, avec ses épuisements professionnels, la précarité de certains emplois et les violences physiques et psychologiques qui s’y vivent38.

Face à ces facteurs de risque majeurs, qui résultent du fonctionnement de l’économie capitaliste et ne dépendent que très peu des choix individuels39, il est important que nos institutions agissent de façon collective et préventive sur nos conditions de vie afin de réduire les sources de stress dans une approche de santé publique.

Une approche de santé publique de la santé mentale

La santé publique peut être définie comme suit :

[L’ensemble des] activités organisées de la société visant à promouvoir, à protéger, à améliorer et, le cas échéant, à rétablir la santé de personnes, de groupes ou de la population entière. Elle est le fruit d’un ensemble de connaissances scientifiques, d’habiletés et de valeurs qui se traduisent par des actions collectives par l’entremise de programmes, de services et d’institutions visant la protection et l’amélioration de la santé de la population. Le terme « santé publique » peut décrire un concept, une institution sociale, un ensemble de disciplines scientifiques et professionnelles et de technologies, ou une pratique40.

Autrement dit, la santé publique est une approche multidisciplinaire qui vise à comprendre les déterminants individuels et sociaux de la santé globale de la population comprise dans son ensemble et à agir sur eux. Elle agit généralement en amont des problèmes de santé, sur le plan de la prévention des facteurs de risque.

Une idée répandue consiste à croire que nous devons notre longue espérance de vie à la médecine moderne, avec ses médicaments développés en laboratoires et sa technologie de pointe. Or, la majorité des gains d’espérance de vie réalisés depuis le XIXe siècle est le résultat de l’application de mesures de santé publique41. En effet, le ministère de la Santé et des Services sociaux reconnaissait, dans un rapport publié en 2005, que sur les 30 ans d’espérance de vie gagnés au cours du XXe siècle, 8 années seulement étaient attribuables à l’amélioration du système de santé, alors que l’amélioration des conditions de vie, de l’environnement et des habitudes de vie aurait permis d’allonger l’espérance de vie de 22 ans42 (graphique 11).

La santé publique comme discipline est née dans sa forme moderne des nécessités créées par l’urbanisation qui a accompagné la révolution industrielle et le développement du capitalisme en Angleterre au XVIIIe siècle. Les principales avancées qui ont amélioré radicalement l’espérance de vie des populations sont les infrastructures sanitaires de base (égouts, eau potable), la vaccination de masse, les lois du travail et les mesures de base de protection sociale43. Ces différentes avancées, qu’il est parfois facile de tenir pour acquises, sont toujours au cœur de notre qualité de vie.

La santé publique a repris le devant de la scène au début de la pandémie de COVID-19, mais depuis la Seconde Guerre mondiale, elle avait largement été reléguée à l’arrière-scène des considérations politiques entourant les questions de santé. Plus récemment, au Québec, l’austérité budgétaire imposée par le gouvernement Couillard a entraîné une diminution en valeur absolue du financement de la santé publique. Ce dernier est passé de 458 millions de dollars à 418 millions entre 2014 et 2019. Ce n’est qu’avec la pandémie que le budget de la santé publique a été renforcé, mais on peut voir au graphique 12 que l’évolution des dépenses de ce programme n’a tout de même pas suivi celle de l’ensemble des dépenses de programmes dans la dernière décennie. En ce moment, les dépenses de santé publique sont 40 fois inférieures au reste des dépenses de programmes du MSSS (graphique 13).

Une partie des raisons pour lesquelles la santé publique est l’enfant pauvre du MSSS vient du fait qu’une fois ses recommandations faites, plusieurs des mesures de santé publique sont enchâssées dans les lois et mises en application par nos institutions sans qu’elles soient constamment inscrites sous la rubrique de la santé publique. Nous pouvons penser aux lois concernant la santé et la sécurité au travail, la salubrité des logements, les différents polluants, l’affichage des risques sur les produits dangereux, l’ajout de nutriments à des produits alimentaires de base, etc.

Une approche de santé publique en santé mentale consiste donc à agir de manière collective sur les facteurs globaux et sociaux qui contribuent de manière importante à déterminer la santé mentale des individus. Dans cette optique, nous proposons dans la prochaine section trois pistes d’action susceptibles d’avoir des effets structurants sur la santé mentale de la population québécoise.

Trois chantiers pour la santé mentale : travail, logement et protection sociale

Comme nous l’avons mentionné dans la section précédente, le stress est la principale cause des problèmes de santé mentale, et le stress économique est la principale source de stress44. Agir sur les sources principales de stress est un objectif ambitieux. En effet, celles-ci sont le résultat de rapports de force inégalitaires dans la société, de conflits et de violences économiques et institutionnelles qui maintiennent les travailleurs et travailleuses dans un état de vulnérabilité et d’épuisement continuel. En d’autres mots, réduire les sources de stress requiert la remise en cause de la distribution du pouvoir et de la richesse dans notre société.

Il n’en demeure pas moins que plusieurs initiatives au chapitre des politiques publiques peuvent avoir un réel impact sur la santé mentale de la majorité de la population. Depuis sa fondation en 2000, l’IRIS a fait de multiples recommandations allant dans le sens d’une meilleure utilisation de la richesse produite dans notre société, ce qui permettrait à l’ensemble des individus, et en particulier aux personnes au bas de l’échelle, d’améliorer leurs conditions de vie et de profiter d’un environnement socioéconomique plus favorable à la santé mentale.

Travail

Deux propositions phares de l’IRIS pourraient ici être implantées : 1) une réduction du temps de travail et 2) l’instauration du « revenu viable ». En 2016, l’IRIS publiait un livre intitulé Cinq chantiers pour changer le Québec. Nous y faisions plusieurs propositions susceptibles de conduire à une diminution du stress économique. Sur la question du temps de travail, on pouvait y lire ceci :

[L]es activités qui occupent notre temps et le rythme auquel nous les réalisons influencent directement notre qualité de vie, car la possibilité de nouer des relations enrichissantes, saines et valorisantes en dépend. Dans notre société, le travail salarié est l’occupation principale de nombre de gens, soit celle à laquelle le plus de temps est consacré, en plus de constituer pour plusieurs un lieu de socialisation et une source d’identification. Le travail est donc vecteur de cohésion, puisqu’il favorise l’intégration des individus à leur communauté sur les plans social et économique et qu’il leur procure un sentiment d’appartenance. Or, comme la plupart d’entre nous sommes à même de le ressentir, l’organisation présente du temps de travail pose problème. Par souci d’améliorer les conditions de vie individuelles et collectives, un important réaménagement de ce temps devrait être entrepris45.

Afin de réduire le temps passé au travail, l’IRIS faisait trois propositions de modification aux normes du travail inspirées d’expériences concluantes dans différents pays d’Europe : 1) réduire graduellement la semaine normale de travail, sans perte de salaire, à 32 heures par semaine, 2) augmenter graduellement le nombre de semaines de vacances minimales pour l’amener à quatre et 3) offrir des options de congé sabbatique pour tous les travailleurs et toutes les travailleuses.

Sur la question des vacances et des congés, la littérature scientifique est sans équivoque : les vacances améliorent la santé globale des individus46, allongent l’espérance de vie47, réduisent le stress et les risques d’épuisement professionnel48, améliorent la santé mentale des employé·e·s et de leurs proches49, augmentent la qualité de vie générale des employé·e·s50, réduisent l’absentéisme51 et augmentent la productivité au travail52.

Afin de mettre en place des conditions favorables à la santé mentale, il est aussi primordial de s’assurer que les personnes qui travaillent puissent subvenir à leurs besoins. Subir les désagréments du travail salarié sans jouir d’une certaine paix d’esprit sur le plan financier est un non-sens. Le phénomène des working poor, ces personnes qui restent pauvres bien qu’elles occupent un emploi, existe bel et bien au Québec. En 2020, c’était près d’une personne sur cinq qui n’avait pas accès à un revenu viable53.

Le revenu viable est un indice développé par l’IRIS et qui fait l’objet de publications depuis 2015. Il correspond à un revenu qui permet à toute personne de « participer à la vie culturelle, politique et économique et [qui] lui [laisse] une certaine marge de manœuvre en vue de transformer sa situation socioéconomique54 ». Ce revenu viable varie en fonction de la localité et de la situation matrimoniale de la personne. En 2022, il était de près de 30 000 $ par année pour une personne vivant seule à Montréal55, soit environ 16,50 $/heure.

Augmenter le salaire minimum et les prestations d’aide sociale pour que chaque personne puisse vivre une vie digne, libérée du stress de la pauvreté, serait une mesure très efficace pour améliorer rapidement la santé mentale de la population.

Logement

Le logement est un autre levier sur lequel l’État québécois pourrait agir pour prévenir les problèmes de santé mentale. La pandémie de COVID-19 et les changements dans les habitudes de télétravail ont transformé les besoins de la population en matière de logement. Les coûts et les délais de construction ont également augmenté considérablement dans les dernières années. Le résultat net est que l’on assiste depuis quelques années à une crise du logement.

Or, la crise du logement est une source importante de stress et de problèmes de santé mentale56. La Société canadienne pour la santé mentale note à ce sujet que les conditions de logement ont des impacts majeurs sur la santé physique et mentale.

En effet, le fait de vivre dans un logement insalubre, trop cher ou non sécuritaire engendre du stress et augmente le risque de faire face à des problèmes de santé. À l’inverse, jouir de bonnes conditions de logement favorise la prévention et le rétablissement. Nombre de personnes ayant un problème de santé mentale font face à des conditions de vie précaires57.

Depuis trois ans, une étude compare l’évolution du prix moyen des logements offerts en location sur le site Kijiji avec le prix moyen des logements déjà loués établi par la Société canadienne d’hypothèques et de logement58. Nous retrouvons les données de cette étude au graphique 14. Le constat est alarmant. En seulement deux ans, le prix moyen demandé pour un quatre et demi sur le marché a augmenté de 28 %, pour s’établir à 1316 $ en 2022. Le prix moyen demandé sur le marché des logements à louer est maintenant près de 50 % plus élevé que le prix moyen des logements déjà loués, alors que cet écart était de 31 % en 2020. En 2021, 25 % des ménages locataires consacraient 30 % ou plus de leur revenu brut au coût de leur loyer59.

Le gouvernement du Québec devrait se doter d’un plan ambitieux pour garantir un logement décent à bas prix pour l’ensemble des locataires du Québec. Ce plan devrait prévoir des mécanismes de contrôle des loyers plus efficaces et des investissements massifs dans la construction de nouveaux logements sociaux, de type HLM ou coopérative d’habitation.

Cet investissement dans le marché locatif aurait également pour effet de rééquilibrer l’offre avec la demande de logement, ce qui aurait un effet général à la baisse sur le prix des propriétés et les taux d’endettement des ménages. Il faut savoir que l’endettement des ménages atteint désormais des niveaux inégalés en 30 ans. Comme nous pouvons le constater au graphique 15, le ratio d’endettement par rapport au revenu disponible des ménages est passé d’un peu plus de 80 % en 1990 à près de 175 % en 2022. Or, 81 % de la dette des ménages est constituée de prêts hypothécaires60.

La flambée des prix dans l’immobilier que l’on connaît actuellement va certainement exacerber les problèmes de santé mentale dans la population en augmentant son stress de nature économique. Des investissements publics dans la construction de nouveaux logements et des mesures de contrôle des coûts du loyer sont de mise pour diminuer ce stress.

Protection sociale

La précarité économique, la pauvreté et l’isolement social sont des facteurs de risque importants pour la santé mentale. Or, tous ces éléments sont exacerbés par le virage néolibéral des sociétés dites développées, comme le Québec, depuis les années 1980. Le néolibéralisme représente un retour à l’idéologie de la régulation minimale des entreprises par l’État, qui prévalait avant la période d’après-guerre de l’État-providence. Il implique également une intervention accrue de l’État pour étendre la logique du marché à un maximum de sphères de la société, y compris sur le plan de la protection sociale, que ce soit dans des services publics (santé, éducation), la protection du revenu (assurance-emploi, aide sociale) ou les aides gouvernementales pour des initiatives communautaires.

Dans son livre Le capitalisme, c’est mauvais pour la santé, Anne Plourde explique ainsi le projet néolibéral :

Les milieux d’affaires souhaitent aussi (et peut-être même surtout) restaurer la discipline du travail, ébranlée par toutes ces politiques sociales [de l’État-providence] qui réduisent l’insécurité économique [des travailleurs et] des travailleuses. Et en fait, ce n’est pas tellement l’élimination complète de l’État social et des programmes sociaux qui est visée par le projet néolibéral, c’est plutôt leur restructuration : on vise à donner aux politiques sociales une forme qui favorise l’incitation au travail plutôt que l’inverse. Dans le jargon académique, on parle du passage du Welfare State (État-providence) au Workfare State (qu’on pourrait traduire maladroitement par État de « mise au travail »). La réforme récente de l’aide sociale au Québec, qui force les bénéficiaires à participer à des programmes d’employabilité sous peine de se faire couper radicalement leurs prestations, en est le meilleur exemple61.

Inverser la tendance décrite ici en réinvestissant massivement dans les mesures de protection sociale réduirait le stress économique imposé à la population par un système économique néolibéral qui augmente la pression sur les individus et réduit les ressources à leur disposition pour faire face aux difficultés de la vie.

La qualité des liens sociaux est reconnue dans la littérature scientifique comme un facteur de protection qui favorise une bonne santé mentale62. Le gouvernement du Québec aurait donc tout intérêt à financer adéquatement les organismes communautaires qui mobilisent actuellement près de 500 000 citoyen·ne·s au Québec, comme travailleurs et travailleuses, mais aussi, et surtout, comme bénévoles, autour de projets concrets pour leurs communautés63. Un réinvestissement massif dans le milieu de l’action communautaire serait donc une autre avenue pour favoriser de meilleurs liens sociaux et, par ricochet, la santé mentale de la population.

Conclusion

La pandémie de COVID-19 a eu des impacts négatifs importants sur la santé mentale de plusieurs Québécois·es. Si nous pouvons en retirer quelque chose de positif, c’est certainement du côté d’une prise de conscience de cet enjeu et de la nécessité d’accorder à notre santé mentale toute l’importance qu’elle mérite. Le gouvernement québécois peut faire plus à ce chapitre, tant sur le plan curatif que sur le plan de la prévention. Il peut d’abord offrir une véritable couverture universelle des soins de psychothérapie, accompagnée d’un encadrement du marché privé afin d’orienter les ressources vers les besoins prioritaires. Il peut ensuite investir en prévention en révisant les normes du travail, en garantissant un revenu viable à toute la population, en réglant la crise du logement et en renforçant le filet de protection sociale de la société québécoise. Ces mesures sont autant de moyens de prendre soin de la population qu’il devrait mettre en place sans plus attendre.


1 Isabelle DORÉ et Jean CARON, « Santé mentale : concepts, mesures et déterminants », Santé mentale au Québec, vol. 42, no 1, 2017, p. 125-145.

2 COMMISSION DE LA SANTÉ MENTALE DU CANADA, La nécessité d’investir dans la santé mentale au Canada, 2013, p. 3

3 MINISTÈRE DE LA SANTÉ ET DES SERVICES SOCIAUX (MSSS), Contour financier 2020-2021.

4 La comorbidité désigne l’association de deux maladies chez une personne, ou la présence d’un ou de plusieurs troubles qui se manifestent en même temps qu’une maladie primaire. Par exemple, une personne qui souffrirait d’une dépression et d’un trouble anxieux.

5 COALITION DES PSYCHOLOGUES DU RÉSEAU PUBLIC QUÉBÉCOIS, Difficultés d’attraction et de rétention des psychologues dans le réseau public québécois : Solutions, 2020, p. 2.

6 Jessica NADEAU, « Des enfants de la DPJ plus vulnérables au suicide », Le Devoir, 11 octobre 2022

7 MINISTÈRE DE LA SANTÉ ET DES SERVICES SOCIAUX, Le Plan d’action interministériel en santé mentale 2022-2026 : S’unir pour un mieux-être collectif, 2022.

8 Hôpitaux, CLSC, CHSLD, centres jeunesse, centres de réadaptation, RAMQ (psychotropes, anxiolytiques, sédatifs, hypnotiques, antidotes narcotiques et services médicaux), programmes « dépendances » et « jeunesse en difficulté », et dépenses pour le milieu communautaire.

9 ORDRE DES PSYCHOLOGUES DU QUÉBEC, site web : www.ordrepsy.qc.ca/qu-est-ce-qu-un-psychotherapeute-, consulté le 16 avril 2023

10 ORDRE DES PSYCHOLOGUES DU QUÉBEC, Rapport annuel, 2022. La différence est constituée de 1068 psychiatres et de 1664 personnes exerçant l’une des 8 professions reconnues comme admissibles, par l’Ordre de Psychologues du Québec, pour détenir un permis de psychothérapie (conseillers et conseillères d’orientation, criminologues, ergothérapeutes, infirmières et infirmiers, psychoéducateurs et psychoéducatrices, sexologues, travailleurs sociaux et travailleuses sociales, thérapeutes conjugaux et familiaux).

11 Karine GAUTHIER, Catherine SERRA-POIRIER et Loredana MARCHICA, Psychologues du réseau public : enjeux et solutions pour une meilleure, Coalition des psychologues du réseau public québécois, 2022, p. 4

12 ORDRE DES PSYCHOLOGUES DU QUÉBEC, site web : www.ordrepsy.qc.ca/combien-ca-coute-

14 Héloïse ARCHAMBAULT, « Trouver un psychologue au Québec, un véritable parcours du combattant », Journal de Montréal, 5 mai 2022, consulté le 16 avril 2023

15 GAUTHIER, SERRA-POIRIER et MARCHICA, op. cit., p. 4

16 COALITION POUR L’ACCÈS À LA PSYCHOTHÉRAPIE (CAP), La couverture publique des services en santé et en services sociaux : pour l’équité d’accès à la psychothérapie, 2016 ; COMMISSAIRE À LA SANTÉ ET AU BIEN-ÊTRE DU QUÉBEC, Rapport d’appréciation de la performance du système de santé et de services sociaux, 2012 ; INSTITUT NATIONAL D’EXCELLENCE EN SANTÉ ET SERVICES SOCIAUX (INESS), Accès équitable aux services de psychothérapie au Québec, 2018

17 INSTITUT NATIONAL D’EXCELLENCE EN SANTÉ ET SERVICES SOCIAUX (INESS), Avis sur l’accès équitable aux services de psychothérapie, Volet I : Examen des données probantes sur l’efficacité et le coût de la psychothérapie comparativement à ceux de la pharmacothérapie dans le traitement des adultes atteints de troubles anxieux et dépressifs, 2015, p. i.

18 Ibid, p. ii.

19 En 2021, la RAMQ a déboursé 314 M$ pour des psychotropes, anxiolytiques, sédatifs et hypnotiques.

20 INESS, 2018, op. cit., p. 49.

21 FORCE JEUNESSE, Pour un accès universel à la psychothérapie, 2022, p. 6

22 Actuellement, l’État québécois rembourse par ailleurs les frais de psychothérapie pour certains groupes ciblés : pour les victimes de la route (SAAQ); les victimes d’actes criminels (IVAC); les personnes ayant subi une lésion professionnelle (CNESST).

23 « Québec lance un premier programme public de psychothérapie », Radio-Canada, 3 décembre 2017, et « Santé mentale : 100 M$ plus tard, les listes d’attente toujours dans le rouge », Radio-Canada, 11 avril 2022

24 Anne PLOURDE et Philippe HURTEAU, Réduire la rémunération des médecins pour refinancer le réseau de la santé et des services sociaux, IRIS, 2021

25 Anne PLOURDE, L’industrie des soins virtuels au Québec, IRIS, 2023

26 Isabelle PORTER, « Des finissantes en psychologie lancent un cri du cœur pour ne pas travailler dans le public », Le Devoir, 10 février 2022

27 DORÉ et CARON, op. cit., p. 15.

28 Ibid.

29 Deborah R. KIM, Tracy L. BALE et C. Neill EPPERSON, « Prenatal Programming of Mental Illness : Current Understanding of Relationship and Mechanisms », Current Psychiatry Reports 17, no 2, p. 1

30 Eric J. NESTLER et autres., « Epigenetic Basis of Mental Illness », The Neuroscientist 22, no 5, 2016, p. 447-463

31 Dennis RAPHAEL, « Restructuring Society in the Service of Mental Health Promotion : Are we Willing to Address the Social Determinants of Mental Health ? », International Journal of Mental Health Promotion 11, no 3, 2009, p. 18-31.

32 A. KURUVILLA et K. S. JACOB, « Poverty, Social Stress & Mental Health », Indian Journal of Medical Research 126, no 4, 2007, p. 273.

33 M. S. MARTIN et autres, « Food Insecurity and Mental Illness : Disproportionate Impacts in the Context of Perceived Stress and Social Isolation », Public Health 132, 2016, p. 86-91

34 Chris FITCH et autres, « The relationship between personal debt and mental health : a systematic review », Mental Health Review Journal 16, no 4, 2011, p. 1.53-66

35 G. W. EVANS et autres, « Housing Quality and Mental Health », Journal of Consulting and Clinical Psychology 68, no 3, 2000, p. 526-530

36 Vijaya MURALI et Femi OYEBODE, « Poverty, Social Inequality and Mental Health », Advances in Psychiatric Treatment 10, no 3, 2004, p. 216-224.

37 Ujunwa ANAKWENZE et Daniyal ZUBERI, « Mental Health and Poverty in the Inner City », Health & Social Work 38, no 3, 2013, p. 147-157

38 . Susan CROMPTON, What’s Stressing the Stressed ? Main Sources of Stress among Workers, Statistique Canada, 2011, p. 45.

39 Anne PLOURDE, Le capitalisme, c’est mauvais pour la santé, Écosociété, 2021, p. 151

40 AGENCE DE LA SANTÉ PUBLIQUE DU CANADA, Compétences essentielles en santé publique au Canada, 21 juillet 2010

41 PLOURDE, 2021, op. cit., p. 54

42 Marthe HAMEL et autres, « Rapport national sur l’état de santé de la population du Québec - Produire la santé », Ministère de la santé et des services sociaux, 2005.

43 PLOURDE, 2021, op. cit., p. 47.

44 CROMPTON, op. cit.,p. 45

45 IRIS, Cinq chantiers pour changer le Québec, Écosociété, 2017, p. 13

46 Jessica de BLOOM et autres, « How does a vacation from work affect employee health and well-being ? », Psychology & Health 26, no 12, 2011, p. 1.606-1622 .

47 Brooks B. GUMP et Karen A. MATTHEWS, « Are Vacations Good for Your Health ? The 9-Year Mortality Experience After the Multiple Risk Factor Intervention Trial », Psychosomatic Medicine 62, no 5, 2000, p. 6.

48 Mina WESTMAN et Dalia ETZION, « The impact of vacation and job stress on burnout and absenteeism », Psychology & Health 16, no 5 , 2001, p. 595-606

49 Terry HARTIG et autres, « Vacation, Collective Restoration, and Mental Health in a Population », Society and mental health, 2013, p. 221-236

50 Sara DOLNICAR, Venkata YANAMANDRAM et Katie CLIFF, « The Contribution of Vacations to Quality of Life », Annals of Tourism Research 39, no 1, 2012, p. 59-83

51 WESTMAN et ETZION, op. cit.

52 Jon Chao HONG et autres, « Impact of employee benefits on work motivation and productivity », International Journal of Career Management 7, no 6, 1995, p. 10-14 ; Ashley HURRELL et John KEISER, « An Exploratory Examination of the Impact of Vacation Policy Structure on Satisfaction, Productivity, and Profitability », The BRC Academy Journal of Business 10, no 1, 2020, p. 33-63.

53 Eve-Lyne COUTURIER, Qui a accès à un revenu viable au Québec ?, IRIS, 2020.

54 Philippe HURTEAU et Minh NGUYEN, Les conditions d’un salaire viable au Québec en 2017, IRIS, 2017.

55 Minh NGUYEN et autres, Le revenu viable 2022 en période de crises multiples, IRIS, 2022

56 « Housing and Mental Health », Canadian mental health association, ontario.cmha.ca/documents/housing-and-mental-health/, (consulté le 26 mars 2023)

57 ASSOCIATION CANADIENNE POUR LA SANTÉ MENTALE – FILIALE DE MONTRÉAL, Le logement : un déterminant majeur de la santé mentale, 2017, p. 8

58 REGROUPEMENT DES COMITÉS LOGEMENT ET DES ASSOCIATIONS DE LOCATAIRES DU QUÉBEC (RCLALQ), « Sans Loi Ni Toit : Enquête Sur Le Marché Incontrôlé Des Loyers », 2022

59 Statistique Canada, tableau 98-10-0252-01

60 Statistique Canada, tableau 11-10-0049-01

61 Plourde, 2021, op. cit., p. 188.

62 WORLD HEALTH ORGANIZATION, Promoting mental health: concepts, emerging evidence, practice : summary report, 2004; Debra UMBERSON et Jennifer KARAS MONTEZ, « Social Relationships and Health : A Flashpoint for Health Policy », Journal of Health and Social Behavior 51, no 1, 2010, p. 54-66

63 « À propos », Réseau Québécois de l’action communautaire autonome, rq-aca.org/a-propos/, (consulté le 16 avril 2023)

Faits saillants

  • La flambée des prix dans le marché privé de la psychothérapie exacerbe deux problèmes préexistants : les difficultés d’accès à un·e psychologue sur le marché privé et les difficultés de rétention des psychologues dans le réseau public.
  • L’État québécois devrait étendre la couverture des soins de santé aux séances de psychothérapie dans le secteur privé et imposer des mesures de contrôle du marché privé de la psychothérapie.
  • Le gouvernement du Québec pourrait agir sur les déterminants de la santé mentale en favorisant le temps personnel hors du travail par une réforme des normes du travail et en réinvestissant dans le logement et les mesures de protection sociale.

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