Les déterminants commerciaux de la santé, ou la mauvaise influence des entreprises privées
22 mai 2025
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On sait depuis longtemps que la santé ne relève pas que du système de soins. L’accès à une alimentation saine, à un logement décent, à un emploi bien rémunéré et à des occasions de se détendre ou de renouer avec la nature : tous ces éléments et bien d’autres encore jouent un rôle fondamental dans la santé des personnes. Dans le jargon scientifique, c’est ce qu’on appelle les déterminants sociaux de la santé. D’après l’Institut national de santé publique du Québec, 50% de l’état de santé des populations s’explique par l’environnement social et économique, contre seulement 25% pour le système de soins et 15% pour la biologie et la génétique. Le 10% restant correspond à l’environnement physique, qui peut presque être assimilé à un déterminant social compte tenu de l’effet du capitalisme fossile sur les systèmes terrestres qui soutiennent la vie. Dit autrement, lorsque la maladie survient, elle a des causes sociales et politiques.
Depuis environ une décennie, des chercheuses et des chercheurs en santé ont mis de l’avant une catégorie particulière de déterminants sociaux de la santé : les déterminants commerciaux. Dans la littérature scientifique anglophone, l’expression « commercial determinants of health » a été popularisée en 2016 dans un article qui les décrivait comme « les stratégies et approches utilisées par le secteur privé pour promouvoir des produits et des choix nuisibles pour la santé ». Initialement, le concept a surtout servi à mettre en lumière l’influence négative des grands joueurs corporatifs des industries du tabac, de l’alcool et de la malbouffe. Il permettait donc de mieux comprendre certains des intérêts privés qui rendent difficile le maintien de « saines habitudes de vie ».
Reconnu par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le concept de déterminants commerciaux de la santé permet de s’éloigner de certains discours de santé publique qui blâment les individus pour des problèmes qui sont en grande partie hors de leur contrôle. En montrant la responsabilité des grandes entreprises privées, il met le doigt sur quelques-unes des causes profondes de la dégradation de la santé des personnes.
Dans les dernières années, la réflexion s’est élargie pour mieux tenir compte de l’ampleur et de la diversité des effets que les entreprises privées peuvent avoir sur la santé. La prestigieuse revue médicale The Lancet a publié une série d’articles sur le sujet en 2023. Dans un des articles de ce dossier, la professeure Anna Gilmore et ses collègues identifient sept types de pratiques commerciales qui peuvent nuire à la santé :
- Les pratiques politiques : influencer les élu·e·s à tous les niveaux pour empêcher l’adoption de politiques publiques bénéfiques pour la population, mais contraires aux intérêts des compagnies visées. Ex.: les efforts de lobbying de l’industrie du tabac contre l’affichage d’avertissements de santé publique sur les paquets de cigarettes.
- Les pratiques scientifiques : financer et produire des recherches souvent frauduleuses pour nier les effets nocifs d’un produit. Ex.: les démarches faites par Monsanto pour semer le doute quant aux dangers du glyphosate.
- Les pratiques de marketing : promouvoir la consommation de biens et services nuisibles à la santé, notamment en visant les enfants, plus sensibles aux messages publicitaires.
- Les pratiques liées à la production, aux chaînes d’approvisionnement et à la gestion des déchets et des résidus de production : fabriquer et distribuer des produits malgré les dommages environnementaux qu’ils causent. Ex.: la destruction de milieux de vie par les compagnies minières.
- Les pratiques liées à la main-d’œuvre et à l’emploi : accroître la précarité et l’insécurité des travailleurs et des travailleuses, au détriment de leur santé physique et mentale. Ex.: le manque de protection en ce qui concerne la santé et la sécurité au travail de la main-d’œuvre étrangère temporaire.
- Les pratiques financières : manipuler les prix, faire de l’évasion ou de l’évitement fiscal, éliminer la concurrence et encourager l’endettement. Cette catégorie inclut notamment des pratiques qui font grimper le coût des médicaments, qui augmentent le fardeau financier des ménages et qui privent les gouvernements de revenus qui pourraient être utilisés pour améliorer le sort des populations.
- Les pratiques réputationnelles : améliorer son image de marque par des relations publiques ou par de la philanthropie, souvent d’une manière qui permet de détourner l’attention de pratiques néfastes.
D’autres auteurs et autrices notent qu’on peut aussi inclure les pressions exercées par le secteur privé pour privatiser les services publics de santé et d’éducation, ce qui nuit à l’accès aux soins. On peut également ajouter que les grandes entreprises, notamment celles de l’industrie fossile, sont largement responsables de la crise climatique, qui a déjà des répercussions importantes sur la santé des humains et des écosystèmes.
Sans doute pour éviter la controverse, plusieurs textes à propos des déterminants commerciaux de la santé mentionnent au passage que les acteurs commerciaux peuvent aussi avoir des effets bénéfiques sur la santé. Le texte de l’OMS souligne par exemple qu’un emploi bien payé offrant des avantages sociaux généreux est un facteur de protection de la santé. C’est bien sûr tout à fait vrai, mais on le doit surtout à l’intervention gouvernementale et au mouvement syndical. Enfin, les chercheurs et les chercheuses qui se penchent sur les déterminants commerciaux de la santé insistent principalement sur le rôle des acteurs privés, sans nécessairement s’intéresser au système économique dans lequel ils s’inscrivent. En fin de compte, c’est avant tout le capitalisme qui est mauvais pour la santé.