Opération privatisation : comment Robert Bourassa s’est débarrassé d’entreprises publiques stratégiques
11 janvier 2023
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Saviez-vous qu’en 1983, la moitié du sucre vendu dans les épiceries du Québec était fait à partir d’ingrédients d’ici et était raffiné sur la Rive-Sud de Montréal? Commercialisé sous le nom de marque Marie Perle, ce sucre était produit à la raffinerie de Mont-Saint-Hilaire, à partir de betteraves à sucre de source locale. Cette usine administrée par l’État québécois avait été mise sur pied en 1942 à l’initiative du premier ministre Adélard Godbout, agronome de formation. Alors que le monde était déchiré par la Deuxième Guerre mondiale, Godbout souhaitait sécuriser l’approvisionnement en sucre du Québec. Dans les années 1970, la raffinerie de Mont-Saint-Hilaire est devenue le plus gros employeur de la ville et un moteur économique de la région. Elle achetait la récolte de 800 fermes des environs et employait 75 à 100 travailleurs et travailleuses permanent·e·s, en plus d’une centaine d’employé·e·s temporaires.
Agrandie et modernisée sous la gouverne du Parti Québécois en 1982, elle était fermée par le gouvernement libéral nouvellement élu… quatre ans plus tard. Quand le gouvernement libéral a fermé l’usine, il a invoqué des raisons de rentabilité immédiate, mais il ne s’agissait pas d’une décision d’affaires isolée. La fermeture de la raffinerie s’inscrivait dans le projet néolibéral de privatisation des sociétés publiques alors porté par les troupes de Robert Bourassa.
Dans le discours sur le budget 1994-1995, le gouvernement Bourassa s’est targué d’avoir réalisé 38 « opérations de privatisation » de sociétés d’État depuis 1986. Parmi celles-ci, on trouve la Raffinerie de sucre du Québec, plusieurs entreprises de pêche, une usine de congélation de petits fruits au Lac-Saint-Jean, des sociétés minières, des compagnies forestières et le transporteur aérien Québécair. Dans le cadre de son « Plan accéléré de privatisation », le gouvernement s’était appuyé sur le principe directeur suivant :
« Une plus grande place au secteur privé. La production commerciale de biens et de services dans l’économie québécoise est du ressort du secteur privé, sauf en des circonstances exceptionnelles justifiées par l’intérêt public ».
Ce postulat idéologique qui semble encore guider nos gouvernements est pourtant fondé sur de mauvaises prémisses. On sait que les entreprises publiques peuvent être aussi efficaces et rentables, voire plus que celles qui sont privées. On sait aussi qu’elles ont tendance à être plus accessibles pour les consommateurs et les consommatrices, à créer plus d’emplois et à offrir de meilleures conditions de travail. Enfin, elles peuvent contribuer à l’atteinte d’objectifs sociaux et environnementaux. Par exemple, au moment où les changements climatiques et la fragilité des chaînes d’approvisionnement font monter les prix des aliments, on aspire à une plus grande autonomie alimentaire. Le maintien de la raffinerie de Mont-Saint-Hilaire nous aurait aidés à atteindre cet objectif.
Des profits privés rendus possibles grâce à des fonds publics
Dans son discours sur le budget, le gouvernement Bourassa avait présenté les investissements publics dans des entreprises du Québec comme des placements temporaires, « le propre de l’État n’étant pas de diriger des entreprises commerciales ». Selon cette perspective, l’État doit seulement intervenir pour lancer un projet, puis se retirer pour investir ailleurs dès que le projet a atteint « sa maturité ». Pour certains projets, c’est pourtant l’implication à long terme de l’État qui permet à la société québécoise d’en tirer pleinement les bénéfices.
Le cas de Mines Seleine, la seule mine de sel au Québec, illustre bien comment la privatisation a privé le gouvernement de revenus intéressants. Les dômes de sel que la mine exploite aux Îles-de-la-Madeleine ont été découverts par la Société québécoise d’exploration minière (SOQUEM) et la mine a été inaugurée en 1982. L’année même, le sel extrait du gisement commençait à être utilisé pour déglacer les routes du Québec. Encore exploitée aujourd’hui, la mine embauche environ 150 personnes et fournit plus de 90% du sel nécessaire à l’épandage durant l’hiver québécois.
Non rentable à ses débuts, elle a été privatisée en 1988 dans le cadre du plan de privatisation de Bourassa. Elle roule maintenant à plein régime, entre autres parce qu’elle bénéficie d’un contrat privilégié avec le ministère des Transports du Québec, auquel elle vend la plus grande part de sa production. La compagnie verse des redevances au gouvernement du Québec et à l’agglomération des Îles-de-la-Madeleine, mais les profits sortent du Québec pour remplir les poches des actionnaires de la société de portefeuille américaine Stone Canyon Industries Holding. En tant que fondateur et principal acheteur de la mine, il serait pourtant logique que le gouvernement prenne en charge la production de cet établissement.
En vendant Mines Seleine quand elle n’en était qu’à ses débuts, le gouvernement québécois a sans doute renoncé à des montants qui auraient pu servir à financer les services publics, en plus d’abandonner le contrôle d’une ressource stratégique à des intérêts privés. Qu’en est-il des dizaines d’autres entreprises privatisées par le gouvernement Bourassa? On peut suspecter que les Québécoises et les Québécois n’ont pas fait une bonne affaire lors de ce « plan accéléré de privatisation ».