Je ne me souviens plus
13 novembre 2014
Le propre d’un institut de recherche comme l’IRIS est d’analyser de la manière la plus rigoureuse qui soit des données socioéconomiques afin de mesurer, autant que faire se peut, l’impact des politiques publiques et de notre structure économique sur le bien-être de la population. Ce faisant, nous sommes grandement dépendants, comme quiconque s’intéresse à la société en général, des données que produisent les scientifiques du gouvernement, les organismes de statistiques au pays de même que les universitaires dont les recherches sont financées par des fonds publics.
Malheureusement, la science est maltraitée au Canada depuis quelques années. Il y a quelques semaines, 815 scientifiques de 32 pays adressaient une lettre au premier ministre Stephen Harper dans laquelle ils « déplor[aient] que le travail des scientifiques canadiens soit entravé par les compressions dans leurs budgets et par des contraintes sur leur liberté de voyager, de communiquer et de collaborer avec leurs collègues des autres pays. » L’enjeu est d’intérêt public, car les entraves que rencontrent les scientifiques du gouvernement dans leur travail limitent leur capacité éclairer adéquatement, à l’aide de leurs recherches, les décideurs publics. Pour l’IRIS, il s’agit aussi d’une perte de connaissances qui peut compliquer notre travail, de la même manière que l’abolition du questionnaire long du recensement en 2010 a rendu l’utilisation et la comparaison des données du dernier recensement (2011) un exercice davantage périlleux.
Cela dit, le gouvernement et les universités ne sont pas les seuls à produire des connaissances sur la population. M’intéressant à la question de l’endettement des ménages, je lis systématiquement les articles de journaux qui traitent de la situation des finances des individus, pour découvrir, la plupart du temps, que les données sont le résultat d’enquêtes menées pour le compte d’une institution financière. Voici quelques exemples tirés de l’actualité des derniers mois :
– « Les Québécois continuent d’assainir leurs finances personnelles à la faveur de la bonne tenue des marchés immobilier et boursier, mais aussi en faisant plus attention à leur endettement, rapporte une étude. » « (…) l’enquête d’Environics Analytics est, entre autres, destinée aux institutions financières et firmes de placement en quête de clients, mais aussi aux collecteurs de fonds des universités et autres organisations caritatives. » (Le Devoir, 12 août 2014)
– « La «génération sandwich» se sent coincée entre les besoins des enfants et des parents ». « Selon ce sondage, réalisé pour le compte de BMO Nesbitt Burns, 55 % des membres de cette tranche de la population prennent soin à l’heure actuelle de leurs enfants, de parents, de beaux-parents ou d’autres membres de la famille. » « Deux personnes sondées sur cinq ont dit craindre que le fait de devoir s’occuper des autres réduise leur capacité d’atteindre leurs principaux objectifs financiers, dont l’épargne pour la retraite. » (Le Devoir, 13 août 2014)
– « Plus de la moitié des étudiants canadiens devront s’endetter pour poursuivre leurs études, révèle un sondage Léger réalisé pour le compte de la Banque CIBC » (Ici.Radio-Canada.ca, 18 août 2014)
– « Le Canada a-t-il le meilleur système d’éducation au monde ? C’est ce que croient une majorité de Canadiens interrogés dans une vaste étude (…). » « Selon l’étude de HSBC, 58 % des 15 pays sont en accord avec l’idée voulant que payer pour éduquer son enfant est le meilleur investissement qui soit. » (Le Devoir, 22 septembre 2014)
Le problème avec ce type d’enquêtes, c’est qu’elles sont la plupart du temps réalisées de manière ponctuelle, et peuvent donc difficilement être comparées d’une année à l’autre (si tant est que l’enquête est réalisée à plusieurs reprises !). Les données qui sont fournies ne peuvent donc offrir qu’un portrait parcellaire du phénomène à l’étude. En plus d’être incomplète, cette information est aussi orientée. Quand une banque s’intéresse à l’endettement des ménages, elle étudie le comportement de clients potentiels. Quand elle s’intéresse à la valeur que la société accorde à l’éducation, elle se demande combien les gens sont prêts à payer pour étudier. Quand elle s’inquiète du stress vécu par certains travailleurs et travailleuses, elle songe aux services de planification financière qu’elle peut leur offrir. Bref, bien que ces données soient valides, le motif qui préside à leur production est à milles lieues de l’intérêt public.
C’est pour cette raison qu’il faut à tout prix protéger le caractère public de la production scientifique. Il faut se donner les moyens de produire de la connaissance de manière désintéressée, à défaut de quoi notre compréhension du monde sera limitée, voire déformée par les intérêts de ceux qui la façonnent. Ce faisant, nous risquons aussi de perdre la trace de ce que nous avons été, et alors, c’est notre capacité à décider ce que nous voulons être, quelle voie nous voulons prendre dans l’avenir à la lumière de ce que sont le présent et le passé, qui s’affaiblit. La mémoire est une faculté qui oublie, même celle d’une société, d’où l’importance de se donner les moyens de la garder vive.