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Qu’est-ce qui se cache derrière le 15$/h?

12 janvier 2018

  • Eve-Lyne Couturier

On ne se lasse pas de nous rappeler que l’origine de la campagne pour la hausse du salaire minimum à 15$ provient des États-Unis, de certaines villes où le coût de la vie est si élevé qu’il est pratiquement impossible de se loger près de son travail quand on est employé au salaire minimum. La situation est différente ici. On a de nombreux programmes pour soutenir le revenu des personnes les plus précaires (surtout les familles) et, grâce à un ensemble de facteurs, l’immobilier et le marché locatif sont beaucoup plus abordables qu’ailleurs. Est-ce à dire que le salaire minimum à 11,25$ est juste ? Pour le savoir, il faut d’abord définir ce qui est « juste » avec un salaire minimum.

D’une part, à qui s’adresse-t-il? On a d’abord en tête des étudiants qui vivent dans le sous-sol de leurs parents et qui travaillent quelques heures par semaine. Grosso modo, ce serait de l’argent de poche. Leur salaire permet de compléter leurs revenus, de leur acheter un peu d’indépendance, mais personne ne s’attend à ce qu’ils en vivent entièrement. Pourtant, si on se penche sur les personnes qui gagnaient moins de 15$/h en 2015 au Québec (donc les personnes qui bénéficierait de la hausse ici), les deux tiers des travailleurs et travailleuses au salaire minimum ne sont pas étudiants, plus de la moitié travaillent à temps plein et les trois quarts ont un statut d’emploi permanent. Ajoutons à cela que plus de 20% ont des enfants à charge. Revenu d’appoint? Ce serait présomptueux de le prétendre.

Vivre avec seulement un salaire minimum est donc une réalité qu’il ne faut pas ignorer même si elle s’éloigne des clichés usuels. Et est-ce possible de vivre au salaire minimum au Québec? La réponse courte est non. Si vous êtes parmi le 20% de ceux qui ont la « chance » d’avoir des enfants, votre sort sera plus enviable grâce aux divers programmes de soutien au revenu des gouvernements fédéral et provincial.  Par contre, si vous n’en avez pas, ne comptez pas sur votre salaire pour vous sortir de la pauvreté. Selon les données de 2017, pour une personne seule à Montréal, le salaire minimum devrait être à 15,44$/h pour y arriver. À Sept-Îles, où le transport en commun est somme toute inexistant, il faudrait gagner au-delà de 18,78$ pour avoir assez d’argent pour répondre à ses besoins et avoir les économies nécessaires pour pallier les imprévus. Bref, au Québec, si on veut qu’un travail à temps plein soit synonyme de sortie de pauvreté, il serait « juste » d’augmenter sensiblement le salaire minimum.

Mais est-ce que cette politique publique serait « juste » si elle se traduit en pertes d’emplois, fermetures de commerces et réduction de pouvoir d’achat?

D’abord, on pourrait inverser les termes : est-ce légitime de baser son modèle d’affaire sur le maintien dans la précarité de ses propres employé·e·s? C’est pourtant le cas de plusieurs entreprises qui comptent sur les programmes de soutien au revenu (notamment la prime à l’emploi) pour combler les micro-salaires qu’elles offrent. Ainsi, si elles reconnaissent qu’il faut aider les travailleuses et travailleurs pauvres, elles recommandent plutôt de passer par la fiscalité. Et si elles prenaient plutôt en considération le coût réel de leurs opérations et laissaient le gouvernement subventionner autre chose que leurs profits? Surtout quand on prend en considération la croissance des inégalités et les revenus imposants des PDG.

Par ailleurs, l’objectif d’une hausse du salaire minimum étant l’amélioration de la qualité de vie des personnes qui en vivent, il faut s’assurer qu’on les aide pour vrai et non qu’on les maintient dans la précarité. Il est donc légitime de prendre au sérieux les prédictions de perte d’emplois. Toutefois, il faut les remettre dans les contextes, comprendre l’analyse qui les sous-tend et prendre en considération les autres éléments qui entrent en ligne de compte.

Prenons en exemple l’étude de la Banque du Canada qui annonce la perte possible de 60 000 emplois en raison des diverses augmentations du salaire minimum à travers le Canada. Est-ce une prédiction réaliste? Difficile à dire. L’économie est loin d’être une science exacte et les modèles généralement utilisés pour prédire l’effet des hausses de salaires, très critiqués par certains, donnent des résultats qui varient selon la méthode de calcul employée. Ainsi, si Pierre Fortin prédit environ 100 000 pertes d’emploi au Québec seulement si le salaire minimum est augmenté à 15$/h, l’IRIS (et le Conseil du patronat!) arrive à des chiffres beaucoup plus modestes (entre 6 000 et 20 000 emplois). S’il est difficile de connaître l’avenir, on peut quand même pour être optimistes se fier sur les non catastrophes lors des hausses importantes du salaire minimum survenues dans le passé ou dans d’autres juridictions.

D’ailleurs, avec une perte potentielle de 60 000 emplois pour tout le Canada, on voit déjà que la Banque du Canada se situe loin de la « bombe atomique » de Pierre Fortin. N’empêche, le chiffre peut sembler important. Il s’agit pourtant que de 1,5% des emplois payés à moins de 15$/h. Et encore. On ne parle pas ici spécifiquement d’emplois qui disparaissent, mais d’un ralentissement dans la création de nouveaux. Bref, les hausses de 2018 ne précipiteront pas le Canada dans une récession. Mieux encore, le rapport de la Banque du Canada reconnaît expressément que, malgré ces 60 000 emplois de moins et de légères hausses de l’inflation et du taux d’intérêt, la situation des personnes gagnant un salaire minimum s’améliorera globalement. En effet, ces reculs seront plus que compensés par une amélioration de leur pouvoir d’achat.

Si le salaire minimum actuel est trop bas pour permettre une réelle sortie de pauvreté pour les personnes qui en ont le plus besoin, s’il est moralement indéfendable de garder les travailleuses et travailleurs dans la précarité, si on reconnaît que les entreprises privées ont une responsabilité à prendre quant à la réduction des inégalités, si les effets positifs d’une augmentation du salaire minimum à 15$/h dépassent ses effets pervers… Que reste-t-il comme argument pour refuser d’agir?

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