Le transport interurbain par autocar au Québec: portrait d’une industrie à la croisée des chemins
27 novembre 2023
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La crise écologique place le système de transport de personnes du Québec, comme ceux de la plupart des pays du monde, à une croisée des chemins. À ce sujet, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat est clair : l’électrification du transport individuel ne constitue pas une solution durable et universalisable en raison de la rareté des métaux et des dommages environnementaux découlant de leur extraction1. Il est donc essentiel de réduire le parc automobile en collectivisant le transport, ce qu’a d’ailleurs évoqué le gouvernement Legault en août 20232.
Ce processus de collectivisation exige un réseau de transport interurbain étendu et accessible. Or, les efforts des gouvernements en matière de transport en commun se concentrent principalement sur le transport urbain, ce qui laisse de côté de grands pans de la population québécoise. Cette note de recherche brosse un portrait de l’industrie du transport interurbain par autocar en identifiant les causes et les conséquences de son déclin, et en explorant les modèles alternatifs pratiqués ailleurs en Amérique du Nord. Nous concluons cette recherche en soumettant des recommandations en vue d’une transformation viable du transport interurbain par autocar au Québec.
Table des matières
Le déclin annoncé du transport interurbain par autocar au Québec
L’hégémonie de l’automobile dans la planification urbaine et périurbaine au Québec et en Amérique du Nord est bien documentée3. Il n’est pas étonnant que, dans ce contexte, le transport interurbain par autocar ait toujours été confiné à un rôle marginal dans les déplacements interurbains des Québécois·es. Or, cette industrie subit une baisse marquée de son offre depuis 40 ans et peu de travaux sont consacrés à la compréhension de ce déclin et de son effet sur les populations vivant hors des grands centres. Les prochaines pages présentent un portrait de ce déclin et des facteurs y concourant.
En 1996, un organe du ministère des Transports du Québec a réalisé une étude intitulée Le transport par autocar interurbain au Québec qui faisait état d’une crise de ce mode de transport, appelé à décliner davantage en l’absence de politiques publiques conséquentes. L’auteur du rapport, Jean Blais, conclut notamment à une « désaffection des services de transport collectif en zone rurale et à [une] réduction des liaisons intervilles4 ».
Depuis la publication de ce rapport, le transport par autocar interurbain au Québec a effectivement poursuivi son déclin. Les graphiques 1 et 2 dressent une évolution de l’offre de transport interurbain par autocar offert par le privé selon les critères du nombre de départs par semaine et du nombre de places-kilomètres hebdomadaires. Ce dernier indicateur met en relation le nombre de kilomètres parcourus par les autocars avec la capacité des véhicules. La diminution du nombre de places-kilomètres indique une offre de transport déclinante.
Entre 1981 et 2023, le nombre de départs hebdomadaires d’autocars interurbains au Québec s’est rétréci d’un facteur de 7, passant de 6 090 départs par semaine à 8825. Les départs ont diminué en moyenne de 4 % par année sur cette période. Le nombre de places-kilomètres par semaine s’est contracté pour sa part de 68 %. Durant cette même période, la population du Québec a pourtant augmenté de 34 %.
On cite souvent l’insuffisance de la « demande » pour expliquer la diminution constante de l’offre de transport interurbain par autocar. Or, la demande de transport interurbain, tous modes confondus, a au contraire connu une augmentation stupéfiante durant le XXe siècle. Entre 1930 et 1990, la quantité de déplacements interurbains intérieurs par habitant·e au Canada s’est multipliée par 4,5. Malheureusement, des données similaires n’existent pas pour la période 1990-2020, mais on peut sans doute supposer que les déplacements interurbains intérieurs, tous modes confondus, au Canada et au Québec n’ont pas diminué.
Le graphique 3 illustre l’évolution des déplacements interurbains intérieurs au Canada entre 1930 et 1990 selon le mode de transport. On observe que les deux modes de transport ayant absorbé la demande supplémentaire du XXe siècle ont été la voiture et l’avion.
Le principal legs du XXe siècle en matière de systèmes de transport est sans contredit la croissance des infrastructures routières et aéroportuaires, en plus de la stagnation ou du démantèlement des infrastructures ferroviaires. L’existence d’un réseau routier étendu rend toutefois plus aisé le renouvellement du transport interurbain au Québec par des investissements dans le transport par autocar. Or, le premier obstacle à cette avenue demeure la concurrence que pose le parc automobile du Québec, qui n’a cessé de croître tout au long du XXe siècle.
On constate à cet égard que la demande de déplacements interurbains par autocar est fortement influencée par le niveau de revenu des usagères et des usagers. Aussitôt un seuil de revenu atteint, ils et elles tendent à se procurer une voiture pour leurs déplacements6. En termes économiques, le transport interurbain par autocar est soumis à une forte élasticité-revenu. Pour contrer cette dynamique, la fréquence des départs et l’étendue du réseau sont déterminantes pour que l’autocar se compare avantageusement à la flexibilité qu’offre la voiture. Également, les prix des billets d’autocar doivent être l’objet de subventions et d’incitatifs économiques pour en diminuer le coût, tandis que l’automobile doit à l’inverse être sujette à des désincitatifs économiques.
L’absence de politiques publiques fortes en faveur du transport interurbain par d’autres modes que la voiture explique en partie la croissance de la motorisation de la population. En 1971, il circulait 1,7 million de véhicules au Québec, soit un véhicule pour 3,5 habitant·e·s7. En 2021, soit 50 ans plus tard et à la faveur d’un parc automobile de plus de 6 millions de véhicules, le taux de motorisation de la population grimpait à 1 voiture par 1,4 habitant·e8.
En août 2023, le ministre de l’Économie, Pierre Fitzgibbon, a affirmé qu’il jugeait plausible un scénario où la quantité de véhicules au Québec serait réduite de 50 %, dans une perspective de transition écologique et d’économie d’énergie9. Si cette contraction du parc automobile du Québec était survenue en 2021, il en aurait découlé un taux de motorisation de 1 véhicule par 2,86 habitant·e·s, soit le niveau en vigueur en 1975. Le scénario 2050, et selon une population projetée de 9,7 millions d’habitant·e·s, n’est pas bien différent, puisqu’il impliquerait le taux québécois de motorisation de 1972.
Aujourd’hui, l’hégémonie de la voiture entre en concurrence directe avec le transport interurbain par autocar de deux manières. D’abord, de plus en plus de personnes en âge de conduire possèdent un véhicule. Ensuite, la croissance des automobiles signifie une augmentation conséquente de places-voiture par kilomètre parcouru sur les routes du Québec, ce qui explique l’apparition des plateformes de covoiturage, facilitées par le réseau Internet.
En somme, le transport de personnes par automobile, ou l’« automobilité », continue de guider les politiques publiques en matière de transport au XXIe siècle, même au sein du processus d’électrification des transports. L’Agence internationale de l’énergie prévoit que seulement 3,5 % de la demande mondiale de batteries en 2030 propulsera des autobus. Plus de 90 % de la production mondiale de batteries à des fins de transport sera en effet destinée à produire des automobiles10. Au Québec, les orientations actuelles en matière de transport de personnes s’inscrivent dans ce scénario du statu quo où l’automobile demeurera un mode de transport dominant.
Le transport interurbain par autocar : portrait du cadre réglementaire en vigueur et évolution des politiques publiques
Le réseau québécois de transport interurbain par autocar traverse une crise, observable par une diminution marquée de l’offre dans les 40 dernières années. Or, ce portrait demeure incomplet sans l’intégration de la variable du modèle de financement de cette industrie, qui est tributaire d’un ensemble de politiques publiques ainsi que d’un cadre réglementaire spécifique. Cette section détaille le cadre législatif et financier de ce mode de transport et démontre que la crise traversée par cette industrie concerne son modèle de financement hérité de la période de l’après-guerre, soit une époque où la concurrence de l’automobile n’était pas aussi prégnante qu’aujourd’hui et où la question de la transition écologique ne se posait pas encore.
Le modèle du monopole réglementé
Le transport interurbain par autocar, qui est principalement assuré par des entreprises privées, a débuté au Québec dans les années 1920, époque à laquelle il était marginal comparativement au réseau ferroviaire. L’expansion du réseau routier québécois permet à l’autobus d’accroître progressivement son marché, jusqu’à ce que la crise économique des années 1930 pousse les transporteurs privés à se livrer à une guerre de prix qui entraînera la faillite de plusieurs d’entre eux, en plus de désorganiser le réseau11. Cet épisode incitera le gouvernement du Québec à préconiser l’approche du monopole réglementé, qui consiste à empêcher l’arrivée de nouveaux transporteurs sur un trajet déjà desservi par une entreprise à l’aide d’un système de permis garantissant l’exclusivité du trajet.
L’objectif premier de ce modèle est de garantir une stabilité de l’offre en imposant des barrières réglementaires à l’entrée à toute entreprise voulant desservir une liaison existante. Le seul moyen pour celle-ci d’y parvenir devient dès lors d’acquérir l’entreprise détentrice du permis l’autorisant à desservir un trajet donné. Cette position monopolistique enviable pour toute entreprise est toutefois assortie de deux mécanismes de contrôle. D’abord, l’État exerce un contrôle des prix par l’entremise de la Commission des transports du Québec (CTQ) qui jusqu’en 1986 fixait les tarifs des trajets, d’abord proposés par les transporteurs12. Aujourd’hui, la CTQ n’intervient que lorsque les augmentations lui semblent injustifiées. Le second levier de contrôle est celui de l’interfinancement et concerne les trajets desservis par les entreprises. Cette régulation s’exerce à travers les permis délivrés par la CTQ, qui obligent informellement les transporteurs à assurer une offre de transport interurbain pour des trajets non rentables à partir des profits réalisés grâce aux trajets rentables. Le principe de l’interfinancement permet un transfert des bénéfices des entreprises vers des zones rurales aux prises avec une demande de transport interurbain insuffisante et générant des déficits pour les transporteurs les desservant. Il s’agit donc d’une forme de péréquation intraentreprise, où les « passagers d’un parcours plus fréquenté subventionnent les passagers d’un parcours qui l’est moins13 ». Selon cette approche, une entreprise offrant la liaison Montréal-Québec aurait par exemple l’obligation de desservir en contrepartie le Bas-Saint-Laurent ou la Gaspésie, qui sont des régions avec une plus petite densité de population et un niveau de rentabilité moindre pour les transporteurs.
Or, dès les années 1980, le maintien d’une offre dans des milieux moins denses par la technique de l’interfinancement s’est révélée insuffisante, et a pratiquement disparu. Le rapport de 1996 rédigé par un fonctionnaire du ministère des Transports s’est montré catégorique [nous soulignons] :
La politique de contrôle du marché et d’interfinancement a, semble-t-il, bien fonctionné jusque dans les années 70. Elle a donc atteint son objectif, qui était de stabiliser le service à un prix raisonnable et de l’étendre le plus possible dans les régions […] Un fait est sûr, l’interfinancement ne peut plus assurer seul le maintien de services déficitaires, car la clientèle diminue sur les parcours lucratifs. Dans ces conditions, aucun transporteur ne cherchera à se maintenir en affaires pour soutenir des services déficitaires. La réaction normale des entreprises sera au contraire de minimiser les pertes en réduisant les services14.
L’interfinancement évite à l’État de soutenir financièrement l’offre de transport interurbain pour les trajets déficitaires en laissant le soin aux transporteurs privés de financer ces trajets à partir des liaisons rentables. Or, ce mode de régulation de l’offre de transport ne peut fonctionner que tant et aussi longtemps qu’un achalandage fort prévaut dans les axes rentables. Malgré des constats clairs établis par le ministère des Transports dès les années 1990 à propos du déclin de l’industrie, le modèle de financement du transport interurbain par autocar n’a jamais fait l’objet d’une réforme. Cette négligence a conduit à une diminution constante de l’offre de transport, comme nous l’avons montré plus haut.
Un fait particulier révèle par ailleurs le désengagement de l’État dans le transport interurbain par autocar : la principale intervention étatique des 30 dernières années dans le modèle de financement de ce secteur a été de faire de l’achat de titres de transport un produit taxable à compter de 1991, à l’occasion de la création de la taxe fédérale sur les produits et services (TPS). Avant cette date, les billets n’étaient pas sujets à la taxe sur les ventes du Québec (TVQ), ce qui a contribué à une augmentation de 15,6 % des prix des billets à partir de janvier 1991 et diminué la compétitivité économique de ce mode de transport au regard de l’automobile. Cette hausse des prix a probablement contribué à la diminution de près de 11 % de la clientèle québécoise de transport interurbain par autocar entre les années 1990 et 1991, soit un taux de diminution annuel moyen quatre fois supérieur à la période 1980-199015.
Le transport interurbain comparé au transport urbain
On comprend mieux le cadre institutionnel de transport interurbain lorsqu’on le compare à celui qui régule le transport en commun urbain. Le tableau 1 dresse les principaux points de comparaison entre les deux types de réseau.
Tandis que le transport en commun urbain est l’objet d’une régulation publique, le transport interurbain par autocar repose principalement sur le marché privé, encadré par la CTQ et le système de monopole réglementé évoqué plus haut. Cette particularité explique les différences importantes quant au financement et à la planification de l’offre. Outre certains programmes tels que le Programme d’aide au développement du transport collectif ou des programmes non récurrents tels que le Programme d’aide à la relance du transport interurbain par autocar découlant de la pandémie, le transport interurbain par autocar ne jouit pas de subventions gouvernementales comparables à celles appuyant le transport en commun urbain. Autrement dit, le transport interurbain par autocar est majoritairement autofinancé, par les revenus au guichet. L’enjeu de l’offre de transport est également diamétralement opposé dans les deux modes de transport, puisque l’État ne fait pas d’appels d’offres pour assurer le maintien ou l’expansion du réseau de transport interurbain, celui-ci étant uniquement tributaire de transporteurs privés déposant des demandes de permis pour desservir des trajets rentables. À l’inverse, l’offre de transport en commun urbain est issue d’une planification et d’un financement publics.
Le graphique 4 présente les sommes allouées pour chacun des quatre volets du Programme d’aide au développement du transport collectif du ministère des Transports et de la Mobilité durable du Québec, qui accorde du financement à des organismes municipaux pour le maintien, le développement ou l’optimisation des services de transport collectif offerts sur le territoire. On remarque que le troisième volet de ce programme, soit « Aide financière au transport interurbain par autocar », représente moins de 0,5 % des fonds alloués pour l’année 2022 par ce programme.
Durant les années 2019 à 2022, le volet transport interurbain par autocar du programme a obtenu des fonds cumulés de 6,9 millions de dollars16, soit une infime partie des sommes totales versées par le programme durant cette période. Ce portrait démontre que le transport interurbain par autocar est un parent pauvre des aides financières publiques accordées aux différentes formes de transport en commun.
Cette implication différenciée de l’État entre les réseaux de transport urbain et interurbain peut difficilement être maintenue dans un contexte où le marché privé ne suffit plus à maintenir une offre de transport interurbain adéquate. Le fort engagement de l’État dans le transport en commun urbain est principalement justifié par le fait que ce type de transport est considéré comme un service public, qui, en plus de tendre à assurer le droit à la mobilité, est composé d’infrastructures essentielles dans un contexte de crise écologique. Le transport interurbain par autocar n’a pour sa part jamais été envisagé à titre de service public, ce qui explique pourquoi, malgré les défaillances manifestes du marché privé dans les 40 dernières années, l’État n’a jamais réellement cherché à redresser le réseau.
La pandémie et l’effondrement de la demande ont obligé l’État québécois à intervenir afin de soutenir à titre exceptionnel les sociétés de transport interurbain par autocar, avec le Programme d’aide d’urgence au transport interurbain par autocar (2020-2021) et le Programme d’aide à la relance du transport interurbain par autocar (2022-2023). Le graphique 5 présente les sommes versées aux sociétés de transport dans le cadre de ces programmes. Une somme totale de 24 millions a été versée de 2020 à 2022 à 12 sociétés distinctes, dont les deux tiers ont été accordés à l’entreprise Orléans Express, le transporteur interurbain par autocar le plus important du Québec.
Ces fonds ont principalement servi à combler les déficits d’exploitation afin de maintenir les services. Nous verrons dans la section portant sur la description de modèles de financement en vigueur en Amérique du Nord que l’aide financière temporaire de l’État québécois versée aux sociétés de transport est permanente et récurrente dans plusieurs autres endroits.
La prochaine section brosse un portrait financier des transporteurs privés du Québec afin de prendre la mesure de la crise qui afflige cette industrie et de proposer différents scénarios de réforme.
Portrait financier et fiscal d’une industrie en crise
Le recours au marché privé autofinancé par la vente de billets ne permet plus d’assurer une offre de service de transport interurbain par autocar adéquate. Ce constat se vérifie, d’une part, par une diminution constante de l’offre depuis 40 ans et, d’autre part, par les résultats financiers des transporteurs privés. Rappelons que, depuis 2016 seulement, le nombre de départs hebdomadaires de cette industrie a diminué de 33 %. L’exigence de rentabilité que peinent à atteindre les entreprises de ce secteur les pousse à diminuer les services sur les lignes déficitaires ou proches de l’être, ce qui conduit à une diminution de l’offre.
Afin de brosser un portrait financier de l’industrie du transport interurbain par autocar, nous nous sommes attardés aux statistiques fiscales des sociétés colligées par le ministère des Finances du Québec17, en plus d’y déposer des demandes d’accès à l’information. Celles-ci nous ont permis de connaître le nombre de sociétés imposées et non imposées, les revenus bruts, les bénéfices nets aux états financiers, les revenus nets aux fins d’impôts, l’impôt sur le revenu déboursé, les salaires assujettis, les prélèvements fiscaux, les actifs, les passifs et les avoirs des actionnaires des sociétés du secteur d’activité « Transports en commun interurbains et ruraux »18 pour les années 2016, 2017 et 2018. Notons que, puisque les sociétés disposent de cinq ans pour produire leurs déclarations de revenus, l’année 2018 est la plus récente compilée. À la suite de la pandémie de COVID-19, ce portrait n’est possiblement plus à jour et l’accès à des données plus récentes dresserait probablement un état des lieux encore plus désolant. Or, les résultats des années 2016 à 2018 permettent de voir que les problèmes financiers des sociétés de transport interurbain par autocar précédaient la crise sanitaire.
Du point de vue du ministère des Finances, l’industrie du transport en commun interurbain et rural se définit comme les sociétés dont « l’activité principale consiste à fournir des services de transport de voyageurs au moyen de véhicules motorisés suivant des itinéraires réguliers en général en dehors des agglomérations 19». Cette industrie inclut donc les sociétés dont l’activité principale est le transport interurbain régulier reliant diverses communautés urbaines selon des trajets de moyenne ou grande distance, par exemple Montréal-Québec ou Stukely-Sud–Sherbrooke20. Le critère de régularité exclut les activités des entreprises faisant du transport scolaire, du transport en commun urbain ou du transport nolisé ou d’excursion.
Pour les années 2016 à 2018, il y avait en moyenne 74 entreprises répertoriées dans cette industrie, dont en environ 70,3 sont considérées comme des petites entreprises, soit des entreprises ayant des actifs de moins de 15 millions de dollars et des revenus de moins de 10 millions de dollars. On peut supposer qu’il s’agit d’entreprises avec des trajets de plus petite distance et avec une moindre capacité de desservir de nombreux trajets. À l’inverse, 3,7 entreprises sont de moyenne ou grande taille, soit des sociétés ayant un actif de plus de 15 millions de dollars ou des revenus de plus de 10 millions de dollars21.
Comme le montre le tableau 2 tiré des données du ministère des Finances, en moyenne, seules 42 sociétés sont imposées au Québec, c’est-à-dire qu’elles doivent payer de l’impôt à la suite de leur déclaration provinciale. D’autre part, 32 sociétés n’ont pas eu à payer d’impôt, car la part de crédit d’impôt dépassait leur part d’impôt à payer ou étaient des organisme à but non lucratifs.
Ce nombre élevé d’entreprises ne payant pas d’impôt s’explique notamment par les pertes nettes qu’accuse l’industrie. Comme le montrent les graphiques 6 et 7, qui représentent les revenus bruts de l’industrie ainsi qu’un comparatif entre les bénéfices nets et les revenus nets aux fins de l’impôt, l’industrie est généralement déficitaire22.
On remarque qu’en moyenne, pour 2016, 2017 et 2018, l’ensemble des entreprises de l’industrie ont eu des déficits se situant entre 12,1 millions et 16,8 millions de dollars, selon la manière de présenter les états financiers23.
Cette situation conduit à des contributions fiscales marginales des entreprises de transport interurbain par autocar. En effet, les 74,7 entreprises ont payé une somme cumulée d’un peu plus d’un million de dollars en impôt au Québec, en moyenne, pour les années 2016, 2017 et2018, comme le montre le graphique 8.
Le tableau 3 présente le total des bilans de l’ensemble des sociétés de l’industrie. On remarque que, pour les années 2016, 2017 et 2018, l’industrie a possédé en moyenne des actifs de 267,3 millions de dollars, dont 110,5 millions en immobilisations. On peut supposer que cela est principalement constitué de parcs d’autocars. Le passif s’élève quant à lui à 260,4 millions de dollars et le total des avoirs des propriétaires est de 267,3 millions.
Deux principaux constats se dégagent des données financières et fiscales des transporteurs interurbains privés par autocar. D’abord, cette industrie est manifestement aux prises avec des difficultés financières importantes, que la pandémie a très probablement empirées. Ensuite, comme le montrent ses actifs totaux et ses revenus bruts, il s’agit d’une industrie de petite taille. En ce sens, les différents scénarios d’implication publique visant à soutenir l’offre de transport interurbain par autocar engageraient des sommes conséquentes.
Puisque l’industrie n’est actuellement pas en mesure d’offrir des services de transport interurbain étendus et cumule des déficits, il y a lieu de se questionner sur la capacité des transporteurs privés à accomplir la restructuration des actifs posée par l’électrification progressive des autocars. D’importantes sommes devront être investies par cette industrie de petite taille et en mauvaise santé financière. Cet enjeu soulève le rôle de l’État dans l’offre de transport interurbain par autocar.
Différents modèles de financement public visant à soutenir l’offre de transport interurbain par autocar sont envisageables. La prochaine section présente certains modèles pratiqués au Canada et aux États-Unis.
Portrait de différents modèles d’encadrement du transport interurbain par autocar
L’autofinancement des transporteurs privés par l’intermédiaire des revenus de la vente au guichet est le modèle québécois de transport interurbain par autocar hérité du siècle dernier. La situation exceptionnelle de la pandémie a obligé l’État à s’impliquer davantage financièrement dans le transport interurbain par autocar. Or, la crise de cette industrie précède la pandémie et justifie une transformation du modèle de l’autofinancement privé par la vente de titres. À cet égard, une revue de différents modèles pratiqués ailleurs au Canada et aux États-Unis démontre que le financement public récurrent du transport interurbain par autocar semble être la norme plutôt que l’exception.
Pour brosser un portrait des autres modèles possibles, nous nous sommes limités à des États des États-Unis et à des provinces canadiennes, afin de demeurer dans la spécificité géographique et démographique nord-américaine. Les exemples de l’Oregon ou des régions rurales de l’État de Washington sont en effet plus comparables au Québec que des pays d’Europe ou d’Asie dont la densité de population est plus élevée et qui sont souvent munis d’un réseau ferroviaire très développé.
Le tableau 4 présente une description de cinq modèles réglementaires et financiers encadrant le transport interurbain par autocar et les endroits où on les retrouve. Nous présentons ensuite dans le détail les quatre modèles pratiqués ailleurs.
Le modèle privé libéralisé
Ce modèle se caractérise par un marché privé où aucune barrière réglementaire ne prévaut pour contrôler l’accès aux trajets par des transporteurs privés. Cette approche mise sur la libre concurrence entre les entreprises pour que le transporteur proposant le prix le plus concurrentiel soit celui qui triomphe. Les principaux inconvénients de ce modèle sont de deux ordres. D’abord, l’offre de transport interurbain est sujette à une grande instabilité, puisque les transporteurs intègrent souvent le marché d’un nouveau trajet avec des prix au seuil de la rentabilité pour acculer les compétiteurs à la faillite et ensuite augmenter les prix à un niveau viable pour l’entreprise. Cette concurrence permanente mène à une instabilité, ce qui n’est pas souhaitable pour un service de transport interurbain, dont la prévisibilité et la stabilité sont des facteurs importants pour le maintien de la demande. Le second inconvénient de la libéralisation concerne les trajets non rentables, qu’aucun transporteur ne voudra desservir. Ainsi, les régions plus éloignées n’ont pas accès à un service de transport interurbain, ce qui, en plus de la question écologique, soulève des enjeux sociaux importants puisque tous les résidents et résidentes ne peuvent se déplacer en voiture.
L’exemple historique du Michigan est souvent cité pour démontrer le piège de la libéralisation24. Jusqu’en 1982, le transport interurbain par autocar était organisé dans cet État du nord des États-Unis selon le même modèle que le Québec, soit celui des monopoles réglementés et de l’interfinancement. À partir de 1976, la baisse de la demande a conduit l’État à intervenir financièrement pour maintenir l’offre sur des lignes non rentables. L’interfinancement ne fonctionnait plus. En 1982, le gouvernement michiganais a opté pour la libéralisation complète du marché. Les résultats ont été presque immédiats : 5 ans plus tard, l’étendue totale du réseau avait diminué de 40 %, en plus d’un rétrécissement de 30 % des arrêts desservis. Plusieurs transporteurs ont décidé de se concentrer sur le transport nolisé25, plus lucratif, et ont délaissé le service régulier. Le nombre d’entreprises de ce secteur a chuté de 12 à 3, tandis que les services nolisés ont bondi de 55 à 120. En 1988, cet effondrement du transport interurbain par autocar a conduit le Michigan à faire marche arrière et à créer des programmes de soutien financier aux services régionaux, en plus de revenir à un modèle réglementaire encadrant l’offre de transport.
Au Canada, l’Ontario a déréglementé en décembre 2020 ses services de transport interurbain par autocar et mis fin au système des permis exclusifs, à l’instar du Michigan en 198226. Il sera intéressant de voir, à moyen terme, les effets de cette libéralisation du marché sur l’offre de transport en Ontario.
Le modèle des monopoles privés subventionnés
Aux États-Unis, la Federal Transit Administration (FTA) distribue annuellement 20 milliards de dollars américains pour le financement du transport en commun, le tiers de ces fonds étant destiné aux États ou aux réserves autochtones organisant un service de transport interurbain par autocar permettant de relier des localités de moins de 50 000 habitant·e·s27. La FTA se finance notamment au moyen d’une taxe sur l’essence de 2,86 cents/gallon28. Plusieurs États des États-Unis adoptent le modèle appliqué au Québec des monopoles sur les trajets, à la différence que les trajets aux prises avec des difficultés financières reçoivent un financement récurrent pour assurer leur pérennité.
En Iowa, les transporteurs reçoivent 20 cents par mile parcouru, 50 cents/mile pour les nouveaux trajets et 20 cents/mile pour l’ajout de départs sur un trajet existant. L’Idaho, le Minnesota, la Pennsylvanie ainsi que plusieurs autres États se prévalent également des fonds de la FTA pour financer les dépenses de fonctionnement des transporteurs, l’acquisition de nouveaux véhicules, la construction de gares et la publicisation des services29.
Les fonds fédéraux financent aussi des études sur les réseaux de transport interurbain par autocar. Le Colorado a ainsi mené deux études, en 2008 et en 2014, qui ont permis de faire l’inventaire des services existants, d’identifier les régions aux prises avec des besoins de mobilité et de dresser une liste des localités nécessitant un apport de fonds publics pour la création ou l’augmentation d’offre de transport interurbain par autocar30. Plusieurs autres États américains font de même. Au Québec, un tel exercice n’a pas été accompli depuis des décennies par une administration publique31.
Au même titre que le modèle de la libéralisation, le principal défaut de cette approche est son absence de planification concertée de l’offre de transport interurbain par autocar, puisqu’en dépit des subventions versées aux transporteurs, l’État demeure dépendant de l’initiative privée pour desservir les localités.
Le modèle des monopoles privés avec appel d’offres
Les États de Washington, de la Californie et de l’Oregon recourent tous au modèle du monopole privé au moyen de permis exclusifs, à la différence qu’ils utilisent notamment les fonds de la FTA pour lancer des appels d’offres sur de nouveaux trajets à desservir. Ainsi, l’initiative de l’offre de transport interurbain par autocar n’est pas limitée aux transporteurs privés. Les appels d’offres concernent typiquement des trajets non rentables, que les États subventionneront de manière récurrente32.
Les appels d’offres demandent aux transporteurs privés de proposer chacun un « tarif compensatoire » pour assurer le service désigné. Le transporteur soumettant le tarif compensatoire le plus bas remporte l’appel d’offres. Ensuite, l’État finance annuellement le tarif conclu, qui représente les fonds manquant au transporteur privé pour que le trajet soit rentable et lui rapporte des bénéfices. L’État de Washington évalue les appels d’offres au moyen d’un comité d’évaluation formé de représentant·e·s de la Washington Utilities and Transportation Commission (l’équivalent de la CTQ), d’entreprises de transport interurbain non-soumissionnaires et de réseaux de transport locaux non interurbains. Les contrats sont habituellement sous la forme d’un « 2 + 2 », soit un contrat d’une durée de deux ans avec une clause permettant de reconduire le contrat pour deux années supplémentaires si le service est jugé acceptable.
L’Oregon a opté pour le modèle d’appel d’offres à la suite d’une baisse importante de l’offre de transport interurbain par autocar des transporteurs privés au courant des années 1990. Aujourd’hui, ce système permet à l’Oregon de maintenir quatre lignes autrement déficitaires et non desservies. Les subventions publiques récurrentes associées à ce réseau sont à l’origine de prix concurrentiels. Les tableaux 5 et 6 comparent le prix de billets de trajets québécois et de trajets oregonois pour des distances comparables.
On observe que les prix sont beaucoup plus bas en Oregon, notamment en raison des subventions gouvernementales.
Au Québec, un tel modèle aurait pu permettre de rescaper le trajet relayant Saint-George de Beauce à la ville de Québec, aboli en février 2023 en raison de l’incapacité du transporteur privé de couvrir ses frais faute de revenus tarifaires suffisants. Le système du tarif compensatoire de l’Oregon, de la Californie et de l’État de Washington s’applique précisément aux trajets déficitaires et constitue une solution de rechange au modèle de l’interfinancement, qui ne fonctionne plus depuis le milieu des années 1980. Par ailleurs, les fonds publics requis pour le maintien hypothétique de la ligne Saint-George de Beauce auraient été somme toute minimes, puisque les coûts de fonctionnement pour l’année 2022 déclarés par le transporteur étaient de 450 000 $33.
En somme, le principal avantage de ce modèle misant sur des contrats publics est de permettre à l’État de planifier et de développer une offre de services en fonction des besoins de la population, et de rompre avec l’attentisme des autres modèles où l’État demeure dépendant de l’initiative privée. Le désavantage de ce modèle est toutefois le caractère privé des entreprises subventionnées, ce qui en limite la transparence et l’aspect démocratique. Un modèle public implique en effet davantage les usagers et usagères dans la gestion des services, ce qui favorise à la fois son efficacité et son inclusivité. Par exemple, le conseil d’administration du service public de transport intermunicipal reliant Saint-Jérôme à Mont-Tremblant, que nous présenterons plus bas, est notamment formé de maires et mairesses des municipalités desservies, d’usagers et d’usagères du transport adapté et du transport régulier, d’une représentante du CISSS des Laurentides et d’une administratrice de l’Association des parents d’enfants handicapés des Hautes-Laurentides34.
Le modèle de la société d’État
Le modèle de la société d’État était celui pratiqué par la Saskatchewan jusqu’à ce que le gouvernement liquide la Saskatchewan Transportation Company (STC) en 2017. Il semble que cette société d’État ne soit jamais réellement parvenue à être rentable. Déjà, entre 1987 et 1991, la STC enregistrait des déficits moyens de 5,3 millions de dollars s’expliquant notamment par un maintien des services dans des lignes régionales déficitaires35. Au tournant du XXIe siècle, ces déficits se sont poursuivis et ont été invoqués par le gouvernement saskatchewanais pour cesser les opérations de la société. Depuis, plusieurs localités autrefois desservies par la STC ne bénéficient plus d’un service de transport interurbain par autocar.
Le modèle de la société d’État imite le modèle en vigueur pour le transport en commun urbain, tous deux considérant que la mobilité tant urbaine qu’interurbaine est un droit devant être l’objet de services publics. En sortant le transport interurbain par autocar des exigences de rentabilité du secteur privé non subventionné, les trajets d’un territoire sont plus à l’abri des conséquences des baisses d’achalandage posées par la concurrence de la voiture ou par des crises telles que la pandémie de COVID-19. Notons que plusieurs États en Europe utilisent ce modèle sous la forme d’une nationalisation partielle ou complète du réseau36.
Quelques exemples au Québec
Le modèle des monopoles privés réglementés et sans appel d’offres est le modèle dominant du transport interurbain par autocar au Québec. Or, certaines localités pratiquent le modèle alternatif du regroupement de municipalités ou de MRC, qui s’apparente au modèle nationalisé de la société d’État, à la différence qu’il renvoie à un territoire davantage circonscrit et est géré par les municipalités locales concernées.
La ligne Trois-Rivières–La Tuque
En 2014, le transporteur Orléans Express a cessé de desservir le trajet La Tuque–Trois-Rivières, le modèle de l’interfinancement ne suffisant pas à rentabiliser cette ligne déficitaire. Or, la Ville de La Tuque ainsi que d’autres municipalités concernées ont mené des démarches de financement auprès du ministère des Transports du Québec (MTQ) afin de créer un service intermunicipal de transport par autocar. Dès 2015, et à la suite d'une subvention de départ de 135 000 $ par le MTQ37, le service a débuté par l’entremise de la Corporation de transport adapté et collectif du Haut-Saint-Maurice (CTACHSM) et assure aujourd’hui des départs quotidiens sept jours sur sept au moyen d’un financement récurrent des municipalités desservies et du MTQ. Depuis la création de ce service, le MTQ a alloué en moyenne 163 000 $ par année pour soutenir ce trajet38. Le financement annuel du MTQ accuse toutefois des retards, malgré les petites sommes en jeu. La Ville de La Tuque a par exemple fait une avance de fonds de 74 000 $ en 2022 à la CTACHSM afin de combler les arrérages du MTQ, une situation que le maire de La Tuque, Luc Martel, a d’ailleurs déplorée publiquement39.
Ce modèle alternatif de transport interurbain par autocar appliqué en Mauricie pourrait être mis en place pour les trajets devenus non rentables pour le secteur privé, tel que celui de Saint-Georges-de-Beauce–Québec mentionné plus tôt.
La ligne Saint-Jérôme–Mont-Tremblant
Le corridor Saint-Jérôme–Mont-Tremblant est un autre exemple de collaboration intermunicipale pour le financement de transport interurbain par autocar. Le transporteur privé Autobus Galland dessert actuellement le trajet Montréal–Mont-Laurier à raison d’un à deux départs par jour40. Malgré cette offre de transport interurbain, deux MRC, deux municipalités des Laurentides ainsi que le ministère des Transports du Québec financent à hauteur de 1,76 million de dollars par année un service de transport intermunicipal reliant la ville de Saint-Jérôme à celle de Mont-Tremblant, avec des arrêts dans les principaux villages traversés, en plus d’un réseau de taxibus sur demande reliant des localités situées à l’est et à l’ouest de la route 117.
Le service public assuré par l’Inter des Laurentides est à la fois plus économique et plus fréquent que celui offert par le transporteur privé. Un billet Saint-Jérôme–Mont-Tremblant des Autobus Galland coûte en effet 23,90 $, alors que le même trajet parcouru par l’Inter des Laurentides et selon un temps de voyagement similaire est de 4 $41. Le réseau de l’Inter offre neuf départs par jour en semaine et six départs par jour la fin de semaine. L’Inter des Laurentides ne dessert toutefois pas l’axe Mont-Tremblant–Mont-Laurier, contrairement au transporteur privé.
Graphique 9
Carte du réseau de l’Inter des Laurentides
En somme, le corridor Saint-Jérôme–Mont-Tremblant est un des rares endroits au Québec où des transporteurs privés et publics desservent les mêmes trajets, ce qui permet de comparer les deux services offerts. Du point de vue de la fréquence et du coût, le service assuré par le réseau de MRC et de municipalités est supérieur à celui du transporteur privé. Sur le plan des modalités, le réseau de l’Inter permet à coût nul le transport de bicyclettes l’été et dispose de supports à skis l’hiver, en plus de fournir l’Internet sans fil gratuit en tout temps dans ses autobus42. Les dépenses annuelles totales du service l’Inter sont de 2,4 millions de dollars, dont 73 % sont couverts par des fonds publics municipaux et provinciaux.
Ces exemples locaux démontrent que des modèles alternatifs publics sont en mesure de pallier l’incapacité du modèle du marché privé d’offrir un service de transport interurbain par autocar viable et économique. En Amérique du Nord, le transport interurbain par autocar fait les frais de décennies de politiques publiques favorables à la voiture individuelle – construction autoroutière, appuis au secteur, étalement urbain, etc. – qui ont participé à la croissance du taux de voitures par habitant·e évoquée plus tôt. Le parc automobile du Québec pose une concurrence aux autobus interurbains et aux différents systèmes de transport en commun qui ne peut être surmontée que par un soutien public soutenu au transport en commun.
Parmi les avantages d’un modèle public – société d’État et agences intermunicipales de transport –, on compte son aspect démocratique, mais également la possibilité de valoriser sur le plan des conditions de travail la profession de chauffeur et chauffeuse d’autocar, qui représente la principale dépense de cette industrie et qui est affectée comme plusieurs autres par la pénurie de main-d’œuvre. Les métiers reliés au transport en commun sont dans un contexte de transition écologique des métiers d’avenir, et l’expansion souhaitable du réseau de transport interurbain par autocar du Québec nécessitera des travailleurs et travailleuses supplémentaires.
Recommandations
La présente note socioéconomique nous a permis de faire deux constats principaux. Premièrement, l’offre en transport en commun interurbain par autocar subit un déclin constant depuis 40 ans. Cela se traduit par des pertes financières importantes pour l’industrie. À cet égard, tout porte à croire que la situation s’est détériorée à la suite de la pandémie. La tension entre l’exigence de rentabilité et la desserte de trajets à des coûts non prohibitifs et selon des horaires commodes a conduit à l’abandon de plusieurs trajets partout au Québec, en plus d’une diminution de fréquence sur la plupart des trajets existants. En ce sens, le modèle actuel basé sur l’industrie privée est un échec. Son seul moyen de réussite passe par le financement étatique.
Deuxièmement, la croissance du parc automobile du Québec depuis 40 ans explique en partie le déclin du transport interurbain par autocar. Le choix répété des différents gouvernements du Québec, qui se sont successivement refusés à soutenir financièrement les opérations des transporteurs ou à nationaliser ce secteur en lieu et place de la méthode de l’interfinancement, représente un facteur additionnel ayant concouru de façon importante à la diminution de l’offre. Autrement dit, le modèle québécois de transport interurbain par autocar n’a jamais fait l’objet de réformes malgré la mutation de la mobilité au Québec induite par la croissance importante de la voiture. La recension effectuée des modèles de financement en vigueur dans certains États des États-Unis ainsi que dans certaines localités du Québec permet de démontrer l’existence de nombreux modes de soutien public au transport interurbain par autocar.
En contexte de crise écologique, les politiques publiques en matière de transport doivent viser la diminution du parc automobile du Québec, ce qui passe notamment par le développement d’un réseau de transport en commun interurbain étendu et économique. Afin d’accomplir cette transformation, nous formulons les trois recommandations suivantes.
1- Traiter le transport interurbain par autocar comme un service public
L’autofinancement du transport interurbain par autocar par la vente de billets conduit à des trajets déficitaires, à une diminution de l’offre privée et à des prix prohibitifs. À l’inverse, le transport en commun urbain est l’objet d’un financement public important et est plus ou moins libéré de l’exigence de rentabilité pour se reconduire. Le transport en commun urbain, géré par le public, est assimilable à un service public tarifé. La diminution importante de l’offre de transport interurbain par autocar dans les 40 dernières années confirme que le gouvernement ne peut plus agir simplement comme spectateur dans l’espoir que l’industrie se renouvelle d’elle-même et desserve les localités excentrées, puisqu’une offre étendue et abordable de transport interurbain par autocar au Québec ne doit pas être envisagée à partir du prisme de la rentabilité, mais plutôt à partir de celui du service public.
Nous recommandons que l’État revoie complètement son rôle dans cette industrie en soutenant financièrement et en planifiant l’offre de transport interurbain par autocar au même titre qu’il le fait pour le transport en commun urbain.
2- Planifier l’offre de transport en commun interurbain
Plusieurs des conclusions présentées dans le présent document avaient été pressenties dans le rapport du MTQ de 1996. Pourtant, peu de documentation du même ordre a été rendue publique depuis cette date. L’État du Colorado, entre autres, finance l’achèvement d’études détaillées du transport interurbain par autocar sur son territoire. Ces données devraient permettre de déterminer le nombre de localités ayant un véritable accès à du transport en commun interurbain, les investissements nécessaires pour relier l’ensemble des centres urbains du territoire, l’état des lieux de l’électrification du transport par autocar et les tarifs au guichet considérés comme acceptables pour une offre de transport interurbain par autocar en mesure de se substituer à la voiture.
Nous recommandons la planification d’une offre de transport interurbain par autocar à partir d’une concertation entre l’État et les acteurs locaux et régionaux.
3- Transformer le modèle de financement du transport en commun interurbain
Le modèle de financement actuel du transport interurbain par autocar est déficient et ne permet pas une offre suffisante. Le gouvernement et les municipalités du Québec doivent élaborer un nouveau modèle de financement allant de la subvention récurrente à la possibilité d’étaler le modèle des agences intermunicipales publiques, soutenues par une instance de planification nationale ou une société d’État dont la mission serait d’offrir un service de transport interurbain par autocar étendu et économique.
Conclusion
La Direction générale de la mobilité et des transports de la Commission européenne a calculé que chaque kilomètre parcouru en voiture occasionne des coûts externes 28 fois plus importants que le même kilomètre parcouru en autobus43.
La combinaison de la crise écologique à celle du coût de la vie place le système de transport de personnes au Québec à une croisée des chemins. En plus d’être un poste de dépense important pour les ménages, le transport individuel par automobile, tant à essence qu’électrique, concourt à la détérioration des écosystèmes. Notre analyse nous a permis de voir qu’un modèle alternatif de financement du transport interurbain pourrait être implanté au Québec, ce qui rendrait la voiture moins attractive et permettrait d’offrir à la population une solution à la fois écologique et économique.
Toutes dépenses encourues par l’État au titre de mesures diminuant l’empreinte écologique de la société évitent de devoir allouer de futurs fonds beaucoup plus élevés à l’adaptation à la détérioration des conditions de vie qu’entraîne la crise écologique.
1 GROUPE D’EXPERTS INTERGOUVERNEMENTAL SUR L’ÉVOLUTION DU CLIMAT, Climate Change 2022 : Mitigation of climate change, résumé technique, Groupe de travail III, 2022, p. 118, www.ipcc.ch/report/ar6/wg3/downloads/report/IPCC_AR6_WGIII_TechnicalSummary.pdf.
2 Tommy CHOUINARD et Hugo PILON-LAROSE, « Fitzgibbon persiste et signe, Legault tempère », La Presse, 16 août 2023, www.lapresse.ca/actualites/politique/2023-08-16/moins-de-voitures-au-quebec/fitzgibbon-persiste-et-signe-legault-tempere.php.
3 Yves BUSSIÈRE, « L’automobile et l’expansion des banlieues : Le cas de Montréal, 1901-2001 », Revue d’histoire urbaine, vol. 18, no 2, 1989 ; Christopher W. WELLS, Car Country: An Environmental History, University of Washington Press, 2012.
4 Jean BLAIS, Le transport par autocar interurbain au Québec, Ministère des Transports du Québec, Service des politiques et de la réglementation en transport terrestre des personnes, 1996, p. 163, www.bv.transports.gouv.qc.ca/mono/1142969.pdf.
5 Notons qu’un des facteurs ayant concouru au déclin entre les années 1980 et 1990 est l’adoption de la Loi sur les conseils intermunicipaux de transport dans la région de Montréal, en 1983, qui a entraîné la municipalisation de plusieurs services de bus en périphérie de Montréal. Cependant, cela ne change pas la tendance à la diminution des services privés de transport interurbain par autobus.
6 BLAIS, op. cit., p. 40.
7 Ibid., p. 68.
8 « Véhicules en circulation », Banque de données des statistiques officielles sur le Québec, bdso.gouv.qc.ca/ (consulté le 2 octobre 2023).
9 Joëlle GIRARD, « Fitzgibbon insiste, il faudra réduire considérablement le parc automobile québécois », Radio-Canada, 16 août 2023, ici.radio-canada.ca/nouvelle/2003535/parc-automobile-voitures-reduction-fitzgibbon.
10 AGENCE INTERNATIONALE DE L’ÉNERGIE, Global EV Outlook 2023: Catching up with climate ambitions, avril 2023,
p. 122-123, iea.blob.core.windows.net/assets/dacf14d2-eabc-498a-8263-9f97fd5dc327/GEVO2023.pdf.
11 BLAIS, op. cit., p. 13-14.
12 Michel BOUCHER, « L’industrie québécoise du transport par autocar : réglementation, pratiques et performance », L’Actualité économique, vol. 69, no 4, 1993, p. 281.
13 BLAIS, op. cit., p. 134.
14 Ibid.
15 Ibid, p. 35.
16 Ministère des Transports et de la Mobilité durable, Demande d’accès à l’information no 2024-2023-00310.
17 « Statistiques fiscales des sociétés 2018 », Ministère des Finances du Québec, .
18 Il s’agit de l’unité de distribution la plus précise du ministère des Finances [code CAE 4572].
19 « Classification type d’industrie – Établissement (CTI-É) : CAE 4572 », Statistique Canada, (consulté le 13 septembre 2023).
20 Cela n’inclut pas les entreprises dont l’activité principale est le transport entre des municipalités de la même communauté urbaine, par exemple Brossard-Montréal.
21 « Statistiques fiscales des sociétés, lexique », Ministère des Finances du Québec, www.finances.gouv.qc.ca/ministere/fiscalite/statistiques_fiscales_societes/lexique.asp (consulté le 14 septembre 2023).
22 À noter que cela n’implique pas que l’ensemble des sociétés soient déficitaires, mais plutôt que le total des revenus de l’ensemble des sociétés est moindre que l’ensemble de leurs dépenses.
23 Selon le dispositif de la Loi sur l’impôt des sociétés, le revenu net tel qu’établi selon les règles fiscales peut différer du revenu net selon les états financiers, lequel est calculé sur des bases comptables généralement reconnues. Cette différence est souvent attribuable à l’écart entre l’amortissement comptable et l’amortissement fiscal. Voir : « Statistiques fiscales des sociétés, lexique », Ministère des Finances du Québec, www.finances.gouv.qc.ca/ministere/fiscalite/statistiques_fiscales_societes/lexique.asp (consulté le 14 septembre 2023).
24 Blais, op. cit., p. 149-151.
25 Le transport nolisé renvoie à la location d’autocars pour des voyages donnés.
26 Philippe DE MONTIGNY, « Un nouveau service d’autocar à bas prix débarque au Canada », Radio-Canada, 7 avril 2022, ici.radio-canada.ca/nouvelle/1874721/flixbus-autocar-trajets-routes-billets.
27 « Fact sheet: formula grants for rural areas. Chapter 53 Section 5311 », Federal Transit Administration, www.transit.dot.gov/sites/fta.dot.gov/files/docs/funding/grants/40621/5311-rural-program-fact-sheet-fast.pdf (consulté le 11 octobre 2023).
28 « About FTA », Federal Transit Administration, www.transit.dot.gov/about-fta (consulté le 27 septembre 2023).
29 David KACK et autres, Montana Intercity Bus Service Study, Montana Department of Transportation, 2011, p. 13,
westerntransportationinstitute.org/wp-content/uploads/
2018/04/4W3400_MDT_IntercityBus_final_report.pdf.
30 COLORADO DEPARTMENT OF TRANSPORTATION, Intercity and Regional Bus Network Plan, www.codot.gov/projects/archived-project-sites/intercityregionalbusnetworkstudy/intercity-and-regional-bus-network-plan (consulté le 27 septembre 2023).
31 La dernière étude recensée est celle de Blais en 1996, pour le compte du ministère des Transports de l’époque. La chaire de recherche sur la mobilité de Polytechnique Montréal, tenue par la professeure Catherine Morency, a mené un programme de recherche portant sur le transport interurbain par autobus en 2014. Cette recherche universitaire supplée à l’absence d’études approfondies accomplies par l’État. La Commission des transports du Québec ou le ministère des Transports du Québec seraient des instances toutes désignées pour conduire de telles études.
32 KACK, op. cit., p. 23-27.
33 Magalie MASSON, « Fin des autocars entre Saint-Georges et Québec », Radio-Canada, 23 février 2023, ici.radio-canada.ca/nouvelle/1958583/trajets-autobus-beauce-quebec-couts.
34 « Description générale », Transport adapté et collectif des Laurentides, www.transportlaurentides.ca/a-propos-de-tacl/ (consulté le 16 octobre 2023).
35 BLAIS, op. cit., p. 142.
36 Voir notamment : Adam NOWEK, « Transportation in Germany: trains, buses, and taxis », Expatica, 8 septembre 2023, www.expatica.com/de/living/transportation/public-transportation-in-germany-100920/, ou « About us », Vy Group, www.vy.no/en/the-vy-group/about-us (consulté le 27 septembre 2023).
37 Ministère des Transports et de la Mobilité durable, demande d’accès à l’information no 2023-
2024-00325.
38 Ibid.
39 En entrevue, Luc Martel a déclaré : « C’est de même tous les ans. Je ne sais pas ce qui se passe dans ce ministère-là […] Ce n’est pas normal qu’une municipalité finance le gouvernement. » Voir : « Ce n’est pas normal qu’une municipalité finance le gouvernement », L’Écho La Tuque/Haut-St-Maurice, 20 juillet 2022, www.lechodelatuque.com/actualites/ce-nest-pas-normal-quune-municipalite-finance-le-gouvernement/.
40 « Horaire à compter du 21 août 2022 », Galland Laurentides, www.galland-bus.com/DATA/TRAJET/47~v~horaire.pdf.
41 À l’achat de 10 passages. Autrement, le billet unique est de 6 $. Voir : « Tarifs et points de vente », L’Inter, www.transportlaurentides.ca/inter/tarifs-et-points-de-vente/ (consulté le 2 octobre 2023).
42 Le transporteur privé offre également du wi-fi gratuitement, mais prévoit des coûts supplémentaires pour le transport de bagages tels qu’une bicyclette.
43 Direction générale de la mobilité et des transports, Handbook on the External Costs of Transport, Commission européenne, 2019, p. 31.
Faits saillants
- L’offre de transport interurbain par autocar au Québec subit un déclin marqué depuis 40 ans. Entre 1981 et 2023, le nombre de départs hebdomadaires d’autocars interurbains opérés par le secteur privé au Québec s’est rétréci d’un facteur de 7.
- L’industrie privée du transport interurbain par autocar est aux prises avec une crise financière. Entre 2016 et 2018, les transporteurs privés ont accusé des déficits nets moyens de 16 millions de dollars, que la pandémie a probablement empirés par la suite.
- Plusieurs gouvernements en Amérique du Nord financent de manière récurrente les dépenses de fonctionnement du transport interurbain par autocar. Le modèle québécois, qui repose principalement sur les contributions des usagères et usagers, ne permet plus de financer une offre suffisante et doit être transformé.