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Projet de loi 69: vers une transition énergétique?

12 septembre 2024


Préambule

Le réchauffement du climat, qui s’accélère, donne lieu à un nombre croissant d’événements climatiques majeurs, plus intenses et plus fréquents, entraînant de lourdes répercussions environnementales, sociales et économiques. Ces constats sont maintenant très largement reconnus et leur importance appelle une prise de responsabilité collective et politique urgente.

Ce réchauffement climatique résulte d’une consommation massive d’énergies fossiles associée à un modèle économique productiviste qui ne pose aucune limite à sa croissance, insoutenable, et qui est incapable de remettre ses fondements en question.

Pour ralentir ce réchauffement, atténuer ses répercussions catastrophiques et, éventuellement, remettre l’évolution du climat sur une trajectoire viable, des transformations d’une grande ampleur sont requises dans notre usage des ressources, l’encadrement des activités économiques et notre utilisation de l’énergie, qui en reflète l’intensité.

Dans l’immédiat, l’urgence de la situation implique d’abord l’adoption et le déploiement d’un plan de réduction de notre consommation d’énergies fossiles, assorti d’objectifs à échéances déterminées et supporté par un dispositif contraignant et garant de résultats.

La décarbonation de l’économie pose de grands défis et soulève des questions complexes et importantes, notamment parce qu’il ne s’agit pas seulement de substituer à des sources d’énergie d’origine fossile des énergies renouvelables, mais aussi, à cette fin, de remplacer des véhicules, des équipements de chauffage, des équipements de production et des procédés industriels.

  • Combien de litres de pétrole, combien de m3 de gaz naturel, associés à quels usages, dans quels secteurs d’activité, sommes-nous capables d’éliminer ? Selon quelle(s) échéance(s) ? Quels usages devons-nous viser en priorité ?
  • De combien d’électricité additionnelle aurons-nous besoin pour remplacer les énergies fossiles abandonnées ? Dans quelles proportions cette électricité additionnelle proviendra-t-elle de réduction de notre consommation ou plutôt de production additionnelle ?
  • Quels seront les coûts de la transition énergétique et comment allons-nous la financer ?
  • Quels principes devront guider nos décisions en matière d’allocation des coûts ?
  • Dans quels cas, à quelles clientèles (actuelles ou nouvelles), pour quels usages (contribuant ou non à la décarbonation) devrons-nous vendre l’électricité au coût moyen ou plutôt au coût marginal de la production additionnelle délectricité qui sera requise ?
  • Si, parallèlement à la transition énergétique, de nouvelles activités économiques sollicitent également de l’électricité additionnelle, comment priorisera-t-on l’allocation de nos ressources énergétiques et financières, de plus en plus précieuses, limitées et convoitées ?

Toutes ces questions, fondamentales, doivent impérativement être examinées de façon large et approfondie, et débattues publiquement pour convenir démocratiquement des objectifs à poursuivre et des moyens à déployer pour assurer une transition énergétique politiquement responsable, socialement et économiquement équitable et environnementalement conséquente.

Or, la démarche privilégiée par le gouvernement actuel n’a satisfait aucune de ces exigences préalables, n’a pas donné lieu à un véritable examen des enjeux ni à un débat public qui soit à la hauteur des défis posés par la transition énergétique. Elle consiste plutôt à prendre prétexte d’une transition énergétique alléguée pour relancer l’investissement industriel – aux frais de la collectivité – précipiter l’augmentation de la production d’énergie et accélérer la privatisation des usages et de l’occupation du territoire aux fins de la production et du commerce de l’électricité.

Qui plus est, en l’absence d’un dispositif contraignant qui soit garant d’une réduction de la consommation d’énergies fossiles, l’approche choisie par le gouvernement du Québec ne fournit aucune assurance que la décarbonation de notre économie se réalisera et fait courir un énorme risque financier à la collectivité.

1. Introduction

Le projet de loi n° 69 du gouvernement du Québec, intitulé Loi assurant la gouvernance responsable des ressources énergétiques et modifiant diverses dispositions législatives1, déposé en juin 2024 par le ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie, Pierre Fitzgibbon, vise à moderniser et à améliorer la gestion des ressources énergétiques du Québec. Ce projet de loi apporte des changements significatifs à la Loi sur la Régie de l’énergie.

Les principaux objectifs allégués du PL 69 incluent en premiers lieux la volonté de :

  • « Doter le Québec d’outils législatifs et réglementaires permettant de stimuler l’innovation et l’efficacité énergétiques ainsi que de faciliter la transition énergétique au meilleur coût pour la société québécoise, tout en favorisant un développement économique durable ;
  • Assurer une plus grande flexibilité du cadre législatif pour répondre rapidement au contexte évolutif des approvisionnements en énergie, des réseaux de transport et de distribution et de l’organisation des marchés ;
  • Revoir et préciser les rôles des différents intervenants du secteur énergétique (la Régie de l’énergie, le gouvernement, le transporteur délectricité, les distributeurs et les producteurs dénergie renouvelable) notamment avec l’objectif d’une meilleure planification intégrée des ressources ;
  • Soutenir l’émergence de nouvelles technologies pouvant jouer un rôle clé dans l’atteinte des cibles de diminutions de GES et de la carboneutralité en 2050 dans le contexte de transition énergétique et de la lutte aux changements climatiques. »2

Dans son mémoire au conseil des ministres, l’ancien ministre Pierre Fitzgibbon justifie que le projet de loi au motif qu’il est nécessaire afin « d’adapter l’encadrement du secteur de l’énergie en vue notamment d’atteindre les objectifs du gouvernement en matière de transition énergétique et de décarbonation de son économie3 ».

Quatre grands axes sont considérés pour atteindre les objectifs du gouvernement soit : 1- la gouvernance du secteur énergétique ; 2- l’équilibre entre l’offre et la demande en énergie ; 3- le processus de fixation des tarifs d’électricité et de gaz naturel et 4- les autres propositions4.

Si le projet de loi a été généralement bien accueilli par plusieurs acteurs qui ont salué ses objectifs ambitieux de décarbonation de l’économie québécoise d’ici 2050 et son soutien aux énergies renouvelables, d’autres ont vu dans ce projet de loi un manque d’ambition ne permettant pas d’augmenter suffisamment le prix de l’énergie pour générer les économies d’énergie recherchées5.

Nous ne partageons pas cette critique. Selon nous, l’actuel projet de loi, sous prétexte d’objectifs vertueux, ne permettra pas une réelle transition et participera à une forme de privatisation de la production d’électricité au Québec.

De plus, il pose les jalons d’une proposition de transition énergétique qui se concentre sur le support de la politique industrielle du Québec au détriment de la clientèle actuelle et future d’Hydro-Québec. En ce sens, le projet de loi actuel et la politique de décarbonation que celui-ci soutient auront pour effet d’augmenter les tarifs hydroélectriques de la population du Québec afin de soutenir une politique industrielle favorisant d’importantes entreprises, concentreront des pouvoirs sur la gestion énergétique dans les mains du gouvernement, cela sans pour autant donner aucune assurance qu’il y aura effectivement une décarbonation de l’économie du Québec.

Dans les prochaines pages, nous expliquerons tout d’abord ce que la décarbonation du Québec implique sur le plan énergétique et financier. Ensuite, nous présenterons ce que fait effectivement le Québec pour tenter d’atteindre la décarbonation à travers les efforts d’Hydro-Québec et du plan pour une économie verte 2030. Finalement nous présenterons ce que propose concrètement le projet de loi pour accomplir la décarbonation.

Nous concluons qu’en l’absence d’examen préalable approfondi des enjeux relatifs à la transition énergétique, la démarche actuelle du gouvernement entraînera d’importants investissements économiques, par l’intermédiaire de la tarification de l’électricité, de la clientèle d’Hydro-Québec et des contribuables sans pour autant garantir la décarbonation du Québec.

2. La décarbonation qu’est-ce que ça implique ? 

Comme le montre le graphique 1, le Québec comble actuellement ses besoins énergétiques par l’utilisation de proportions à peu près équivalentes d’énergie de sources renouvelables (hydroélectrique, éolienne, biomasse), 51,4 %, et d’énergie d’origine fossile (pétrole, gaz naturel, charbon), 48,7 %.

Est-ce à dire, pour autant, qu’il faudrait doubler la production d’électricité du Québec pour être en mesure de remplacer l’ensemble du pétrole et du gaz naturel que nous consommons aujourd’hui ?

La réponse est non :

  • d’abord parce qu’une partie non négligeable du gaz naturel et du pétrole consommés le sont pour des usages non énergétiques (environ ٤ % de la consommation totale, ou 70 PJ)6, c’est-à-dire qu’ils sont utilisés à titre d’intrants chimiques dans des procédés industriels et non pas à titre de combustibles ;
  • deuxièmement, parce qu’une proportion également significative des procédés industriels ne sont pas convertibles à l’électricité avec les technologies disponibles ; on estime notamment que 21 % des volumes de gaz naturel consommés (1 260 Mm3) sont associés à des procédés industriels non convertibles7 ;
  • troisièmement, parce que l’efficacité de l’électricité pour certains usages énergétiques – par exemple la propulsion des véhicules – est beaucoup plus élevée que celle des énergies de source fossile, jusquà ٩٠ % de l’énergie produite dans un moteur à combustion utilisant de l’essence étant de la chaleur perdue8.

Il est donc trop simple et réducteur de suggérer qu’il faudrait doubler la production actuelle d’électricité du Québec (puisqu’elle représente aujourd’hui près de 50 % de notre consommation d’énergie) pour remplacer la totalité de lénergie de source fossile que nous consommons présentement. Cela fait abstraction, d’une part, de l’impossibilité de convertir certains usages à l’électricité et, d’autre part, des gains d’efficacité offerts par l’électricité pour plusieurs usages énergétiques, dont la motricité des véhicules.

Ce qui importe pour amorcer la décarbonation de notre économie, c’est d’abord :

  • de déterminer, dans les différents secteurs d’activité et pour différents usages énergétiques, les quantités de pétrole ou de gaz naturel dont la consommation pourrait être évitée, soit par une réduction de la demande, soit en leur substituant l’électricité ;
  • d’identifier les usages de pétrole et de gaz naturel que nous sommes en mesure de réduire ou d’éliminer le plus rapidement et au moindre coût afin de prioriser correctement et efficacement les interventions ;
  • de définir les moyens à utiliser pour atteindre les objectifs de réduction à des échéances déterminées, qu’il s’agisse de programmes, de mesures fiscales ou réglementaires, incitatives ou contraignantes.

Il n’y a actuellement pas de tel dispositif qui soit proposé par le gouvernement au soutien de la mise en œuvre du présent projet de loi.

2.1 Des ressources limitées

Le remplacement des énergies fossiles pourrait requérir, selon le gouvernement du Québec, entre 150 et 200 TWh/an d’électricité additionnelle9. Cette estimation inclut – et confond – l’électricité additionnelle qui pourrait être requise pour alimenter de nouveaux projets industriels qui ne contribueront pas à la décarbonation de notre économie. Il est impératif que les objectifs de décarbonation et de développement économique soient dissociés et traités distinctement, notamment parce que leur réalisation ne peut pas relever des mêmes principes et critères de financement.

En termes de moyens pour amorcer une transition énergétique, le Québec dispose de grands avantages mais doit également composer avec de graves lacunes.

Parmi ses avantages, mentionnons la propriété et l’exploitation publiques d’un parc de production hydroélectrique sans équivalent à l’échelle mondiale, supporté par un réseau de transport et de distribution intégrés10. Cet héritage de la nationalisation se traduit notamment par des coûts unitaires – et des tarifs – parmi les plus bas du monde industrialisé. Mentionnons également son immense potentiel éolien, qui n’est à ce jour que très partiellement développé. S’ajoutent à cela des capacités solaires et géothermiques encore inexploitées et des possibilités d’usages non négligeables de la biomasse. Mentionnons enfin l’excellente cote de crédit du Québec11, la solidité de ses institutions financières, leur aptitude à mobiliser des capitaux ainsi que l’enviable capacité d’emprunt d’Hydro-Québec.

En contrepartie, la réalité socioéconomique du Québec est fragilisée par différents facteurs susceptibles de compromettre sa capacité de réaliser une transition qui pose de telles exigences : la disponibilité insuffisante de la main-d’œuvre dans des domaines d’activité clés, le déficit d’entretien des infrastructures existantes, etc.

En somme, alors que le réchauffement climatique pose des défis d’une ampleur sans précédent que nous devons relever urgemment, le Québec dispose tout autant d’avantages exceptionnels qu’il traîne des handicaps qu’on ne peut ignorer. Cela nous indique à quel point l’usage des ressources disponibles tout autant que leur développement doit se faire avec parcimonie, discernement et de façon ordonnée. Parce que la mobilisation de nos ressources énergétiques actuelles et futures impliquera nécessairement, aussi, la mobilisation d’énormes ressources financières.

2.2 Des investissements collectifs colossaux

Le Québec consomme actuellement environ 180 TWh d’électricité par an. Incluant les pertes occasionnées par le transport et la distribution, ses besoins s’élèvent annuellement à environ 197 TWh.

D’autre part, Hydro-Québec dispose d’une capacité de production annuelle d’environ 230 TWh, ce qui lui permet d’exporter environ 35 TWh d’électricité par an vers les marchés extérieurs, comme le montre le tableau 1.

Considérant ces données et pour les raisons mentionnées précédemment, il est probable que la décarbonation de l’économie du Québec puisse se faire en disposant de 125 à 150 TWh d’électricité additionnelle. Aux fins de la présente réflexion, retenons l’hypothèse qu’elle nécessiterait la disponibilité de 150 TWh d’électricité additionnelle sur une base annuelle.

Cette électricité additionnelle pourrait provenir de la remise en disponibilité d’une partie de l’électricité dont nous disposons déjà, soit en réalisant davantage d’économies d’énergie, soit en rapatriant une partie de notre électricité excédentaire actuellement exportée vers les marchés extérieurs.

Dans son Plan d’action 2035, Hydro-Québec prévoit que des économies d’énergie additionnelles de 20 à 22 TWh/an pourraient être réalisées entre 2023 et 203512. D’autre part, 15 des 35 TWh d’électricité exportés annuellement pourraient être rapatriés puisqu’ils ne sont pas engagés en vertu d’ententes fermes13. Le Québec disposera donc, d’ici la fin de la prochaine décennie, d’une marge de manœuvre d’environ 30 TWh qu’il pourrait consacrer au remplacement des énergies fossiles si cela s’avère nécessaire.

En supposant que nous misions plutôt sur un accroissement important de notre production d’électricité, les coûts de l’électricité additionnelle, entre 10 et 12 ¢/kWh, seront environ 3 fois plus élevés que ceux de l’électricité patrimoniale (90 % de nos approvisionnements actuels) qui sont d’environ 3,5 ¢/kWh.

Pour donner un ordre de grandeur, si nous choisissions de miser en priorité – selon les orientations du gouvernement – sur une croissance accélérée de la production d’électricité, la production de 150 TWh d’électricité additionnelle (pour mener à terme la décarbonation) représenterait une dépense annuelle additionnelle de 15 G$14 pour la collectivité, ces coûts additionnels devant être récupérés dans nos tarifs d’électricité. À ces coûts de production additionnels s’ajouteraient des investissements tout aussi colossaux destinés au renforcement et à l’augmentation de la capacité de nos réseaux de transport et de distribution.

En proportion de nos dépenses actuelles en électricité, environ 13,5 G$/an en 2023, ces coûts additionnels représenteraient une colossale ponction financière provenant de nos tarifs d’électricité.

Les graphiques 2 et 3 présentent l’effet sur les tarifs d’un tel ajout15.

Uniquement à l’horizon du Plan d’action 2035 d’Hydro-Québec, les investissements de 150 à 180 G$ prévus impliquent un rythme d’investissement annuel (entre 12 et 16 G$/an) de 3 à 4 fois plus élevé que celui des 5 dernières années (entre 4,5 et 5 G$/an)16. Si cela s’avère, même en amortissant ces investissements sur un horizon comptable de 50 à 60 ans, comme le montre le graphique 4, leur impact sur les tarifs serait de l’ordre de 5 à 6 % par an au cours des 12 prochaines années.

Si, en contrepartie, nous réduisions notre consommation d’énergie fossile d’une valeur au moins équivalente à celle de ces investissements, la transition énergétique pourrait s’avérer soutenable économiquement, voire profitable, bien que ses bénéfices ne seront pas répartis uniformément. À l’opposé, en l'absence d’un dispositif qui soit garant d’une réduction et de l’abandon graduel des produits pétroliers et gaziers, la décarbonation de notre économie ne se réalisera pas et les investissements colossaux que nous aurons financés s’avéreront inutiles et occasionneront d’énormes pertes financières.

Cela démontre toute l’importance de disposer d’une feuille de route visant, dès à présent, la diminution des volumes de pétrole et de gaz naturel consommés au Québec, établissant des objectifs de réduction précis à des échéances déterminées et comportant des mécanismes de suivi et de reddition de comptes.

Cela démontre aussi que, à défaut de cela, l’approche préconisée par le gouvernement actuel fera porter un énorme risque financier à la collectivité.

2.3 Financer la transition énergétique

Ce qui frappe, quand on examine la démarche gouvernementale, c’est non seulement l’absence d’une feuille de route pour la sortie du pétrole et du gaz, indispensable à l’amorce d’une décarbonation, mais aussi l’absence de plan pour l’encadrement financier d’une transformation d’une telle envergure.

Quels seront les principes, quels seront les critères en vertu desquels nous affecterons les énormes ressources financières qui devront être mobilisées pour réaliser cette transition ? Et d’abord, d’où proviendront-elles ?

Le gouvernement de la CAQ semble prendre pour acquis qu’il soit tout à fait normal, voire souhaitable, de mettre la collectivité à contribution par l’entremise de ses tarifs d’électricité pour financer la décarbonation de notre économie.

Pourtant, en vertu du principe de causalité des coûts – un principe cardinal en matière de régulation économique – nous devrions chercher à récupérer dans le prix des produits pétroliers et gaziers la valeur des dommages (environnementaux, économiques) causés par leur usage : leurs « externalités ».

Le gouvernement du Québec pourrait choisir d’utiliser bien davantage ses leviers fiscaux et d’exercer plus activement ses pouvoirs de taxation et de réglementation pour amorcer la substitution des produits pétroliers par les énergies renouvelables17. Il choisit plutôt de ne pas taxer davantage les produits pétroliers et gaziers, ni les équipements et véhicules qui les utilisent, ni d’introduire d’incitatifs de type bonus-malus ou de pondérer plus fortement les frais d’immatriculation.

Il choisit donc de ne pas réinternaliser davantage dans le prix des produits pétroliers la valeur des externalités que leur usage occasionne. Il choisit de ne pas défavoriser l’énergie fossile dont il prétend vouloir diminuer l’usage – ne s’agit-il pas d’une décarbonation ? Mais, à l’opposé, il s’empresse de lancer, sans feuille de route assurant une sortie des énergies fossiles, un grand chantier de production électrique qui se traduira par une explosion des coûts de l’électricité, faisant porter aux tarifs d’électricité de la collectivité, l’énergie propre que nous devrions favoriser, tout le poids financier de cette transition alléguée.

C’est notamment en réponse à ce choix politique du gouvernement du Québec que la nouvelle direction d’Hydro-Québec a préparé et rendu public, en novembre 2023, son Plan d’action 2035, aux dimensions pharaoniques.

2.4 Une juste allocation des coûts

La transition énergétique comportera des coûts et des bénéfices très inégalement répartis. C’est une raison additionnelle de ne pas utiliser les tarifs d’électricité pour financer la transition énergétique puisque ce serait non seulement en contradiction avec le principe de causalité des coûts, mais cela occasionnerait aussi de grandes iniquités économiques.

Si l’ensemble des ménages et des entreprises devaient financer les coûts de la transition avec leurs tarifs d’électricité, tous seraient mis à contribution pour les coûts de la décarbonation – même celles et ceux qui ne consomment pas ou peu d’énergies fossiles – et, avec un écart de prix moins favorable à l’électricité, la transition vers les énergies renouvelables offrirait moins de bénéfices (coûts évités) et serait moins attractive.

Dans l’éventualité d’un abandon graduel des énergies fossiles et d’un recours accru à l’électricité, de nouveaux critères d’allocation des coûts de l’électricité devront être établis. Il y aurait lieu de tarifer différemment les ventes selon que l’électricité additionnelle est destinée à des usages qui contribuent à la décarbonation de notre économie ou, plutôt, à alimenter de nouveaux projets d’investissements, industriels notamment.

Coût marginal et coût moyen

Jusqu’à maintenant, nous avons toujours facturé au même tarif toute la clientèle d’une même catégorie tarifaire, qu’il s’agisse des client·e·s existant·e·s ou futur·e·s. Le coût des approvisionnements additionnels – coût marginal – nécessaires pour alimenter la nouvelle clientèle, plus élevé que le coût moyen des approvisionnements existants, était donc socialisé, c’est-à-dire que son incidence sur le coût moyen était absorbée par l’ensemble de la clientèle.

L’exemple théorique présenté au tableau 3, ci-dessous, illustre l’impact d’un ajout de 5 TWh sur le coût unitaire moyen des approvisionnements électriques.

Pourquoi devrions-nous reconsidérer cette façon de faire aujourd’hui ?

Premièrement, parce que le coût marginal des nouveaux approvisionnements électriques, environ 12,66 ¢/kWh, est près de 3 fois plus élevé que le coût moyen de nos approvisionnements existants, qui se situe à 4,57 ¢/kWh18.

Deuxièmement, parce que des quantités d’électricité importantes seront requises pour remplacer les énergies fossiles et que cela nécessitera un accroissement sans précédent des volumes d'approvisionnement.

Troisièmement, parce que l’électricité additionnelle qui pourrait être requise pour de nouveaux investissements industriels ne serait pas disponible pour la décarbonation de nos activités économiques existantes. De plus, les industries qui investissent aujourd’hui dans de nouvelles filières « vertes » et qui mettront en marché des produits comportant une « valeur ajoutée » n’ont qu’à récupérer le coût actuel de l’électricité dans le prix de vente de leurs produits. Nous n’avons pas à financer collectivement la rentabilité de leurs activités. Vendre notre électricité à ces nouvelles entreprises au coût moyen plutôt qu’au coût marginal de la nouvelle production d’électricité reviendrait à leur transférer les bénéfices de notre patrimoine hydroélectrique.

Parmi les questions fondamentales qui n’ont pas fait l’objet d’un examen et devant être débattues, il y a donc celle-ci : dans quels cas, à quels clients (actuels ou nouveaux) et pour quels usages (contribuant ou non à la décarbonation) devrions-nous vendre dorénavant notre électricité au coût marginal plutôt qu’au coût moyen ?

2.5 Une pénurie d’électricité ?

Après avoir été en surplus d’électricité pendant plusieurs années, nous serions maintenant menacés de manquer d’électricité. Pour le commun des mortels, c’est à n’y rien comprendre. Démêlons un peu les choses.

Dans ses activités de Distribution, Hydro-Québec planifie ses approvisionnements en fonction de ses ventes prévues sur un horizon de 10 ans. À tous les trois ans, un Plan d’approvisionnement est déposé devant la Régie de l’énergie. Si la prévision de croissance des ventes est surestimée, Hydro-Québec risque d’engager des achats d’électricité qui excèdent les besoins réels de la clientèle québécoise et de se retrouver avec des surplus d’électricité. C’est ce qui s’est produit de 2005 à 2020. Les prévisions des besoins en électricité ont été surestimées par Hydro-Québec pendant une décennie et demie, se traduisant par des approvisionnements excédentaires (des surplus) par rapport aux besoins réels.

Le graphique 5 illustre l’écart entre les ventes réelles des années 2005 à 2023 et les prévisions faites par Hydro-Québec en 2004, 2007, 2010 et 2013.

Comme la Loi sur la Régie de l’énergie prévoit que le coût de tous les approvisionnements engagés par Hydro-Québec, même ceux en surplus, doit être récupéré dans les tarifs des client·e·s québécois·es, ces surplus d’approvisionnements ont occasionné un surcoût tarifaire de l’ordre de 700 à 900 M$ par an pendant environ 15 ans.

Alors que la croissance des ventes annuelles d’électricité n’a été que de 13 TWh au cours des 20 dernières années (2003-2023), Hydro-Québec prévoit, entre 2024 et 2035, une croissance des ventes de 56,6 TWh (en 12 ans), dont 26,5 TWh au secteur industriel à lui seul. La consommation totale d’électricité du Québec passerait de 180,3 TWh en 2023 à 236,9 TWh en 2035, tel qu'illustré au graphique 6.

Évidemment, avec des prévisions d’une croissance des ventes aussi accélérée et d’une telle ampleur, il y a de quoi appréhender une éventuelle pénurie. Cette croissance n’a cependant aucune commune mesure avec l’évolution des ventes des deux dernières décennies.

Ce scénario prévisionnel est celui sur lequel s’appuie le Plan d’action 2035 qui prévoit, pour satisfaire cette croissance exponentielle des ventes, l’ajout de 9 000 MW de capacité de production d’électricité pour une disponibilité additionnelle de 60 TWh / an d'ici 2035.

Notons que l'ancien ministre Pierre Fitzgibbon a lui-même contribué largement à créer cette croissance en attribuant, au cours des 18 derniers mois, entre 2 500 et 3 000 MW de puissance à des projets industriels19, ce qui se traduirait par une consommation d’électricité additionnelle de 19 à 22 TWh par an si tous ces projets se concrétisent.

Et, parce que la question du prix applicable à toute cette électricité attribuée par M. Fitzgibbon n’a pas été débattue, ces nouveaux clients industriels paieront au prix du tarif L, environ 5,3 ¢/kWh, de l’électricité qui coûtera environ 11 ¢/kWh (coût marginal) à acquérir. Cela se traduira par un surcoût tarifaire de l’ordre de 21 à 26 G$ sur un horizon de 20 ans pour l’ensemble des clients d’Hydro-Québec, qui devront éponger le déficit des revenus générés par ces ventes par rapport aux coûts des approvisionnements additionnels qui en coûteront le double.

Dans les faits, le Québec risque de remettre en scène la surestimation des prévisions de croissance des 20 dernières années. La menace factice d’une croissance des besoins en électricité trop importante pour qu’Hydro-Québec y satisfasse « à elle seule » fournit ensuite la justification d’une plus grande mise à contribution du secteur privé dans la production de l’électricité au Québec. Or, rien n’assure que les projets autorisés20 par le ministre se réaliseront et rien ne démontre qu’Hydro-Québec ne pourrait pas s’acquitter, mieux que le privé, de toute la demande additionnelle à venir, quelle qu’elle soit.

3. Où en est le Québec dans ses efforts de décarbonation ?

Regardons maintenant ce que le gouvernement a réalisé en termes de réduction des GES.

Comme nous l’avons présenté plus haut, le Québec fera face à d’importants défis dans les prochaines années afin de décarboner son économie tout en assurant sa souveraineté énergétique. Nous sommes forcés d’admettre que bien peu de travaux coordonnés peuvent nous assurer que le Québec atteindra ses objectifs.

En effet, les plus récentes données disponibles sur les émissions de GES du Québec sont celles de l’année 2021 dans L’inventaire québécois des émissions de gaz à effet de serre 1990-202121. Ces données indiquent que sur la période de 31 ans, les émissions de GES ont connu une baisse de 7,5 Mt éq., soit 8,9 %. Le Québec émettait en 2021 77,56 Mt éq GES. Rappelons que la cible est de 53 Mt éq GES pour 2030 (- 37,5 %) et qu’une partie des gains a été réalisée à cause de la baisse des activités économiques à la suite de la pandémie22. Il faut donc s’attendre à une remontée lorsque les prochains inventaires seront disponibles à la fin 2024.

3.1 Manque de coordination

Les principales diminutions comptabilisées par le gouvernement pour prétendre à une éventuelle réussite de l’atteinte de ses cibles sont les achats par des organismes québécois de droits d’émission sur le marché du carbone. Si on ajoute ces achats, le gouvernement estime que son bilan de GES global résulterait en une baisse de 26,6 % en date de 202023. Donc la part du lion des avancées québécoises n’est pas véritablement le produit d’actions réalisées au Québec, mais bien plutôt celui du financement de la décarbonation du secteur de la production électrique dans l’Ouest américain et de l’achat de crédits compensatoires en provenance de la Californie par les entreprises québécoises24. En ce sens, la diminution actuelle de GES telle que comptabilisée par le ministère se rapproche plus d’une technique d’écoblanchiment que d’une réelle avancée.

Pour la période 2020-2024, les efforts du Québec proviennent de deux outils principaux. Le premier est le Plan d’action 2035 d’Hydro-Québec, dont les principales mesures d’expansion ont été expliquées plus haut et se rapportent principalement à la hausse des capacités de production en énergie et en puissance.

Le second est le Plan pour une économie verte 203025 (PEV), dont les mesures phares sont basées sur des dépenses de 1,3 G$ pour financer l’électrification des voitures, l’interdiction de la vente de nouvelles voitures à essence d’ici 2035 et pour favoriser l’électrification du transport en commun. Si ces mesures ne peuvent pas nuire, elles manquent cruellement d’ambition quant à leur capacité à diminuer réellement les GES26. Les plus récentes données pour le PEV datant de 202227 montrent qu’effectivement les résultats de diminution de GES (réduits ou évités) depuis 2019 sont en lien avec les cibles de 2030 émises par le PEV. Cependant, un examen approfondi révèle que les résultats encourageants du gouvernement proviennent beaucoup plus des émissions évitées que de réelles réductions des GES28.

Si l’on s’attarde aux plus récentes données en lien avec les hydrocarbures, on peut supposer que les résultats seront mitigés. En effet, en termes de type de carburant en 2021, 97 % des véhicules sur les routes utilisaient des hydrocarbures29. De plus, entre 1990 et 2021, le parc automobile a connu une hausse de 57 % du nombre de véhicules personnels (dont une hausse de 332 % de camions légers) et de 199 % de véhicules dédiés au transport de marchandises (dont 322 % pour les camions légers)30.

De plus, « les consommations d’essence, de diesel et d’autres produits pétroliers ont continué leur remontée à des niveaux prépandémiques en 2022 »31. Entre 2014 et 2022, la proportion de véhicules sur les routes a connu une hausse de 12 % alors que la population en âge de conduire32 a connu une hausse de 8,7 %. Ce qui laisse croire à une hausse constante de ventes d’essence, car les véhicules électriques sur les routes en 2023 représentent moins de 5 % du parc automobile.

Quant aux ventes de gaz naturel, les prévisions d’Énergir pour 2024-2025 restent similaires en termes de nombre de clients (211 450), de m3 vendus (6 125 807 10 m3) et de revenus (678,5 M$) par rapport à 2023-202433.

Ainsi, on peut dire que, pour le moment et malgré des prévisions qui semblent prometteuses, la réalité n’est pas aussi rose que le présente le tableau de bord du gouvernement. Cela s’explique, notamment, par un manque de planification dans les mesures mises en place et les objectifs gouvernementaux. Le ministre en est lui-même bien conscient lorsqu’il indique que :

Actuellement, aucune planification intégrée ne permet d’orienter les choix afin d’atteindre la décarbonation à l’horizon 2050. Considérant l’ampleur des changements anticipés, il est nécessaire de doter le Québec d’une vision d’ensemble pour informer les Québécois et guider les acteurs sur les actions à réaliser à court, moyen et long termes34.

En ce sens, on peut comprendre le ministre d’utiliser l’argument de la nécessité d’un plan de gestion intégrée des ressources énergétiques (PGIRE). Cependant, en aucun cas un projet de loi n’était nécessaire pour un tel exercice qui aurait déjà dû être démarré il y a plusieurs années. Il y a donc une contradiction dans la logique du ministre. De toute évidence, un PGIRE aurait dû être mis en place en amont d’un projet de loi pour permettre un travail plus complet sur la transition et pour assurer une réelle décarbonation du Québec.

À l’heure actuelle, il y a un retard important dans la réflexion entourant les manières d’utiliser la capacité de production énergétique du Québec et les programmes en efficacité énergétique à même de favoriser le plus grand nombre. De plus, aucune réflexion sur le moyen de financer la décarbonation n’a été mise de l’avant. Que ce retard soit dû à une mauvaise planification de l’État, ce qui implique une incapacité de celui-ci à faire face aux enjeux énergétiques actuels ou à un traitement différencié des enjeux de décarbonation qui a massivement favorisé les projets de développement industriel, le résultat est le même : plutôt que d'entreprendre la décarbonation, le gouvernement utilise (les tarifs d') Hydro-Québec pour financer sa propre politique de développement industriel.

3.2 Exemples de politiques pour favoriser la décarbonation

Pourtant, le gouvernement a déjà de nombreux outils pour financer la décarbonation, notamment la taxation des pratiques les plus polluantes. Nous présentons ici de manière succincte quatre exemples non exhaustifs de mesures qui influencent les coûts de l'énergie et qu'il serait logique, voire souhaitable d'implanter :

Augmenter la taxe sur le carburant

Cette taxe plafonnée à 19,2 ¢ le litre n’a pas été modifiée depuis 2013. Alors qu’en 1982, la taxe sur le carburant représentait près de 1,4 % du PIB du Québec, son apport se situe aujourd’hui à moins de 0,42 %35. Alors que la taxe spécifique sur l'essence reste relativement basse par rapport à la moyenne mondiale36 et que les prix sur l’essence restent similaires à ceux du Canada37, il semble plus logique de financer en partie la décarbonation par l’usage de véhicules à combustion interne que par les utilisateurs d’hydroélectricité. Rappelons que chaque hausse de 1 ¢ sur le litre d’essence ou de diesel vendu permettrait d’augmenter de 113,4 M$ les revenus du gouvernement38.

Augmenter la taxe sur les ventes de camions légers

À léchelle du Québec, près de 2,7 millions de camions légers circulent sur les routes. Ces véhicules plus polluants que la moyenne devraient être assujettis à une taxe plus imposante. Par exemple, une taxe de 150 $ par véhicule rapporterait environ 400 M$ de plus annuellement au gouvernement39.

Modifier les paliers d’imposition pour refléter la consommation polluante

L’Observatoire québécois des inégalités, en se basant sur les données de l’Institut de la statistique du Québec, estime que :

L’analyse de l’empreinte carbone des ménages selon le niveau de revenu révèle que les dépenses courantes des ménages les mieux nantis conduisent à des émissions de gaz à effet de serre trois fois plus élevées que celles des ménages les moins nantis. En effet, alors que les ménages appartenant au quintile inférieur de la distribution des revenus – soit les 20 % les plus pauvres de la population – émettent en moyenne 9,8 tonnes éq. CO2 sur une base annuelle, ceux au sommet de la distribution émettent 28,1 tonnes éq. CO2, soit près de 3 fois plus […] Cet écart s’explique notamment par l’importance des dépenses en énergie et combustibles réalisées par les ménages se trouvant au sommet de la distribution de revenu40.

Il est reconnu que la hausse des tarifs d’électricité est une forme régressive d’augmentation des revenus de l’État, alors que l’impôt sur le revenu est une forme progressive. Considérant la consommation plus énergivore des ménages les plus nantis, il semble logique et approprié de soutenir la décarbonation par le biais de politiques d’imposition des revenus.

Utiliser le Fonds des générations pour soutenir la décarbonation

Il est estimé qu’en 2028-2029, le Fonds des générations se soldera à plus de 24 G$ et qu’il aura des revenus consacrés de près de 2,7 G$, dont 1,55 G$ proviennent d’Hydro-Québec. En fait, sur la période de 2023-2024 à 2028-2029, près de 63 % des revenus consacrés au Fonds des générations proviendront d’Hydro-Québec41. En ce sens, alors que le Fonds des générations se finance principalement grâce à des paiements de la société d’État, il serait logique d’élargir la notion de dette publique et générationnelle pour y intégrer les efforts de décarbonation pour le bien-être des générations actuelles et futures.

Pour l’instant, le gouvernement semble se refuser à utiliser les moyens à sa disposition pour favoriser la décarbonation de l’économie québécoise. Comme en fait foi le présent projet de loi, le gouvernement préfère financer sa politique industrielle par l’entremise de la hausse des tarifs d’électricité, une mesure qui nuira assurément à l’équité fiscale entre les citoyennes et les citoyens.

4. Que propose le projet de loi no 69 ?

Le projet de loi no 69 introduit de nombreuses modifications à plusieurs lois, dont la Loi sur la Régie de l’énergie et la Loi sur Hydro-Québec. Nous en présentons ci-dessous les principales, regroupées en cinq catégories.

4.1 Les implications du PL 69

Que ce soit par un élargissement des possibilités d’autoproduction, par la création de partenariats financiers ou par le financement collectif de grands investissements industriels, le projet de loi 69 prépare une privatisation accélérée de la production et du commerce de l’électricité au Québec.

Notamment, la création de partenariats financiers avec des communautés locales, les Premières Nations ou des municipalités régionales de comté (MRC) soulève des enjeux d’équité et de cohésion sociale, en plus de menacer l’intégrité de nos processus décisionnels collectifs.

Nous soumettons qu’il s’agit d’un renversement important du principe de mise en commun des ressources (énergétiques et financières) et de redistribution universelle des bénéfices hérités de la nationalisation du secteur électrique. Dorénavant, la collectivité continuera d’être mise à contribution (par ses tarifs) pour le financement du développement énergétique mis en œuvre par Hydro-Québec mais les bénéfices seront répartis sélectivement.

Il est pourtant possible de compenser les communautés locales directement concernées par des projets de développement en fonction de règles équitables et d’application universelle plutôt qu’en morcelant les droits d’usage, de propriété et d’exploitation des ressources.

D’autre part, à partir du moment où des communautés seront désignées a priori à titre de copropriétaires, exploitants et bénéficiaires d’un projet, l’acceptabilité sociale des projets sera-t-elle réduite au seul accord de communautés locales, un accord qui aura été monnayé ? Cette question très sensible politiquement, que nous avons peu abordée, aurait certainement mérité un véritable débat démocratique.

Le PL 69 confère également des pouvoirs davantage accrus au ministre en des matières qui ne peuvent être laissées à une telle discrétion exécutive tant elles soulèvent d’enjeux à plusieurs égards : le pouvoir d’attribuer de nouveaux droits de distribution d’électricité, d’autoriser la vente directe d’un auto-producteur à des tiers, d’approuver directement certains approvisionnements d’Hydro-Québec, d’intervenir davantage et directement auprès de la Régie de l’énergie, d’autoriser la fermeture de puits d’hydrocarbures qui ne satisfont pas les exigences réglementaires, la discrétion complète quant à l’élaboration et la mise en œuvre éventuelle d’un Plan de gestion intégrée des ressources… qui aurait dû être discuté et élaboré il y a bien longtemps, et avant d’adopter des dispositions législatives visant sa mise en œuvre.

Ce projet de loi introduit non pas des dispositions qui assurent, de quelque façon, la décarbonation de l’économie québécoise mais plutôt, assurément, qui priorisent le développement accéléré de la production et du commerce de l’électricité ainsi que le soutien des investissements industriels dans des filières émergentes. Il met en place des conditions d’exploitation des ressources énergétiques québécoises présumément destinées à satisfaire la croissance future de nos besoins en électricité mais qui, à terme, pourraient plutôt se traduire par une exportation accrue du produit de nos ressources énergétiques au profit de grands intérêts privés.

Ce projet de loi ne souffle pas un mot de la réduction de notre consommation totale de produits pétroliers et gaziers et n’est soutenu par aucun dispositif à cet effet.

L’absence d’un processus de planification intégrée issu d’une véritable consultation publique large et approfondie porte également à conséquences puisque, à défaut d’arbitrages collectifs visant la prise en compte des préoccupations environnementales, sociales et économiques, les conflits de valeurs et les problèmes liés à leur résolution seront transférés dans les communautés locales et les régions. Les partenariats financiers se traduiront par une soumission de l’acceptabilité sociale à des intérêts économiques privés. Les arbitrages publics, s’il en reste, se feront en fonction d’intérêts particuliers plutôt qu’en fonction de l’intérêt collectif.

Enfin, si la distribution directe d’électricité entre des auto-producteurs et des clients industriels devait se développer au gré d’autorisations relevant de la discrétion ministérielle, les revenus associés aux volumes de vente perdus par Hydro-Québec ne contribueraient plus aux investissements dans les infrastructures de transport et de distribution qui seraient requis pour la transition énergétique, si elle s’avère.

Le projet de loi no 69 élargit et consolide les pouvoirs et responsabilités du ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie

  • en matière d’attribution des droits hydrauliques ;
  • en matière d’attribution de droits exclusifs de distribution d’électricité (art. ٦٢, ٢e al. et art. 76 de la LRÉ) ;
  • en matière d’attribution des autorisations de fermeture des puits d’hydrocarbures.

Le projet de loi no 69 modifie la Loi sur la Régie de l’énergie (LRÉ) 

  • la disparition de la notion de réseaux privés d’électricité (banalisée) ;
  • une consolidation du contrôle ministériel exercé sur la Régie (possibilité d’intervention – art. 24 du PL) ;
  • la fixation des tarifs aux trois ans, avec possibilité de révision intérimaire ;
  • l’inclusion des revenus requis pour l’exploitation d’un réseau de recharge de véhicules électriques ;
  • la possibilité pour un auto-producteur « de distribuer de l’électricité » à un tiers ;
  • la possibilité pour le gouvernement d’autoriser un contrat d’approvisionnement (nouvel art. 74.1) ;
  • le remplacement de la notion de « livraison » de gaz naturel par « distribution » ;
  • la mise en place d’une Loi concernant un programme d’aide financière visant à limiter à 3 % par an, d’ici 2026, l’impact de la hausse des tarifs sur la clientèle domestique ;
  • diverses modifications à plusieurs lois et règlements (art. 76 à 108 du PL 69).

Le projet de loi no 69 modifie la Loi sur Hydro-Québec

  • l’abolition de l’exemption d’indexation du coût de l’électricité patrimoniale pour les clients industriels (tarif L) ;
  • les tarifs du service public de recharge doivent refléter ceux du marché ;
  • l’art. 29 de la loi sur HQ est modifié afin que Hydro-Québec puisse acquérir, louer, céder ou aliéner tout bien meuble selon les conditions et dans les cas déterminés par le gouvernement ;
  • la possibilité d’exploitation privée des forces hydrauliques est relevé de 50 à ١٠٠ MW ;
  • l’établissement des conditions relatives aux partenariats financiers (art. 39) ;

Le projet de loi no 69 modifie la Loi sur le ministère de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie (art. 4 du PL 69) 

  • les articles 14.2 et suivants de la loi sur le MÉIÉ attribuent au ministre toute l’initiative pour l’élaboration et la mise en œuvre d’un Plan de gestion intégrée des ressources énergétiques portant sur un horizon de 25 ans, qui devra être soumis au gouvernement pour approbation d’ici le 1er avril 2026 (art. 126 du PL 69) ;
  • la possibilité d’accorder par autorisation ministérielle des exemptions aux exigences énoncées dans la Loi concernant la fermeture des puits d’hydrocarbures.

Le projet de loi no 69 comporte des dispositions transitoires et finales

  • un ensemble de dispositifs législatifs et réglementaires assurant la mise en place progressive des dispositions du PL 69 à des échéances déterminées.

1 Assemblée nationale du Québec, Projet de loi n° 69 : Loi assurant la gouvernance responsable des ressources énergétiques et modifiant diverses dispositions législatives, Éditeur officiel du Québec, 2024, 55 p.

2 Pierre Fitzgibbon, Ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie, Projet de loi assurant la gouvernance responsable des ressources énergétiques et modifiant diverses positions législatives : partie accessible au public, Gouvernement du Québec, 28 mai 2024, p. 3.

3 Idem.

4 Idem.

5 Francis Vailles, « Projet de loi sur l’énergie ; un pétard mouillé ? », La Presse, 7 juin 2024, en ligne, www.lapresse.ca/affaires/chroniques/2024-06-07/projet-de-loi-sur-l-energie/un-petard-mouille.php.

6 Chaire de gestion du secteur de l’Énergie, État de l’énergie au Québec : Édition 2024, p. 35. Données originales : Statistique Canada, 2022 (tableau 25-10-0029-01) ; Navius, 2022 ; MERN, 2022.

7 Alexandre Paradis Michaud, Électrification des usages du gaz naturel au Québec : analyse des impacts économiques, HEC Montréal, janvier 2020.

8 En conditions d’utilisation optimales, un moteur thermique utilisant de l’essence peut convertir en propulsion un maximum de 36 % de l’énergie qu’il consomme, un moteur thermique utilisant du diesel peut atteindre un rendement optimal de 42 % et un moteur électrique peut atteindre un taux de conversion allant jusqu’à 98 %.

9 Un TWh (térawattheure) équivaut à un milliard de kWh (kilowattheures). Un kWh correspond à la quantité d’énergie consommée (ou produite) par un équipement d’une puissance d’un kilowatt (1 000 watts) fonctionnant pendant 1 heure. Voir : Hydro-Québec, Vers un Québec décarboné et prospère : Plan d’action 2035, p. 4.

10 Intégrés : équipements de production, de transport et de distribution dont le financement, la conception, la planification et l’exploitation sont réalisés de manière coordonnée.

11 Soutenue entre autres par Hydro-Québec et les revenus de ses sociétés d’État.

12 Hydro-Québec, Plan d’action 2035 – Vers un Québec décarboné et prospère, op. cit., p. 27.

13 Sur les 35 TWh exportés par Hydro-Québec annuellement, deux contrats fermes de près de 10 TWh/an chacun et d’une durée de 20 ans ont été conclus avec l’État de New York et avec des États de la Nouvelle-Angleterre. Voir : Hydro-Québec, Exportations vers l’État de New York, en ligne, www.hydroquebec.com/fournisseur-energie-propre/marches/new-york.html, page consultée le 21 août 2024 et Hydro-Québec, Exportations vers la Nouvelle-Angleterre, en ligne, www.hydroquebec.com/fournisseur-energie-propre/marches/nouvelle-angleterre.html, page consultée le 21 août 2024.

14 À un coût unitaire de 10 ¢/kWh, un TWh d’électricité additionnel coûte 100 M$ et 150 TWh coûtent 15 G$.

15 Illustration d’un ajout de 150 TWh en volumes d’électricité additionnelle, selon l’hypothèse discutée.

16 Hydro-QuébecVers un Québec décarboné et prospère : Plan d’action 2035, op. cit., p. 22.

17 Nous y reviendrons.

18 R-4270-2024, B-0034, HQD-4 doc. 1, p. 11, Tableau 5.

19 Francis HALIN et Sylvain LAROCQUE, « Filière batterie : Hydro-Québec a eu peur de manquer d’électricité pour les projets de Fitzgibbon », Journal de Montréal, 19 février 2024, www.journaldemontreal.com/2024/02/19/filiere-batterie-hydro-quebec-a-eu-peur-de-manquer-delectricite-pour-les-projets-de-fitzgibbon.

20 Pensons par exemple à Northvolt qui connaît d’importantes difficultés financières : Charles Daly et Rafaela Lindeberg, Northvolt’s US$20 billion battery plan suffers summer of setbacks, Bloomberg, 21 août 2024, en ligne, page consultée le 23 août 2024, www.bnnbloomberg.ca/investing/2024/08/21/northvolts-20-billion-battery-plan-suffers-summer-of-setbacks/.

21 MELCCCFPQ, L’inventaire québécois des émissions de gaz à effet de serre 1990 à 2021, Québec, 2023, 59 p.

22 Ibid., p. 9.

23 Gouvernement du Québec, Tableau de bord de l’action climatique de gouvernement du Québec : Pourcentage de réduction du bilan GES net du Québec par rapport au niveau de 1990, en ligne, app.powerbi.com/view ?r=eyJrIjoiMzQyMTYzOGItNDMzNC00MmU5LWI2Y2YtMDQwYjU2OWI1YTQ1IiwidCI6IjQyNjJkNGVjLTVhNjctNDk1Ny1hYmI2LWJmNzhhY2E2YTZmNSJ9, page consultée le 16 août 2024.

24 D’ailleurs à court terme, il faut aussi s’attendre à ce que le niveau de « diminution » lié au SPEDE baisse puisque les efforts de diminution les plus simples de la Californie commencent à s’estomper et les cibles de la Californie et du Québec se rapprochent. Gouvernement du Québec, Rapport sur l’atteinte de la cible de la réduction des émissions de gaz à effet de serre du Québec pour l’année 2020, Québec, 2022, p. 16.

25 Plan pour une économie verte 2030 : Politique-cadre d’électrification et de lutte contre les changements 2030 climatiques, Québec, 2020, 128 p.

26 Guillaume Hébert et Bertrand Schepper, « Le plan vert caquiste manque cruellement d’ambition », IRIS, 17 novembre 2020, en ligne, iris-recherche.qc.ca/blogue/environnement-ressources-et-energie/le-plan-vert-caquiste-manque-cruellement-d-ambition/.

27 MELCCFPQ, Écoperformance : affaire, Québec, en ligne, transitionenergetique.gouv.qc.ca/affaires/programmes/ecoperformance, page consultée le 8 août 2024.

28 Par exemple, pour le programme Écoperformance pour les grands émetteurs industriels en lien avec le PEV, les fonds utilisés (121,1 M$ engagés) ne servent pas à décarboner le Québec. En effet, les 161 073 tonnes eq CO2 que le programme Écoperformance compte faire économiser sont en fait l’évitement émissions potentielles grâce à des programmes d’efficacité énergétique. Bref, les efforts actuels restent beaucoup plus prospectifs que concrets. Ce qui veut dire que ces effets pourraient peut-être permettre une hausse moins prononcée d’émissions de GES dans le futur, mais ne contribuent pas à une décarbonation du Québec. Voir Gouvernement du Québec, « Exercice de suivi du PEV 2030 Écoperformance », document Excel, onglet GES, 30 septembre 2022, en ligne, page consultée le 16 août 2024.

29 J. Whitmore et P.-O. Pineau, État de l’énergie au Québec 2024, Chaire de gestion du secteur de l’énergie, HEC Montréal, préparé pour le gouvernement du Québec, février 2024, p. 37.

30 Ibid., p. 40.

31 Ibid., p. 11.

32 Daniel Blanchette-Pelletier, « Plus gros, plus lourd, même les véhicules électriques contribuent à l’embonpoint du parc automobile », Radio-Canada, 16 août 2024, en ligne, ici.radio-canada.ca/info/2024/voitures-electriques/automobile-quebec-vehicule-electrique-poids-vus/.

33 Les prévisions budgétaires prévoient en 2024-2025 des hausses de revenus pour les tarifs D de 0,1 %, une baisse de la clientèle de 0,7 % et une baisse des ventes par m3 d’environ 1,2 %. Voir Énergir S.E.C, Hausse tarifaire 2024-2025, R-4257-2024 ; Énergir-N, Document 4, Régie de l’énergie, 10 mai 2024, 1 p. ; et Énergir, s.e. c., Rapport annuel au 30 septembre 2023, R-4242-2023 ; Énergir-9, Document 1, Régie de l’énergie, 19 décembre 2023, p. 1 ; calcul des auteurs.

34 Pierre Fitzgibbon, ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie, Projet de loi assurant la gouvernance responsable des ressources énergétiques et modifiant diverses positions législatives, op. cit., p. 4.

35 Camille Lajoie, Michaël Robert-Angers et Luc Godbout, Taxation des carburants au Québec : constats et comparaisons, Cahier de recherche no 2023-10, Université de Sherbrooke, Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques, 2013, p.10.

36 Ibid., p. 22.

37 Ibid., p. 21.

39 J. Whitmore, et P.-O. Pineau, État de l’énergie au Québec 2024, op. cit., p. 44.

40 Geoffroy Boucher, L’empreinte carbone des ménages québécois selon le revenu, Observatoire québécois des inégalités, 17 avril 2023, en ligne, observatoiredesinegalites.com/lempreinte-carbone-des-menages-quebecois-
selon-le-revenu/
.

41 Ministère des Finances du Québec, Dette du Québec et Fonds des générations, Québec, en ligne, www.finances.gouv.qc.ca/ministere/finances_publiques/dette_quebec_fonds_generations.asp, page consulté le 22 août 2024, calcul des auteurs.

 

Faits saillants

  • Le projet de loi 69 (PL 69) ne garantit pas la décarbonation de l’économie, n’étant accompagné d’aucun plan de réduction de la consommation de produits pétroliers et gaziers.
  • Le ministre de l’Économie a déjà attribué le tiers de la croissance prévue d’ici 2035 (+/- 2 500 MW) à des projets industriels qui consommeront beaucoup d’énergie sans contribuer à la décarbonation.
  • Le plan d’action du gouvernement et d’Hydro-Québec repose sur une croissance pharaonique de la consommation de 56 TWh en 11 ans, alors que celle-ci n’a augmenté que de 13 TWh au cours des 20 dernières années.
  • Les prévisions des ventes d’Hydro Québec ont été systématiquement surestimées depuis vingt ans.
  • Le plan d’action du gouvernement entraînera au minimum des hausses tarifaires de 65 à 75 % cumulativement sur 11 ans, soit 5 à 6 % par an, et appauvrira inutilement les ménages et les entreprises.
  • Les diverses modifications législatives introduites par le PL 69 accéléreront la privatisation de la production et du commerce de l’électricité au Québec, en accordant notamment des pouvoirs accrus au ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie.

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