Crise climatique : la facture cachée des inégalités de revenu
10 Décembre 2025
Les inégalités socioéconomiques et la crise climatique sont deux des enjeux les plus pressants de notre époque. Exacerbées depuis les années 1980-1990, les inégalités de revenu sont désormais profondément ancrées. Au Canada, entre 1982 et 2019, le revenu médian réel (ajusté pour tenir compte de l’inflation) du 5 % et 0,05 % des individus mieux nantis a connu une croissance respective de 32 % et 87 %1. Durant la même période, les revenus de la moitié moins fortunée de la population ont stagné et ceux du quart de la population la plus pauvre a connu un recul de 21 %. En d’autres termes, les plus riches ont vu leurs revenus croître beaucoup plus rapidement que ceux du reste de la population, laissant la majorité des ménages aux prises avec des revenus stagnants ou en diminution.
Cette divergence entre les plus riches et le reste de la population continue de s’accroître. Les données les plus récentes de Statistique Canada montrent que les ménages du quintile de revenu inférieur ont reçu au premier trimestre de 2025 5,2 % des revenus totaux, soit 1,1 point de pourcentage de moins que ce qu’ils obtenaient en moyenne entre 2010 et 2019. Pour leur part, les ménages du quintile supérieur se sont approprié 42,6 % du revenu total, pour un écart qui atteint un niveau record2. Le Centre canadien de politiques alternatives (CCPA) a en outre calculé que les 100 PDG les plus fortunés du pays gagnent plus de 200 fois le salaire moyen, l’écart le plus élevé depuis des décennies3.
Pendant ce temps, les objectifs climatiques du Québec et du Canada semblent de plus en plus hors de portée. Les émissions de GES du Québec ont continué d’augmenter depuis la pandémie de COVID-19, atteignant 79,3 mégatonnes en 20224, alors que le gouvernement provincial vise à atteindre 53,4 mégatonnes d’ici 20305. De fait, le Canada se réchauffe deux fois plus rapidement que la moyenne mondiale, ce qui entraîne une multiplication des catastrophes climatiques6.
Les enjeux de la crise climatique et des inégalités socioéconomiques sont souvent abordés séparément, alors qu’ils sont profondément liés. Dans le cadre de nos travaux sur les facteurs sociaux de la crise climatique7, nous montrons que l’accroissement des inégalités de revenu au profit des plus riches contribue à l’augmentation des émissions de CO2. Comprendre cette relation est essentiel pour orienter l’action publique. Si elles ne s’attaquent pas à la concentration des revenus et des richesses parmi les élites économiques, les stratégies de décarbonation mises en œuvre par les gouvernements risquent de rater leurs cibles.
Table des matières
Méthodologie
Cette fiche se penche sur le lien entre les émissions provinciales de carbone et les données fiscales des particuliers au Canada. Nous avons pris en compte les trois mesures d’inégalité de revenu suivantes : le coefficient de Gini, la part du revenu total accaparée par les 5 % des personnes les plus riches, et celle accaparée par les 10 % les plus riches. Les émissions de CO2 proviennent de l’inventaire officiel des gaz à effet de serre du Canada8 (graphique 1), tandis que les variables clés d’inégalité sont tirées des données fiscales de Statistique Canada9 (graphique 2). Notre analyse évalue l’effet des inégalités de revenu sur les émissions provinciales de CO2 pour la période allant de 1997 à 2020, en considérant à la fois les effets à court et à long terme.
Pour vérifier les résultats, nous avons intégré plusieurs variables économiques et démographiques standard à notre analyse statistique : la population totale, le PIB par habitant·e, la structure sectorielle du PIB (manufacturier, agricole, services, énergie, combustibles fossiles) et la population en âge de travailler (15 à 64 ans). Nous avons testé la robustesse des résultats à partir de différents modèles, en tenant compte de chocs exogènes et de variations sectorielles, ainsi que des changements dans l’ampleur des effets au fil du temps10.
Résultats : les inégalités de revenu alimentent les émissions de carbone
Nos analyses montrent que les inégalités de revenu, en particulier la part détenue par les 5 % et 10 % les plus riches, sont un moteur important des émissions de carbone au Canada. Cette relation est constante au fil du temps à travers les provinces et les secteurs économiques. Cela indique que le lien entre inégalités de revenu et émissions de carbone n’est ni propre à une région ni limité à une industrie. Cette relation demeure robuste face à divers chocs externes, y compris la pandémie de COVID-19, et ne varie pas selon la source des émissions, qu’elles proviennent d’énergies fossiles ou non.
À titre d’exemple, si la part du revenu des individus les 5 % les plus riches avait augmenté d’un point de pourcentage en 2020, elle aurait entraîné une hausse de 708 kilotonnes (kt) des émissions de CO2 au Canada, ce qui équivaut aux émissions annuelles de près de 154 000 voitures à essence. À long terme, cette augmentation se traduirait par 2 931 kt d’émissions supplémentaires sur plus de deux décennies, soit l’équivalent de plus de 637 000 voitures. Nous observons une tendance comparable pour les 10 % les plus riches : une hausse d’un point de pourcentage de leur part du revenu se traduirait par une augmentation à court terme de 885 kt d’émissions, et de 3 504 kt à long terme. Cela équivaut à plus de 192 000 et près de 762 000 voitures, respectivement (voir tableau 1).
En revanche, notre analyse démontre que la variation du coefficient de Gini, une mesure souvent utilisée pour mesurer les inégalités, n’a pas d’effet statistiquement significatif sur les émissions provinciales. Le coefficient de Gini est une valeur de 0 à 1 qui exprime la manière dont sont distribués les revenus au sein d’une population (0 signifiant qu’ils sont parfaitement répartis et 1 qu’ils sont concentrés entre les mains d’une seule personne). Une variation du coefficient de Gini peut provenir d’une réduction de l’écart entre les ménages à faible et à moyen revenu sans qu’il y ait eu de changements dans les revenus des plus riches. En d’autres mots, même s’il parvient à mesurer la distribution des revenus dans une population, le coefficient de Gini est un indicateur qui ne parvient pas à bien capter la concentration de la richesse entre les mains des plus riches. Nos recherches suggèrent pourtant que c’est bel et bien la concentration des revenus au sommet qui joue un rôle dans l’accélération de la dégradation environnementale. En somme, une hausse des revenus chez les personnes à faible revenu n’entraîne pas nécessairement une augmentation proportionnelle des émissions, tandis que l’enrichissement des mieux rémunérés se traduit par une intensification marquée des émissions.
Bien qu’il affiche l’un des coefficients de Gini les plus faibles au Canada (0,26), le Québec a lui aussi connu une hausse des inégalités de revenu si l’on considère la concentration des revenus entre les mains des plus riches (voir le graphique 2). Cette évolution s’est produite dans un contexte où les émissions de CO211, après une brève baisse au début des années 2010, se sont stabilisées avant de repartir à la hausse depuis la pandémie..Cette évolution confirme que même dans un contexte où les inégalités semblent mieux contenues, la concentration accrue des revenus au sommet demeure un moteur significatif des émissions de carbone.
Ces constats nous amènent à conclure que, d’un point de vue environnemental, les politiques visant uniquement à soutenir les personnes à faible revenu sont insuffisantes si elles ne s’attaquent pas simultanément à la concentration excessive des revenus et des richesses chez les plus riches. En effet, réduire la concentration excessive du revenu et de la richesse parmi les Canadien·ne·s les plus fortuné·e·s apparaît comme une voie efficace pour abaisser les émissions de carbone, sans nécessiter de changements de comportement pour la majorité de la population.
Notons que les résultats de notre recherche sont limités par les données disponibles, qui portent essentiellement sur les revenus. Il est fort probable qu’on observerait un lien encore plus fort entre les inégalités et les émissions si l’on pouvait baser nos calculs sur le patrimoine des mieux nantis au Canada, notamment les actifs financiers et les biens immobiliers.
Les fausses solutions technologiques
Ces résultats remettent en question les politiques de décarbonation centrées sur les solutions technologiques, en particulier l’électrification des véhicules. En effet, en plus de générer des impacts écologiques importants12, les voitures électriques nécessitent, comme les voitures à essence, un vaste réseau autoroutier qui détruit des écosystèmes, alimente l’étalement urbain et dépend d’industries très polluantes comme l’asphalte et le béton. Ainsi, l’électrification des voitures ne réduit ni les émissions ni la destruction écologique liées aux infrastructures routières.
Sur le plan social, faire de l’électrification des véhicules le pilier du Plan vert du gouvernement québécois ne règle pas les inégalités de mobilité et risque même de les accentuer13. Compter sur les ménages pour investir dans ces technologies, dans un contexte de hausse du coût de la vie et de crise du logement, est à la fois irréaliste et inéquitable. Malgré les subventions gouvernementales, les technologies vertes demeurent trop coûteuses pour une grande partie des Québécois·es. Ce sont surtout les ménages les plus riches, ceux qui possèdent déjà une propriété ou pouvant s’offrir un véhicule électrique neuf, qui profitent de ces incitations14, ce qui accroît la concentration des privilèges au sommet et contribue à la dynamique que notre recherche identifie comme moteur des émissions.
L’échec du projet Northvolt – directement lié à l’électrification des véhicules – illustre lui aussi les limites des approches technologiques et extractivistes de grande envergure. Ces projets industriels accaparent des fonds publics importants qui pourraient plutôt être investis dans des approches communautaires plus équitables, comme l’amélioration du transport en commun et de la mobilité urbaine15, ou encore la rénovation des bâtiments à des fins de sobriété énergétique. Ces mesures permettent une redistribution progressive des richesses et constituent une réponse efficace aux besoins en mobilité de la population et aux objectifs climatiques.
S’attaquer à la concentration des revenus et des richesses n’est donc pas seulement une question de justice sociale. Il s’agit d’une condition essentielle pour réduire les émissions de carbone.
L’action climatique et la redistribution de la richesse sont inséparables
Nos résultats sont clairs : la concentration du revenu au sommet de la pyramide sociale est un facteur clé des émissions de carbone au Canada. Il en découle que les solutions technologiques que privilégient plusieurs décideurs publics ne suffiront pas à résoudre la crise climatique si les inégalités de revenu et de richesse persistent. Pire encore, elles risquent d’aggraver ces inégalités tout en créant de nouvelles formes de dégradation environnementale.
Les gouvernements provinciaux et fédéral doivent donc mettre en place des politiques visant à freiner l’accumulation excessive de richesses chez les individus à plus haut revenu. Des travaux récents suggèrent, par exemple, la création d’un nouveau palier d’imposition destiné aux plus hauts revenus16. Une telle mesure permettrait non seulement de réduire les inégalités, mais aussi de limiter l’impact qu’ont les plus nantis sur la crise climatique. De plus, cela permettrait aussi de dégager des revenus que l’État pourrait utiliser pour lutter davantage contre la crise climatique.
La crise climatique est d’abord et avant tout une question sociale qui exige plus que des solutions technologiques. Elle requiert un effort concerté pour réduire les inégalités de revenu parmi les mieux rémunérés, tout en s’assurant que le poids de l’action environnementale ne repose pas de façon disproportionnée sur les personnes à revenu modeste. La justice climatique et la justice sociale sont indissociables. Toute réponse sérieuse à l’urgence climatique doit intégrer les deux.
1 Sarah BURKINSHAW, Yaz TERAJIMA et Carolyn A. WILKINS, Income Inequality in Canada, document d’analyse du personnel, Banque du Canada, juillet 2022, 36 p.
2 STATISTIQUE CANADA, Comptes économiques du secteur des ménages canadiens répartis selon le revenu, la consommation, l’épargne et le patrimoine, premier trimestre de 2025, juillet 2025, 12 p.
3 David MACDONALD, Company Men : CEO Pay in 2023, Centre canadien de politiques alternatives, janvier 2025, 29 p.
4 MINISTÈRE DE L’ENVIRONNEMENT, DE LA LUTTE CONTRE LES CHANGEMENTS CLIMATIQUES, DE LA FAUNE ET DES PARCS, Inventaire québécois des émissions de gaz à effet de serre, 1990-2022, 2024, 66 p.
5 Soit une réduction de 37,5 % sous le niveau de 1990. Voir GOUVERNEMENT DU QUÉBEC, Plan pour une économie verte : politique cadre d’électrification et de lutte contre les changements climatiques, 2020, 128 p.
6 Elizabeth BUSH et Donald S. LEMMEN (éd.), Rapport sur le climat changeant du Canada, Gouvernement du Canada, 2019, 446 p.
7 Andrew JORGENSON et autres, « Inequality is driving the climate crisis : A longitudinal analysis of province-level carbon emissions in Canada, 1997–2020 », Energy Research & Social Science, vol. 119, 2025.
8 STATISTIQUE CANADA, Inventaire officiel canadien des gaz à effet de serre, Inventaire officiel canadien des gaz à effet de serre – Canada.ca.
9 STATISTIQUE CANADA, Les déclarants à revenu élevé, au Canada, tableau 11-10-0055-01, octobre 2024, DOI : doi.org/10.25318/1110005501-fra.
10 Pour davantage d’informations sur notre méthodologie de recherche, voir Andrew JORGENSON et autres, op. cit., ainsi que les travaux de notre centre de recherche au www.climateandsocietylab.com/home.
11 Tel que mentionné dans notre section de méthodologie, les résultats présentés proviennent de modèles statistiques contrôlant pour divers facteurs économiques et démographiques. Ils ne reflètent donc pas une simple corrélation entre l’évolution des inégalités et celle des émissions.
12 Malgré une baisse importante de la consommation de pétrole, les voitures électriques créent une demande d’exploitation de ressources minérales beaucoup plus importante que les voitures à essence, entraînant d’importants enjeux écologiques. Voir CENTRE INTERNATIONAL DE RÉFÉRENCE SUR LE CYCLE DE VIE DES PRODUITS, PROCÉDÉS ET SERVICES, Analyse du cycle de vie comparative des impacts environnementaux potentiels du véhicule électrique et du véhicule conventionnel dans un contexte d’utilisation québécois : rapport technique pour Hydro-Québec, avril 2016, 249 p. Voir aussi Celia IZOARD, La ruée minière au XXIe siècle : enquête sur les métaux à l’ère de la transition, Éditions de la rue Dorion, février 2024, 344 p.
13 Voir Guillaume HÉBERT, Nicolas VIENS et Joanie OUELLETTE, Le transport collectif, pilier de la transition écologique, Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, janvier 2024.
14 CONSEIL D’ACTION SUR L’ABORDABILITÉ, Joindre les deux bouts : une nouvelle approche pour améliorer l’abordabilité, Institut de recherche en politiques publiques, février 2024, 40 p.
15 Keyvan HOSSEINI et Agnieszka STEFANIEC, « A wolf in sheep’s clothing : Exposing the structural violence of private electric automobility », Energy Research & Social Science, vol. 99, 2023.
16 David MACDONALD, op. cit., p. 19.