Le chèque emploi-service améliore-t-il les services à domicile au Québec?
27 octobre 2021
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Dès le début de la pandémie de COVID-19, la politique québécoise de services et de soins de longue durée s’est révélée inadéquate tant pour le bien-être de ses usager·ère·s que pour celui du personnel. Les allocations directes (ou cash-for-care) — par lesquelles l’État verse une somme d’argent directement aux personnes — sont parfois perçues comme un des moyens simples d’entreprendre un virage vers les services et les soins à domicile.
Cette fiche propose un état des lieux critique des allocations directes à partir de l’analyse du programme chèque emploi-service (CES)[1].
Table des matières
Réalités de la réduction des coûts des services à domicile
Des programmes d’allocations directes ont été adoptés au courant des
années 1990 dans la plupart des États des pays nord-occidentaux, car ils sont vus comme un moyen simple d’entamer un virage vers les soins à domicile pour la population vieillissante tout en contenant la montée des dépenses publiques[2]. L’État finance ainsi les soins de longue durée, mais élimine ses dépenses en infrastructures et en matériel ainsi qu’il réduit celles relatives à la main-d’œuvre. Soumis au marché des emplois peu qualifiés, les salaires demeurent bas et les avantages sociaux du personnel sont inexistants (aucune assurance ni aucun régime de retraite, par exemple).
Perçues comme un moyen peu coûteux de financer des services essentiels, les allocations directes posent toutefois un problème majeur : rien ne démontre qu’elles réduisent réellement les coûts globaux d’offre de services et de soins à la population[3]. En outre, la réduction des budgets publics augmente conséquemment le travail informel, ce qui entraîne une décroissance du salaire des femmes les moins nanties et influence négativement les résultats économiques nationaux.
Qui est responsable de la suffisance et de la qualité des services à domicile ?
Au Québec, les allocations directes ont été créées en 1978 pour les personnes en situation de handicap. Elles ont été réformées en 1995, moment où est mis en place le programme chèque emploi-service (CES) qui encadre plus strictement l’« achat » des services à domicile (SAD) en ne versant pas directement les sommes à l’usager·ère. Le CES rémunère directement les travailleuses qui offrent des services et/ou des soins à domicile. Il est désormais utilisé par les personnes vivant avec un handicap physique, une déficience intellectuelle ou des troubles situés sur le spectre de l’autisme de même que, de plus en plus, par les personnes âgées.
Dans ce contexte d’externalisation, la part publique des heures de travail de SAD a diminué de 30 % seulement entre 2015 et 2018[4], malgré une augmentation générale du volume de SAD. Quant à eux, les budgets attribués au programme chèque emploi-service ont explosé dans les dernières années, doublant pratiquement en sept ans (voir graphique 1). À titre de comparaison, sur la même période, les dépenses de la mission santé et services sociaux du gouvernement québécois n’ont augmenté que de 5,2 %[5].
Cette tendance s’explique principalement par l’augmentation du budget alloué aux programmes de Soutien à l’autonomie des personnes âgées (SAPA), de Soins palliatifs (Palliatif) et de Santé mentale (SMental). Le graphique 2 montre qu’alors que les prorammes dédiés aux personnes en situation de handicap physique et mental (DP et DI) ou vivant avec un trouble de l’autisme (TSA) ont varié principalement à la baisse, les programmes dédiés aux personnes âgées et ceux liés aux soins ont connu des hausses presque constantes.
Si le CES compte 991 usager·ère·s de plus qu’en 2012, cette augmentation ne touche pas également tous les programmes qui le composent. En fait, depuis 2007-2008, on remarque même une baisse de 22,5 % des usager·ère·s historiques du CES, c’est-à-dire les personnes vivant avec un handicap (voir graphique 3).
L’augmentation des budgets alloués au CES n’a pas amélioré les services. En 2012, le Protecteur du citoyen du Québec remarquait « l’insuffisance des heures de services en fonction des besoins et les délais à recevoir des services »[6] . En 2016-2017, les sommes mensuelles accordées en moyenne par personne étaient de 610,76 $ par usager·ère, équivalant à une augmentation d’environ 85 $ par mois par rapport à 2012-2013. Comme le salaire moyen était alors de 12 $/heure, la moyenne des usager·ère·s aurait bénéficié d’une augmentation maximale de 1,5 heure de service supplémentaire par semaine. Cette hausse minime ne peut avoir comblé les écueils sérieux soulevés par le rapport du Protecteur du citoyen. À titre de comparaison, le montant mensuel par usager·ère moyen·ne correspondait à environ 20 % de la moyenne canadienne des autres programmes d’allocations directes, qui s’élève à 3136,10 $ par mois par personne[7].
Les proches aidantes pallient généralement le déficit de services, un phénomène qui contribue à l’appauvrissement des femmes vieillissantes[8]. Les usager·ère·s majorent parfois le salaire de leur employé·e ou payent de leur poche les heures effectuées, mais non financées par l’État. Finalement, le sous-financement des SAD contribue aussi à l’appauvrissement et à l’épuisement professionnel des travailleuses[9]. À l’heure actuelle, l’État n’assume aucune responsabilité sur la qualité des services offerts par le biais du financement offert. Une entité externe aux usager·ère·s devrait être imputable des services qu’ils et elles reçoivent.
Un employeur commun pour réduire la précarité de l’emploi
Le chèque emploi-service ne lie en apparence que la personne usagère et la personne qu’elle souhaite employer. Par contre, comme le montre la
figure 1, la réalité d’emploi est beaucoup plus complexe. Dans le cadre du CES, l’usager·ère est juridiquement considéré·e comme l’employeur. Dans les faits, ils et elles sélectionnent la travailleuse et déterminent avec elle les plages horaires de services. Par contre, le nombre d’heures de travail accompli par les travailleuses, leur taux horaire officiel et les tâches à effectuer sont déterminés par le MSSS, les CI(U)SSS et les CLSC. Malgré leur contrôle déterminant sur les conditions d’emploi, ces institutions n’assument pas les obligations de l’employeur (en matière de droits du travail, de droits de la personne, etc.)[10].
Figure 1 : Structure et relations des acteurs impliqués dans la distribution des services du chèque emploi-service actuellement
Avec son organisation actuelle, le CES crée des conditions précaires d’emploi. Les salaires horaires sont largement inférieurs à ceux perçus dans le secteur public. Les travailleuses du CES sont rémunérées à l’heure, à un taux horaire fixe déterminé par les CISSS, et varie selon les régions administratives. Le taux horaire minimum est de 16 $. Pour un travail similaire, les travailleuses du réseau public perçoivent au minimum 20,55 $/heure[11]. À Montréal, le salaire est donc de 17 % moindre lorsqu’on est employé par le biais du CES plutôt que par un CLSC. La différence est encore plus grande dans les autres régions du Québec.
La précarité des emplois sous le CES n’est pas due qu’aux salaires. Entre autres choses, les horaires y sont variables, discontinus et imprévisibles, l’accès aux avantages sociaux est difficile, les déplacements entre chaque période de travail ne sont pas rémunérés. De plus, les lacunes de la formation continue entraînent des risques pour la santé et la sécurité des usager·ère·s comme pour celles des travailleuses[12]. Comme ailleurs dans le monde, il s’agit donc d’un « emploi de dernière instance[13] ». Pour les usager·ère·s, ces conditions d’emploi peu enviables et l’insuffisance des ressources qui y sont allouées sont la cause d’importants problèmes de recrutement et de continuité de services qui mettent en péril leur intégrité physique et morale.
L’attribution du statut juridique d’employeur·se·s aux usager·ère·s est l’une des sources des problèmes de l’organisation des services et des conditions d’emploi. Le CES crée une constellation d’employeur·se·s, ce qui mine le pouvoir d’action collective des travailleuses. Ce statut est également source d’inefficience puisque les informations sur la demande en services sont dispersées. Les travailleuses peuvent conséquemment avoir des temps de déplacement inutilement élevés entre chaque usager·ère desservi·e ou se trouver dans l’impossibilité d’offrir des services à plus d’un·e usager·ère.
Représentation des usager·ère·s et des travailleuses pour une autonomie collectivisée
Le CES doit absolument être réformé pour que l’usager·ère ne soit plus considéré·e juridiquement comme l’employeur.
Rassembler la distribution des services sous des entités juridiques non liées à des individus comporterait plusieurs avantages propres à améliorer la qualité des services. Offrir un employeur commun aux travailleuses faciliterait d’abord la protection de leurs conditions de travail et la distribution des services aux usager·ère·s. Cela permettrait également de regrouper des ressources matérielles essentielles à certaines communautés d’usager·ère·s. Quelle que soit la forme précise que prendra le modèle alternatif, l’État doit assumer plus de responsabilités dans la prestation des services, que ce soit par rapport à son contrôle sur les conditions d’emploi ou par rapport à la qualité des services.
Une réforme du CES devrait respecter trois principes, soit l’amélioration des conditions de travail, la responsabilisation de l’État face à la relation d’emploi et à la qualité des services et, finalement, le renforcement de l’autonomie des usager·ère·s des SAD de longue durée.
Bien que l’État doive assumer plus de responsabilités quant aux services offerts, la voix des usager.ère.s doit aussi être intégrée. Leur capacité et leur volonté de décider doivent être respectées. Ce dernier point est primordial et historiquement justifié. Le programme québécois d’allocations directes est né des revendications contre l’enfermement des personnes en situation de handicap. Elles souhaitaient alors une reconnaissance de leur droit à une indépendance de choix et à leur intégration dans la société. Si elles peuvent désormais recevoir des SAD, choisir leur travailleuse et participer à la définition de l’horaire de travail, l’objectif d’autonomie n’est pas atteint pour autant. Dans les conditions actuelles, l’insuffisance des services nuit à leur indépendance et à leur intégration sociale. Par exemple, il est difficile pour elles d’occuper un emploi parce que les services se limitent souvent strictement au domicile. De surcroît, la conception de l’autonomie entretenue par le CES est strictement individuelle. Les personnes usagères sont exclues du pouvoir décisionnel régissant les structures qui déterminent en partie leurs conditions de vie. Une autonomie collective doit aussi leur être assurée.
La réforme à venir devra impliquer l’ensemble des personnes touchées par les services à domicile au Québec, soit les usager·ère·s, les travailleuses ainsi que les membres de la communauté à laquelle ils et elles appartiennent. L’expérience du CES nous montre que l’autonomie doit être conceptualisée et réalisée à travers un contrôle collectif sur les services plutôt que par la fiction d’une autonomie individuelle.
Notes
[1] Nous remercions Louise Boivin, professeure à l’Université du Québec en Outaouais, dont l’expertise a permis d’enrichir significativement la rédaction de cette fiche de recherche.
[2] Costanzo Ranci et Emmanuele Pavolini, Reforms in Long-Term Care Policies in Europe, 2013.
[3] Eva Pattyn et coll., « The impact of cash-for-care schemes on the uptake of community-based and residential care : A systematic review », Health Policy 125, 3, 2021, 363‑374.
[4] Louise Boivin, La place des secteurs public et privé dans la prestation des services d’aide à domicile au Québec depuis la réforme Barrette de 2015. Rapport d’analyse statistique, Gatineau, UQO, FSSS-CSN avec le soutien du RéQEF, 2020.
[5] Voir Comptes publics 2019-2020 : états financiers consolidés du Gouvernement du Québec, publié par le ministère des Finances : www.finances.gouv.qc.ca/documents/Comptespublics/fr/CPTFR_vol1- 2019-2020.pdf, p. 20.
[6] Protecteur du citoyen, « Chez soi: toujours le premier choix? L’accessibilité aux services de soutien à domicile pour les personnes présentant une incapacité significative et persistante. Rapport d’enquête » Québec, Protecteur du citoyen, 2012, p. 22.
[7] Moyenne calculée à partir des données de Kelly et al.
[8] M. Flood et al., « Assessing Cash-for-Care Benefits to Support Aging at Home in Canada », Institute for Research on Public Policy, 83, 2021.
[9] Laurence Hamel-Roy, «Je dois mettre dans ma tête que c’est pour rendre service » : Engagements et contraintes de l’emploi des préposées au soutien à domicile embauchées par le chèque emploi-service, Mémoire de maîtrise, Montréal, UQAM, 2018.
[10] Louise Boivin, « Chèque service, normes du travail et liberté d’association : Le cas du Québec », Laboratoire de recherche sur le droit du travail et le développement (EN ITALIQUE), Montréal, McGill, 2017
[11] Selon les chiffres de la convention collective de la FSSS-CSN mise à jour en 2019.
[12] Isabelle Gagnon et al., « Organisation du travail et développement de stratégies protectrices : cas d’auxiliaires sociales et familiales de services publics de maintien à domicile », Gérontologie et société, 2003, 26.4, p. 131‑48.
[13] Hilary Land et Susan Himmelweit, « Who cares : who pays ?A Report on Personalisation in Social Care » Londres, UNISON, 2010.
Faits saillants
- Le Chèque emploi-service (CES), un programme d’allocations directes qui permet à des usagers et usagères du réseau de la santé et des services sociaux de recevoir des services à domicile, est en forte croissance depuis quelques années.
- Les services reçus par les personnes qui font appel au CES sont insuffisants. Les mauvaises conditions de travail entraînent une instabilité dans la continuité et la qualité des services essentiels à leur intégrité physique et morale.
- Une réforme du CES doit redéfinir la responsabilité de l’État dans la relation d’emploi, tout en impliquant les personnes usagères et les travailleuses.