Pénurie de main-d’œuvre : des nuances s’imposent
10 janvier 2019
Un consensus s’est établi selon lequel il manquerait de travailleurs et de travailleuses pour pourvoir les postes vacants dans les entreprises du Québec. Ce faisant, nous continuerons d’entendre parler de pénurie de main-d’œuvre au cours de l’année qui s’amorce. Des nuances s’imposent toutefois si l’on souhaite apporter les solutions adéquates aux problèmes que disent rencontrer certains employeurs.
Tentons d’abord de définir ce qu’est une pénurie de main-d’œuvre. L’économiste Mario Jodoin soulignait dans un billet consacré à cette question qu’on considère généralement qu’il s’agit d’une situation où la demande de travail excède l’offre. Pour certains, il faut cependant tenir compte de la durée de ce déséquilibre et de l’effet sur la capacité d’une entreprise à fonctionner normalement, car le fait qu’il y ait à un moment donné des postes vacants dans une entreprise ne suffit pas pour conclure qu’il y a pénurie de main-d’œuvre. D’autres parlent de pénurie lorsqu’il y a une offre insuffisante de travailleurs et de travailleuses qualifiés. On constate par ailleurs qu’il y a parfois perception de pénurie, alors que dans les faits il faudrait parler d’un problème de recrutement. Il s’avère en somme difficile de faire la démonstration empirique de l’existence d’une pénurie à cause de l’ambiguïté qui entoure la définition du phénomène, mais aussi à cause de lacunes sur le plan des données disponibles.
La Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI) publiait en décembre dernier un rapport dans lequel elle affirmait qu’au troisième trimestre de 2018, le taux de postes vacants a grimpé à 3,3 % au Canada. « Avec 4,1 % de postes vacants, le Québec continue à connaître la pénurie de main-d’œuvre la plus sévère au pays » a aussi avancé le regroupement. Afin d’évaluer la proportion de postes vacants au pays, la FCEI, qui compte environ 110 000 adhérents, a effectué un sondage auprès de ses membres. 2 194 réponses ont été obtenues en ayant recours à une méthode d’échantillonnage non probabiliste. Cela signifie en gros qu’on ne peut savoir si les membres de la FCEI et ces répondants sont représentatifs des 1 165 045 de petites et moyennes entreprises que comptait le Canada à la fin de 2015.
Les résultats obtenus par la FCEI doivent donc être interprétés avec prudence et nous incitent à nous pencher sur des sources de données plus fiables pour évaluer l’ampleur de la présumée pénurie. Statistique Canada collecte depuis 2015 des données sur les postes vacants au pays grâce à l’Enquête sur les postes vacants et les salaires. L’échantillon pour cette enquête compte 100 000 emplacements (une entreprise, par exemple McDonald’s, peut avoir plus d’un emplacement), et le taux de réponse se situe autour de 84 %. Le nombre de réponses obtenues est donc près de 40 fois plus élevé que celui utilisé par la FCEI.
Les données récoltées par Statistique Canada montrent que le Québec a depuis 2015 toujours eu un taux de postes vacants plus bas que le Canada, l’Ontario et la Colombie-Britannique, et n’a dépassé celui de l’Alberta qu’au 2e trimestre de 2018. Ces résultats renforcent l’hypothèse selon laquelle les résultats du sondage de la FCEI ne donnent pas une image fidèle de la situation des entreprises au Canada, et encore moins pour ceux d’une province précise (dont les tailles d’échantillons sont beaucoup plus petites, mais non précisées par la FCEI). Ces différences pourraient s’expliquer par des biais d’ordre méthodologique. Les personnes qui peinent à recruter se sont peut-être senties davantage interpelées par le sondage qui leur était soumis et ont décidé d’y répondre en plus grand nombre.
Cela dit, la proportion de postes vacants est à la hausse depuis le 1er trimestre de 2016, et ce tant au Canada que dans les quatre provinces les plus populeuses. Cette tendance suit la baisse graduelle du taux de chômage observée au cours de la même période.
Source : Statistique Canada. Tableau 14-10-0326-01
Source : Statistique Canada. Tableau 14-10-0017-01
Plusieurs facteurs peuvent cependant expliquer que des entreprises n’arrivent pas à pourvoir certains postes. Les tendances varient notamment d’une saison à l’autre, d’une industrie à l’autre et d’une région à l’autre. Au troisième trimestre de 2018, c’est en Abitibi-Témiscamingue (3,8 %) et dans la région de Chaudière-Appalaches (4,1 %) que le pourcentage de postes vacants était le plus élevé.
Source : Statistique Canada. Tableau 14-10-0325-01
Les services publics (0,7 %) et les services d’enseignement (1,1 %) présentaient les taux de postes vacants les plus faibles, ce qui peut étonner considérant que depuis quelques mois, on a beaucoup parlé de pénurie du personnel enseignant. Pourtant, on peut facilement expliquer cette apparente contradiction par le fait que si les commissions scolaires peinent à trouver des professeurs à certains moments de l’année, les postes finissent toujours par être pourvus, même si cela veut dire dans certains cas que plusieurs enseignants et enseignantes défileront dans une même classe au cours d’une année. Il serait donc plus juste de parler de difficultés de recrutement liées aux conditions de travail que de pénurie dans le cas du secteur de l’éducation primaire et secondaire.
Les taux les plus élevés s’observaient dans l’industrie des services d’hébergement et de restauration (4,7 %), dans l’industrie de l’information et l’industrie culturelle (4,5 %) et dans les services administratifs, services de soutien, services de gestion des déchets et services d’assainissement (4,5 %). Cette dernière catégorie englobe des établissements « dont l’activité principale consiste à gérer, à recruter et à placer du personnel, à préparer des documents, à prendre les commandes pour des clients, à recouvrer les créances, à organiser des voyages, à fournir des services de sécurité et de surveillance, à nettoyer des bâtiments, ou à emballer et à étiqueter des produits. » Ici, les pourcentages élevés de postes vacants observés n’étonnent guère, puisqu’on sait que les conditions de travail dans le type d’entreprises que regroupent ces industries sont, règle générale, peu avantageuses.
L’Institut du Québec prétendait récemment que la solution à la pénurie vécue par les entreprises se trouvait du côté de la formation de la main-d’œuvre. Pourtant, on vient de voir que les industries les plus touchées sont celles qui ne requièrent pas de diplôme spécialisé. Il serait donc plus judicieux de miser sur l’amélioration des conditions de travail, dont la hausse du salaire minimum, pour faciliter le recrutement de personnel dans ces secteurs.
Source : Statistique Canada. Tableau 14-10-0326-01
Ce bref portrait de la situation des postes vacants dans les entreprises québécoises ne nous permet pas de nier que certaines d’entre elles éprouvent de la difficulté à pourvoir des postes dans un contexte où, comme on l’a vu, le nombre de personnes au chômage diminue. Par contre, il nous oblige à appréhender le problème de la mal nommée pénurie de main-d’œuvre sous un autre angle. Ce changement de perspective est nécessaire pour mettre en œuvre les moyens adéquats pour résorber ce problème conjoncturel.