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Le monde selon Amazon

4 avril 2018

  • Julia Posca

Nombreux sont ceux qui, depuis que le scandale Facebook-Cambridge Analytica a éclaté, ont critiqué Mark Zuckerberg pour sa gestion de crise. Marie Muzard, à la tête d’une entreprise spécialisée en communications digitales, a affirmé que « le fait qu’il ait dit ne pas avoir imaginé qu’on puisse utiliser les données à des fins de manipulation électorale pose problème. Ce n’est pas crédible de la part de Facebook, qui concentre autant d’intelligence. Cela donne l’impression que Zuckerberg a créé un monstre qu’il ne contrôle pas, comme le Dr Frankenstein ».

L’image est intéressante. Bien que Facebook soit la créature de Zuckerberg, elle a acquis une autonomie qui empêche le jeune milliardaire de pouvoir la contrôler totalement. Une telle remarque ne vise pas à minimiser la responsabilité du PDG dans les déboires que connaît le réseau social, mais à mettre en évidence le pouvoir qu’ont acquis les grandes entreprises sur nos sociétés – une puissance qui n’a d’égal que notre refus de les encadrer.

Dans l’essai intitulé Le totalitarisme pervers, qui condense les thèses exposées dans De quoi Total est-elle la somme ?, le philosophe Alain Deneault montre, avec l’exemple de la multinationale Total, l’ampleur de ce pouvoir et la manière dont les corporations l’utilisent pour soumettre les sociétés à leurs besoins de croissance et leurs objectifs de rendement. La recherche de profit peut justifier les comportements les plus abjects, comme le montre Deneault à partir de l’exemple des pratiques néocoloniales de Total en Afrique et de la relative impunité dont jouit la multinationale.

Par ailleurs, c’est aussi au nom du profit que, encore et toujours, les entreprises comme Amazon cherchent à réduire par tous les moyens le poids de leur masse salariale ou, pour reprendre un vocabulaire en apparence technique et moins controversé à assurer leur optimisation.

Au début de l’année, le premier magasin Amazon Go, un concept d’épicerie sans caisses, a été ouvert au grand public à Seattle. La clientèle n’a qu’à scanner son téléphone intelligent à l’entrée, et peut ensuite retirer des tablettes les produits qu’elle souhaite acheter sans avoir à présenter de l’argent à un employé, puisque ses moindres gestes sont surveillés par des caméras et sont enregistrés via l’application d’Amazon. L’entreprise de Jeff Bezos n’est pas la seule à emprunter cette voie, car des entreprises en Chine, comme Alibaba, un autre géant de l’Internet, testent le même type de technologie.

Entravée pendant un certain temps par le coût de la technologie, la course pour l’automatisation dans le secteur du commerce de détail s’accélère depuis quelques années, au fur et à mesure que les entreprises réalisent que leur capacité à rester compétitives en dépend. Au Canada, des entreprises comme Sobeys ou La Baie ont investi dans la robotisation de leurs entrepôts pour faire face à la concurrence des gros joueurs, comme Amazon et Wal-Mart.

En raison de son poids économique colossal, Amazon, comme d’autres d’ailleurs, est aussi en mesure de défier les lois fiscales des pays où elle s’installe. C’est du moins à leur avantage de le faire tant que les États ne réclament pas leur dû, comme ne manque pas de le faire Netflix, par exemple. À ce sujet, Donald Trump s’en est pris, ces jours-ci, à Amazon en prétendant que la compagnie ne versait pas assez d’impôt aux États-Unis et qu’elle ne payait pas suffisamment son usage des services de la poste américaine. La volonté affichée du président de corriger cette situation s’est répercutée sur les marchés financiers, où l’action d’Amazon a chuté de 5,2%, lundi.

Les menaces de guerre commerciale avec la Chine, ainsi que les critiques répétées du président Trump à l’endroit du libre-échange, ont eu, depuis quelques jours, le même effet sur le cours de l’action d’autres compagnies du secteur numérique et technologique, telles que Tesla et Microsoft. Ces soubresauts des bourses nous rappellent que ce qui est bon pour l’économie productive (réguler les échanges, imposer les revenus du capital, etc.) est rarement bon pour l’économie financière. C’est d’ailleurs un autre aspect du pouvoir des entreprises que d’être gérées en fonction de normes de valorisation financière et d’avoir soumis les sociétés à cette exigence dans les dernières décennies, au détriment des conditions de travail des salariés.

Chacune de ces anecdotes fait ressortir la contradiction entre l’intérêt privé des entreprises et l’intérêt public, qui est constamment en jeu dans le développement de notre système économique. Si c’est l’intérêt public qui guidait ce dernier, on pourrait, par exemple, profiter des gains de productivité amenés par l’automatisation pour réduire notre temps de travail. Bien plus que le danger d’être remplacé par des robots (phénomène qui n’a du reste rien de vraiment nouveau), ce qui pose réellement problème, c’est le fait que l’orientation de l’économie soit déterminée par des entités privées. De la même manière qu’on s’insurge devant l’effritement du caractère démocratique de nos systèmes politiques, on ne devrait pas tolérer un tel déficit démocratique en matière économique.

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