Sous-financement : à quand un débat sur les fins?
29 octobre 2012
La semaine dernière, un débat a opposé dans Le Devoir l’ancien recteur de l’Université de Montréal, Robert Lacroix, dans le camp des défenseurs de la thèse du prétendu « sous-financement universitaire », à Martine Desjardins (FEUQ) et Yves Gingras, professeur à l’UQAM. À Lacroix qui réclame toujours les 620 millions dont manquerait l’université québécoise, Martine Desjardins a répliqué que les chiffres de la CREPUQ ne « val[ai]ent rien » et que la FEUQ avait eu tort d’y faire confiance dans le passé; mieux vaudrait, disait-elle couper « dans le gras », notamment celui des dépenses administratives, que d’endetter les étudiant-e-s. Yves Gingras a lui aussi mis en doute la thèse du sous-financement, soulignant que « contrairement à ce qu’annonce la publicité récente des comptables, le dernier mot n’est jamais un chiffre, car un chiffre doit toujours être interprété ; or certaines hypothèses de calcul sont parfois lourdes de préjugés ou d’idéologie…».
Ces interventions, appuyées par la divulgation d’une étude gouvernementale viennent soutenir ce que l’IRIS annonçait déjà depuis 2010: le sous-financement universitaire est une construction trompeuse qui recouvre, au moyen d’un débat sur les ressources, la question « lourde d’idéologie » dont parle le Pr. Gingras : à quoi serviront toutes ces ressources nouvelles que cherche à engloutir l’université? Remettre en doute le sous-financement ne signifie pas seulement faire un débat de chiffres ou un combat d’études : il faut se demander quelles sont les pressions, notamment internationales, qui poussent les universités à entrer dans une guerre concurrentielle qui leur demande sans cesse davantage de munitions. C’est cette question essentielle, recouverte par le spectacle de la guerre des chiffres, qu’il faut aborder ouvertement afin que le débat sur le rôle de l’université québécoise ne soit pas uniquement un débat de moyens, mais un débat de fins. C’est ce questionnement que cherche à faire avancer le texte suivant.
Une méthodologie trompeuse
L’étude préparée en 2010 par la Conférence des recteurs (CREPUQ) avance que les universités québécoises sont “sous-financées” à hauteur de 620 M$ lorsque l’on compare leurs revenus avec ceux des autres universités canadiennes. Le calcul des recteurs compare le fonds de fonctionnement général et le fonds à objectif spécifique des différentes institutions ; le niveau de financement des universités québécoises apparaît alors effectivement plus bas que celui prévalant ailleurs.
Or, cette perspective tronquée escamote le fait que les revenus des universités du Québec sont plus élevés en ce qui concerne le fonds de la recherche subventionnée et les fonds d’immobilisation. En plus de situer uniquement ses doléances sur le terrain d’une approche relative, comparative et concurrentielle qui ne fait jamais mention des besoins concrets des universités, M. Robert Lacroix laisse de côté des fonds qui représentent pourtant 39 % du financement de nos universités. Pourtant, au niveau des dépenses totales, nos universités dépensent 507 $ de plus par année que leurs vis-à-vis du Canada; voilà qui devrait amener les défenseurs de la thèse du sous-financement à refaire leurs devoirs.
Qualité ou quantité?
Le discours des recteurs se résume ainsi : l’université a besoin de plus de ressources pour concurrencer les autres universités et pour garantir une éducation de meilleure « qualité ». Comme le financement public n’augmentera vraisemblablement pas, il faut faire comme les universités du « Rest of Canada » (ROC) et augmenter les frais de scolarité.
D’une part, cette pensée suppose que la qualité de l’éducation se mesure à l’argent dont dispose une institution, ce qui est loin d’être une corrélation certaine. Le MBA de McGill est-il soudainement devenu de meilleure « qualité » quand son prix a explosé a plus de 30 000$ du jour au lendemain? C’était pourtant le même programme. On sait d’autre part que le terme « d’assurance-qualité » est aujourd’hui plus utilisé pour désigner la pertinence d’une formation sur le marché et sa valeur économique, la « qualité » se résumant du reste souvent au branding d’un programme ou d’un établissement.
De plus, le discours des recteurs n’explique jamais la finalité véritable de la compétitivité : être concurrentiel pour quoi faire? Or, dans le cadre du processus de Bologne, en Europe, les augmentations de frais de scolarité se combinent avec les réformes vers la gouvernance managériale, la pédagogie utilitaire et l’instauration de mécanismes d’évaluation de la performance dans le but de soumettre le secteur de l’enseignement à de nouvelles normes de fonctionnement qui permettent de l’arrimer au secteur de l’économie. Ainsi, l’augmentation des frais et la concurrence, loin de renflouer les universités, participent en fait d’une « grande mutation » qui permet de modifier la finalité des institutions universitaires pour en faire des organisations censées appuyer la relance de la croissance économique.
Le détournement des finalités de l’enseignement supérieur
La réduction des transferts fédéraux a servi de levier pour mettre le système universitaire sous tension, et pour rendre les universités dépendantes de sources de revenus (frais individuels, fonds de recherche, dons privés, etc.). L’argent qui provient de la recherche subventionnée se trouve dans un fonds “avec restrictions”, et ne peut donc pas être utilisé pour l’enseignement. De plus, ce sont les secteurs les plus proches d’une activité commerciale qui reçoivent 90% du financement en recherche au détriment des humanités. Le lobby de la technoscience ne cherche pas à corriger cette disparité, mais milite plutôt pour que « la recherche » prenne une place encore plus grande dans l’université.
Cette logique, qui correspond à la réorientation commerciale des universités que préconise depuis des décennies l’OCDE, force le secteur de l’éducation à importer des mécanismes de concurrence qui participent d’une « mise-en-marché » du champ éducatif, c’est-à-dire à l’institution d’un quasi-marché dans un secteur autrefois régulé par une culture plus proche du service public. Mais ce modèle basé sur l’universalité d’accès, la transmission de la connaissance et l’indépendance éducative est de plus en plus battu en brèche par l’universalisation du modèle anglo-américain, lequel mesure l’utilité de l’université à ses « retombées économiques » immédiates et détourne les ressources publiques vers des objectifs intéressés. Voilà la nouvelle finalité que les récentes transformations institutionnelles permettent de faire entrer dans l’Université à la manière d’un cheval de Troie. « Sous-financement », « concurrence », « qualité » sont autant de mots écrans qui masquent le détournement instrumental et commercial des finalités institutionnelles de l’université. Les recteurs devraient discuter du projet de fond plutôt que de présenter la chose comme un simple rattrapage comptable avec le ROC, puisque c’est une dénaturation profonde de nos institutions d’enseignement qui est à l’œuvre sans avoir le courage de se dire ouvertement.