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Ce que le populisme a été (2/3)

26 septembre 2024

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9min

  • Philippe Hurteau

Dans un premier texte publié la semaine dernière, j’ai commencé un travail de clarification sur la nature du populisme. En partant de l’ouvrage du sociologue Federico Tarragoni, je me suis d’abord attardé à définir ce que le populisme n’est pas: il n’est pas un synonyme pour décrire une pratique politique basée sur la démagogie et la manipulation de masse tout comme il n’est pas un courant post-idéologique qui, ni de gauche ni de droite, prendrait pour cible l’ordre libéral raisonnable au nom d’un fantasme autoritaire inscrit au cœur des passions politiques des foules. 

Tarragoni montre avec netteté comment ce discrédit lancé sur le populisme vise d’abord à court-circuiter toute critique de fond du libéralisme en associant comme des équivalences les prétentions à la construction d’une démocratie plus près du peuple et les pires vociférations xénophobes du moment. 

En lieu et place d’une approche abstraite qui construit une représentation du populisme bâti sur les a priori de la part d’agoraphobie qui habite le libéralisme depuis ses origines, différentes itérations concrètes du populisme peuvent nous aider à isoler des éléments qui, dans un prochain texte, pourront nous permettre d’avancer certaines réflexions sur la portée actuelle de ce phénomène. En ce sens, et comme Tarragoni nous y invite, il sera davantage question de repérer des moments populistes que des mouvements à proprement parler. Plus précisément, il sera question d’identifier des configurations oppositionnelles de l’espace politique dans lesquelles les modes de représentation institués entrent en crise lorsque confrontés à des revendications populaires de radicalisation de la démocratie.

Des narodniki russes au People’s Party américain

Le premier moment populiste repéré par Tarragoni nous vient de Russie et s’est déroulé entre 1848 et le milieu des années 1890. Les narodniki, que l’on traduit littéralement par les  « démocrates », ont tenté de dégager un chemin stratégique original afin de réaliser le socialisme dans leur pays. 

Malgré le système tsariste en place, le partage des fruits du travail organisé par des assemblées communales, de villages ou d’arrondissements était déjà une réalité effective pour les classes populaires. La grande idée populiste de ce moment est alors de substituer à la représentation patriarcale de la société offerte par le tsarisme un nouveau monde de représentation, démocratique celui-là, construit par la jonction entre les pratiques populaires existantes et l’idéal du socialisme. 

Pour ce faire, et en raison de la faiblesse politique du prolétariat urbain russe ainsi que de la prévalence du cadre féodal et absolutiste, les narodniki misèrent sur la paysannerie et ses formes d’organisation – principalement le mir comme incarnation d’un lieu de démocratie directe intégré aux usages des communautés rurales de la Russie tsariste, mais également l’artel comme espace d’association ouvrière autogéré.

Le People’s Party américain, malgré sa brève existence (1877-1896), offre un autre exemple de moment populiste. Comme dans le cas russe, ce moment émerge d’une crise économique et sociale, mais qui prend place cette fois autour du conflit que font naître « la transformation financière et oligopolistique du capitalisme américain et […] la mise en concurrence croissante d’une agriculture traditionnelle et d’une agriculture industrielle. » Ce moment de crise sert de base à une configuration populiste qui, au sein du People’s Party, réunira un ensemble populaire hétéroclite fait de fermiers ruinés (blancs et noirs) de l’Ouest et du Sud, de journaliers issus de l’immigration, de militant·e·s féministes, de chrétien·ne·s, de marxistes ou encore de partisan·e·s du papier-monnaie ou de l’impôt unique. 

C’est l’opposition à Wall Street, dans les années qui suivirent la guerre de Sécession, qui permit qu’une telle coalition puisse émerger. Contre les élites politiques, industrielles et financières de la côte Est, il devenait possible d’articuler un discours d’unité cohérent pour opposer ceux qui produisent aux rentiers. En raison de l’absence d’enracinement du marxisme en sol américain et de l’individualisme qui caractérise l’imaginaire collectif de cette nation, cette unité des producteurs et des productrices ne prenait pas la forme d’une alliance de classe, mais bien d’un groupe se définissant comme le peuple en opposition aux élites corrompues. 

Ces deux cas du 19e siècle permettent alors de commencer le travail de définition du populisme: il est question de chercher la voie d’une démocratie radicale qui s’institue dans un rapport d’opposition à une élite coupée des réalités du peuple.   

Le populisme réalisé d’Amérique latine

Le second moment populiste identifiable nous vient d’Amérique latine durant les années 1930-1950. Il est porté par une ambition populaire à rénover les différents pays du continent à partir d’un patriotisme révolutionnaire fondé sur l’idée de développement, d’opposition aux impérialismes et sur les conditions de vie des masses. Le populisme latino-américain a donc été, comme moment où arrive au centre de la scène l’opposition du peuple à ses élites traditionnelles, politiquement à gauche en ce qu’il s’est, grosso modo, évertué à construire des États-providence. 

Ce patriotisme révolutionnaire a donné naissance à des partis-mouvement, soit des formations politiques dont l’objectif est de canaliser des mouvements populaires interclasses  condamnés à rester dans les marges du système de représentation oligarchique-libérale qui dominait. Ils se distinguent en ce sens des partis socialistes et communistes qui concentrent alors leurs énergies sur l’organisation de la classe ouvrière. Ces nouveaux partis, en se structurant autour de la personnalité d’un leader charismatique, cherchent à organiser un mouvement social dans l’optique d’une prise de pouvoir par des moyens démocratiques. 

Trois exemples emblématiques aident à tracer les pourtours de cette expérimentation latino-américaine.

Pensons d’abord au péronisme (1946-1954 et 1973-1974). Alors qu’il est à la tête de la République argentine, Juan Domingo Péron met en place un ambitieux plan de réformes: droit de vote aux femmes, égalité juridique entre conjoints, instauration d’un monopole étatique sur les exportations agroalimentaires, nationalisation des chemins de fer, gratuité scolaire, démocratisation de l’accès à la culture, etc. Ce programme intègre le caractère pluriel et multiforme des demandes populaires et les oppose de fait aux intérêts des membres de l’oligarchie exportatrice, des éléments réactionnaires de l’armée et des dirigeants catholiques. 

Le gétulisme brésilien (1930-1945 et 1951-1954), du nom de Getúlio Vargas, vient ensuite à l’esprit. Encore ici, énumérons quelques-unes des réformes mises en place par ce populisme réalisé: répression de la fraude électorale et élargissement du droit de vote aux femmes, modernisation du droit du travail, décret sur l’égalité des salaires entre les femmes et les hommes, formalisation du principe de syndicalisation de tous les travailleurs et travailleuses, etc. Comme en Argentine, c’est le pouvoir traditionnel sous-jacent à l’ordre oligarchique brésilien qui est pris pour cible, avec comme visée une valorisation symbolique des classes populaires et l’amélioration de leurs conditions matérielles d’existence. 

Finalement, le 3e exemple prototypique est celui du cardénisme mexicain (1934-1940). Mené par Lázaro Cárdenas, général de la révolution de 1910, il arrive au pouvoir quelques années après la liquidation du cadre oligarchique libéral mexicain. Il peut tout de même être qualifié de populiste puisqu’il vise à réaliser les promesses non tenues de la constitution révolutionnaire de 1917, notamment en mettant en œuvre une réforme agraire distribuant 18,7 millions d’hectares de terres à près de 730 000 travailleurs agricoles dépossédés – majoritairement des autochtones. La propriété communale prévue à la loi de 1920 (Ley de ejidos) devient alors une réalité. 

À cette phase classique du populisme latino-américain qui s’érigea comme contestation du cadre oligarchique hérité du 19e siècle, une seconde phase, plus proche de nous, peut être identifiée, soit la période populiste menée par les Chavez, Morales et Correa et qui cette fois a pris la forme d’une réaction face à l’exclusion sociale produite par le néolibéralisme et aux promesses non tenues du retour à la démocratie suivant la fin des dictatures militaires dans le sous-continent. 

Les tentatives européennes contemporaines 

Après le 19e siècle et l’Amérique latine, un 3e moment populiste prend place en Europe du Sud qui, dans les faits, n’a pas encore connu de conclusion définitive. Le populisme a pris pied en Europe dans un contexte qui rappelle l’Amérique du Sud des années 1990:néolibéralisme destructeur, élites technocratiques coupées des dommages sociaux qu’elles créent, épuisement des démocraties libérales, paupérisation des classes populaires et précarisation des classes moyennes,etc. De ce contexte sont nées trois expérimentations à saveur populiste, si on met de côté l’ambigu Mouvement 5 Étoiles italien de Beppe Grillo qui semble avoir rapidement épuisé son potentiel de démocratisation au profit d’une rhétorique nationaliste, conspirationniste et par moment protofasciste. 

Le premier nous vient de Grèce avec le gouvernement de Syriza. Bien que ce parti n’ait pas repris à son compte l’étiquette « populiste », il n’en demeure pas moins qu’il a été un parti-mouvement de ce type. En effet, c’est face à l’essoufflement de la protestation de la place Syntagma, qui s’opposait aux réformes d’ajustement structurel imposées par la troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire internationale), que Syriza s’est fait le relais politique d’aspirations populaires ignorées par les partis classiques. Bien que l’expérience gouvernementale en ce sens sera de courte durée, Aléxis Tsípras ayant préféré l’abandon de son programme radical face au risque d’une sortie de l’euro, elle marque tout de même la possibilité d’une prise de pouvoir en Europe par un parti associé à la tradition populiste. 

Vient ensuite Podemos, en Espagne, comme exemple d’un parti-mouvement d’inspiration populiste. Directement influencé par les théories développées par Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, un trio de professeurs de sciences politiques de l’université Complutense de Madrid fonde Podemos comme une extension politique du mouvement d’occupation des places publiques espagnoles. La tâche confiée à ce nouveau parti? Convertir l’indignation sociale en changement politique allant dans le sens des nouvelles demandes démocratiques exprimées par la rue. Pris assez rapidement en étau par les dynamiques de coalition typiques de la politique espagnole et la question catalane, l’élan de Podemos a été coupé après des résultats électoraux pourtant prometteurs.  

Finalement, la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon est le 3e exemple à mobiliser ici. Issue d’un changement de ligne politique interne au Front de gauche au moment que prenait place une dynamique nouvelle de mobilisation sociale (le mouvement Nuit debout en 2016), la France insoumise voulait remplacer la référence à la lutte des classes par celle opposant le peuple démocratique aux élites. Ce peuple démocratique se veut interclasse et la figure emblématique de Mélenchon devait alors servir de ciment à une unité populaire.

***

Ce que nous montre ce rapide tour d’horizon historique est que le populisme est une tradition politique dûment fondée et qui s’articule dans l’opposition du peuple et de l’élite. Loin d’être une simple pratique discursive visant la manipulation des bas instincts du peuple, il s’agit en fait d’une configuration particulière à la gauche politique moderne construisant ses hypothèses sur des bases non marxistes. L’idée voulant que le populisme ne soit ni de gauche ni de droite est un non-sens. Le populisme peut bien entendu utiliser les armes de la démagogie, il peut aussi virer à droite et voir en son sein poindre des pratiques autoritaires. Dire tout cela n’est au fond qu’affirmer une évidence qui confine à la platitude: le populisme, comme approche volontariste du politique, est exposé aux contradictions de ses moments d’émergence. Il peut donc très bien atteindre ou non ses objectifs, il peut être fidèle ou non à ses idéaux de démocratie véritable et il peut, ou non, rester loyal à ses aspirations d’origine. 

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