La chasse aux déficits ne se justifie pas
6 juillet 2016
Le 22 juin 2016, le quotidien Le Devoir publiait un article intitulé « La chasse aux déficits se justifie » qui décrivait les résultats d’une étude rédigée par Ha Dao, Matthieu Arseneau et Luc Godbout, tous trois chercheurs affiliés à la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques (CFFP) de l’Université de Sherbrooke.
Ils concluent notamment que « les efforts du gouvernement pour résorber [les] déficit[s] étaient justifiés ». Autrement dit, selon eux, il n’aurait pas été possible d’atteindre l’équilibre budgétaire (au sens de la Loi sur l‘équilibre budgétaire) si le gouvernement Couillard n’avait pas coupé plus de 4 milliards de dollars dans les services publics depuis 2014.
D’entrée de jeu, il est assez ironique de constater que Luc Godbout, cosignataire de l’étude, a aussi présidé la Commission d’examen sur la fiscalité québécoise, commission qui avait pour mandat de « contribuer par ses travaux au retour à l’équilibre budgétaire, en identifiant des resserrements immédiats des dépenses fiscales ». Son étude permet ainsi de confirmer les travaux de sa propre commission.
Revenons cependant à l’étude. Elle reprend une méthodologie qui revient souvent dans certains milieux universitaires et institutionnels afin de décomposer les déficits budgétaires en deux éléments distincts : un élément structurel et un élément cyclique. Qu’est-ce que cela veut concrètement dire? Simplement que les déficits budgétaires ne seraient que l’addition d’une partie qui dépend du cycle économique (expansion ou récession) et d’une autre qui n’en dépendrait pas. Cette dernière partie tirerait plutôt ses origines de la structure économique et politique propre à l’administration publique étudiée (structure de la fiscalité, niveau de dépenses publiques, poids de la dette publique, etc.).
Mais en quoi cette séparation est-elle pertinente? Selon les auteurs, c’est principalement parce que les « déficits structurels pendant une récession peuvent être tolérés, mais ils le sont beaucoup moins lorsque l’économie est à son potentiel ». Autrement dit, cette décomposition permettrait de savoir quels déficits historiques sont « acceptables », car causés par la conjoncture économique mondiale, et lesquels ne le sont pas, car attribuables à des problèmes inhérents aux différents modes de perception des revenus et d’attribution des dépenses au sein de l’appareil gouvernemental, donc à de la « mauvaise gestion ».
Une telle distinction mérite certainement un regard plus critique. La méthodologie employée pour effectuer cette décomposition est principalement tirée d’une étude du Fonds monétaire international (FMI) publiée en juillet 1999. À l’époque, le FMI reconnaissait déjà qu’elle devait être utilisée avec précaution :
Tel qu’il est vrai pour tous les indicateurs portant sur la politique fiscale, l’interprétation du solde budgétaire structurel [déficit ou surplus] requiert un certain degré de précaution; son utilisation en tant qu’indicateur permettant d’orienter à moyen terme la politique fiscale repose sur plusieurs suppositions, la plupart étant implicites.
L’étude de Dao, Arseneau et Godbout présente bien quelques hypothèses, mais ne détaille pas leurs conséquences potentielles sur les résultats. Pour voir comment elles peuvent orienter leurs conclusions, nous analyserons la pertinence d’utiliser la théorie des cycles économiques réels et de calculer le produit intérieur brut (PIB) potentiel à l’aide du filtre Hodrick-Prescott, qui sera expliqué plus loin.
1. La théorie des cycles économiques réels (ou RBC)
La théorie des cycles économiques réels (Real Business Cycles ou RBC) prétend que les variations dans le PIB d’une nation sont un phénomène cyclique où les phases d’expansion et de récession s’alternent en réponse à des chocs de productivité (majoritairement technologiques). Ainsi, tous les éléments pouvant avoir des répercussions sur la productivité d’une nation sont regroupés dans une seule variable que l’on appelle la « productivité multifactorielle » (ou total factor productivity).
Cette théorie prétend aussi que la croissance économique suivrait une tendance naturelle (appelée le « PIB potentiel ») et qu’il serait vain pour les pouvoirs publics d’essayer d’infléchir cette tendance naturelle : l’économie y reviendrait toujours peu importe les efforts consacrés pour en dévier durablement.
À court terme, la théorie RBC suppose que la production potentielle n’est pas influencée par la politique fiscale ou monétaire du gouvernement. Il n’a donc pas à réagir constamment aux moindres variations du cycle économique, car ce serait inutile et même plutôt nuisible.
À plus long terme, c’est cependant plus nébuleux.
Il est indéniable que des changements peuvent survenir dans la structure de l’économie, autant politiques qu’économiques ou culturels. La théorie RBC considère toutefois qu’à la suite d’un de ces changements la production retrouve rapidement son potentiel, et les gouvernements n’ont que peu de mérite à s’attribuer dans ce retour à la « normale ». C’est suivant cette logique que les auteurs de l’étude du CFFP mentionnent que les compressions gouvernementales étaient justifiées : selon eux, l’économie québécoise était à son niveau de production potentielle en 2015. Il serait donc futile de continuer à dépenser et de creuser des déficits budgétaires si ces dépenses n’auraient aucun impact sur l’économie à moyen ou long terme.
Néanmoins, Lawrence H. Summers, professeur d’économie à la Harvard Kennedy School, relevait en 1986, peu de temps après l’avènement de la théorie RBC, que l’idée selon laquelle les fluctuations économiques seraient principalement causées par des chocs technologiques ne serait fondée sur aucune analyse empirique indépendante sérieuse. Michael Mussa, ancien économiste en chef du FMI de 1991 à 2001, ne se gêne pas pour critiquer cette façon de faire :
[…] la notion voulant que ce soit les mouvements baissiers indésirables dans la technologie qui causent les récessions est tout simplement ridicule. C’est la théorie selon laquelle les années 1930 ne devraient pas être connues comme des années de Grande Dépression, mais bien comme des années de Grandes Vacances.
Il en va de même pour la crise de 1982, comme nous l’avons décrit dans notre étude. Même Jacques Parizeau reconnaissait que cette crise, la plus grande depuis celle de 1929, était causée par des politiques gouvernementales et non par un quelconque choc technologique sur lequel le gouvernement n’avait aucun contrôle.
Nous disposons ainsi d’une des prémisses importantes de la RBC. Néanmoins, deux questions essentielles demeurent : le PIB potentiel existe-t-il réellement et, si oui, comment le déterminer de façon rigoureuse?
Alors que la première question n’est que peu abordée dans la littérature économique récente, la deuxième a suscité nombre de débats dans le monde de la macroéconomie. Le filtre Hodrick-Prescott (HP), développé par Edward C. Prescott (qui est également à l’origine de la théorie RBC) et Robert J. Hodrick, est une des méthodes les plus utilisées pour isoler le PIB potentiel de sa composante cyclique (ou conjoncturelle). Analysons-le.
2. Le PIB potentiel et le filtre Hodrick-Prescott
Le filtre HP est ouvertement critiqué par plusieurs économistes de renom, dont Paul Krugman, récipiendaire du Nobel d’économie en 2008 :
Cela me semble clairement évident que les gens qui utilisent maintenant le filtre HP afin de statuer que nous sommes déjà au plein emploi [c.-à-d. le niveau d’emploi lorsque le PIB est à son potentiel] sont dans l’erreur. Ils ont, sans le réaliser, provoqué leur résultat en utilisant une technique statistique qui fonctionne seulement si les baisses prolongées sous le PIB potentiel ne sont pas envisageables. Comme toujours, les techniques statistiques sont aussi bonnes que les hypothèses qui les soutiennent. Et dans ce cas, les hypothèses sont simplement mauvaises.
En effet, le filtre HP ne permet pas d’envisager un niveau de production qui soit en-dessous du potentiel pour une longue durée. Dans le cas où un choc quelconque réussit à faire dévier le PIB de sa trajectoire originale pour une période de plus de cinq ans, le filtre HP considère que la production potentielle a subi un changement structurel et qu’elle est dorénavant plus faible qu’auparavant. Autrement dit, le filtre HP fait en sorte que la production observée retournera toujours fluctuer autour du « potentiel », car ce potentiel est continuellement ajusté pour suivre l’évolution de la production réelle.
Le graphique 1 présente l’évolution des PIB réel et potentiel du Québec, le second calculé à l’aide d’un filtre HP. Ils sont respectivement représentés par la ligne rouge et noire. On observe bien le ralentissement du PIB potentiel entre les années 1980 et 2000. Il est attribuable aux crises de 1982 et de 1991, qui ont eu un impact majeur sur l’économie québécoise.
Néanmoins, il est intéressant de constater que la production réelle a eu tendance au contraire à augmenter entre 1983 et 1990, et ce, plus rapidement que les années précédentes. Selon le filtre HP, la production potentielle avait pourtant tendance à vouloir ralentir. Il est alors tout à fait légitime de se demander si la véritable production potentielle ne serait pas plutôt la continuité de la tendance observée entre 1961 et 1980. Cette nouvelle hypothèse impliquerait que la forte croissance observée après 1982 ne serait finalement qu’une tentative de l’économie québécoise à retourner à son véritable potentiel.
Titre : PIB réel et PIB potentiel calculé à l’aide d’un filtre HP (millions de dollars de 2002), Québec, 1961-2014
Source : Statistique Canada, CANSIM, Tableaux 384-0001, 326-0021; données de R. Barbeau; calculs de l’IRIS à l’aide du logiciel RStudio. Un facteur de lissage de 100 est utilisé pour paramétrer le filtre.
Si nous postulons que le réel PIB potentiel est celui des années 1961-1980, nous obtenons le graphique 2.
Graphique 2 : PIB réel (millions de dollars de 2002), Québec, 1961-2014
Source : Statistique Canada, CANSIM, Tableaux 384-0001, 326-0021; données de R. Barbeau; calculs de l’IRIS.
Les résultats sont très différents de ce que l’on obtient avec un filtre HP. En effet, si le PIB potentiel du Québec est celui caractérisé par la première continuité linéaire, alors cela signifierait que le niveau de production réel du Québec est fortement sous son potentiel et qu’une politique fiscale expansionniste (une hausse des dépenses publiques) à partir de 1980 serait bénéfique, ou du moins acceptable aux yeux de Dao, Arseneau et Godbout. Nous pourrions aussi postuler que, après des années plus difficiles, la tendance réelle du PIB est celle observée entre 1994 et 2007. Pour l’illustrer, nous avons aussi ajouté sa projection à partir d’une continuité linéaire au graphique 2. Si c’était le cas, des investissements gouvernementaux seraient également justifiés à partir de 2007.
C’est d’ailleurs ce qu’avancent J. Bradford DeLong et Lawrence H. Summers dans une étude publiée en 2012 dans les Brookings Papers on Economic Activity. Les auteurs mentionnent que lorsqu’une économie se retrouve en situation de sous-production chronique à la suite d’un choc quelconque (phénomène appelé « hystérèse économique ») et que les taux d’intérêts sont relativement bas, une politique fiscale expansionniste aurait la capacité de s’autofinancer. En effet, la hausse de la production réelle entraînerait une hausse substantielle des recettes fiscales et permettrait ainsi de couvrir les coûts de la politique expansionniste.
À l’inverse, une politique de consolidation fiscale (ou d’austérité budgétaire) aurait dans ces circonstances un effet négatif sur l’économie et les finances publiques, notamment parce que la baisse de la production réelle causée par l’austérité budgétaire ne serait vraisemblablement pas « annulée » par une hausse de l’investissement privé.
Ces résultats sont par ailleurs corroborés par deux récentes études. La première est publiée par Antonio Fatás et Lawrence H. Summers pour le compte du Centre for Economic Policy Research (CEPR), un centre de recherche favorisant l’analyse indépendante et la discussion publique en politiques économiques. La seconde est publiée par Abdul Abiad, Davide Furceri et Petia Topalova pour le compte du FMI.
Chacune des études arrive essentiellement aux mêmes conclusions : lorsque la production est sous son potentiel et que les taux d’intérêt sont bas, l’investissement public permet d’accroître la production à court et à long termes, de stimuler l’investissement privé et de réduire le chômage, et ce, sans augmenter le ratio dette/PIB. Au contraire, Fatás et Summers mentionnent même dans la première étude que cette politique permet de réduire l’endettement public, car les gains de productivité surpassent alors les coûts engendrés par les politiques expansionnistes.
Les démonstrations effectuées à l’aide des graphiques 1 et 2 ainsi que ces études établissent l’importance d’identifier le véritable niveau du PIB potentiel, puisqu’il participe à déterminer si les politiques expansionnistes seront bénéfiques ou pas.
3. PIB potentiel : qui dit vrai?
Pour savoir si les économies du Québec et du Canada sont vraiment à leur plein potentiel, tournons plutôt notre regard vers l’évolution de l’emploi et de l’inflation. Effectivement, lorsqu’une économie produit près de son niveau potentiel, le taux d’emploi est normalement élevé. L’inflation, quant à elle, tend à augmenter au fil des années, parce que les capacités de production sont pleinement utilisées (et en demande), ce qui génère une pression haussière sur les prix.
Nous présentons dans ce billet les données canadiennes sur l’inflation, car les chercheurs du CFFP présentent certains résultats pour le cas canadien dans leur étude. Nous croyons qu’il est important de montrer que les deux situations ne sont pas si différentes l’une de l’autre et qu’une politique fiscale expansionniste est autant appropriée au Québec qu’au Canada.
Le graphique 3 montre que, autant au Québec qu’au Canada, l’inflation a subitement baissé après les crises de 1982 et de 1991. Si l’inflation s’est maintenue autour de 2 % entre 1995 et 2008, celle-ci peine à atteindre, depuis la crise de 2008, la cible de 2 % fixée par la Banque du Canada. La faible inflation de 1,1 % observée autant au Québec qu’au Canada en 2015 laisse donc croire que les PIB potentiels québécois et canadien sont encore loin d’être atteints, quoi qu’en disent Godbout, Dao et Arseneau (et l‘Institut du Québec).
Graphique 3 : Évolution de l’inflation au Québec et au Canada (%) 1980-2015
Source : Statistique Canada, CANSIM, Tableau 326-0021, calculs de l’IRIS.
Les trois chercheurs du CFFP, afin de soutenir l’idée que l’économie québécoise serait à son potentiel, présentent les taux d’emploi de certaines catégories d’âge en 2008 et en 2015 pour montrer qu’ils suivent leur tendance antérieure. Cependant, les catégories d’âge utilisées par les auteurs ne permettent pas de bien cerner la réalité de la situation québécoise. En effet, les auteurs présentent les résultats associés à seulement cinq groupes d’âge alors que Statistique Canada comptabilise le taux d’emploi pour plus d’une dizaine de groupes d’âge.
De plus, les auteurs n’indiquent pas comment ils ont calculé la tendance du taux d’emploi pour les groupes d’âge présentés dans leur étude. Le graphique 4 correspond à une amélioration du graphique des chercheurs du CFFP : nous présentons le taux d’emploi pour tous les groupes d’âge en bas de 55 ans (les auteurs présentant seulement des résultats plus détaillés pour les 55 ans et plus). Nous calculons aussi la tendance du taux d’emploi pour l’année 2015 en effectuant une régression linéaire simple sur le taux d’emploi observé entre les années 2001 et 2008 pour chaque groupe d’âge. Cette façon de faire permet de déterminer si la tendance du taux d’emploi pour chaque groupe a dévié de sa trajectoire originale après la crise de 2008.
Graphique 4 : Taux d’emploi par groupe d’âge pour 2008 et 2015 (%), Québec
Source : Statistique Canada, CANSIM, Tableau 282-0002, calculs de l’IRIS
Premier constat : les taux d’emploi « potentiels », calculés à partir des tendances observées entre les années 2001 et 2008, sont plus élevés que les taux d’emploi réellement observés en 2015, et ce, pour chaque groupe d’âge analysé. Cela contredit l’affirmation des auteurs selon laquelle le taux d’emploi de tous les groupes d’âge, à l’exception des plus jeunes, « sont essentiellement sur leurs tendances ». Effectivement, plusieurs indices laissent croire que l’emploi, autant au Québec qu’au Canada, stagne depuis plusieurs années.
Toutefois, il se pourrait que cette stagnation soit le signe de l’atteinte du niveau de « plein emploi » au sein de l’économie québécoise, ce qui indiquerait que nous sommes actuellement au PIB potentiel. Or, les données semblent démontrer le contraire. Par exemple, les taux d’emploi des quatre premiers groupes d’âge présentés dans le graphique 4 ont diminué entre 2008 et 2015. Si la baisse du taux d’emploi pour les deux premiers groupes d’âge peut s’expliquer par une hausse de la fréquentation scolaire, la baisse du taux d’emploi observé chez les 25 à 34 ans est beaucoup plus problématique. En effet, malgré une hausse de la fréquentation scolaire au Québec depuis le début des années 2000, il semblerait que, depuis la crise de 2008, les jeunes Québécois·e·s aient davantage de difficulté à se trouver un emploi rapidement après la fin de leurs études.
Le faible niveau d’investissement en provenance du secteur privé et les compressions dans le secteur public, couplés au fait que certains postes se libèrent plus lentement que prévu (notamment en raison de l’augmentation de l’emploi chez les 55 ans et plus), laissent les jeunes dans des situations où il leur est plus difficile de trouver des emplois de qualité avec de bonnes conditions de travail et une forme de sécurité d’emploi. Si le concept de production potentielle n’y voit pas une situation de sous-utilisation des ressources disponibles dans l’économie, alors il serait temps de le remettre en question.
Il est donc beaucoup plus réaliste de penser que le niveau de production potentielle du Québec se situe quelque part entre les deux droites de continuité linéaire présentée dans le graphique 2. Cet ajustement renverserait certaines conclusions des trois chercheurs du CFFP, notamment celle selon laquelle les compressions dans les services publics étaient justifiées. Au contraire, considérant ce que nous avons démontré, il est davantage probable que l’austérité budgétaire nuise à la capacité à long terme de l’économie québécoise en plus de contribuer à l’augmentation de la taille de la dette du gouvernement québécois.
Ajoutons que la croissance économique ne semble pas être près de repartir à la hausse malgré la récente reprise étasunienne et l’amélioration du solde commercial québécois avec une diminution de la valeur des importations par rapport à celle des exportations.
D’ailleurs, posons-nous la question : si la reprise étasunienne n’avait pas eu lieu et que les prix du baril de pétrole n’avaient pas chuté, que serait-il advenu de la croissance économique au Québec dans les deux dernières années? Poser la question, c’est (facilement) y répondre.