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1832% et des poussières

15 août 2014

  • Eve-Lyne Couturier

Selon l’Institut Fraser, la famille canadienne moyenne paierait en 2013 1832% de plus de taxes qu’en 1961. 1832%. Près de 20 fois plus. Ces statistiques donnent mal à la tête. Mais au-delà de la monstruosité du nombre, que veut-il dire?

Comme ça arrive trop souvent, le nombre a comme principale caractéristique d’être sans commune mesure. Et il n’est pas seul. Dans le rapport, on nous dit que, si on considérait les déficits comme des taxes reportées, on arriverait à 2075%. Vous sentez la migraine poindre? Prenez une grande respiration. On va essayer de la traiter avec une bonne dose de précisions et de nuances.

D’abord, dégonflons un peu le pourcentage avec lequel on tente de nous faire peur. L’augmentation qu’il représente est celui des taxes et tarifs… en dollars courants. Ainsi, dans le temps où on pouvait s’acheter un hamburger chez McDonald’s à 15¢, on payait aussi moins de taxes. Le rapport est ainsi comme notre vieil oncle Gilbert qui nous parle avec nostalgie de l’époque où on pouvait, avec seulement 5$, payer la tournée à tout le bar. Sans doute. Mais combien d’heures fallait-il travailler pour obtenir ce 5$? En effet, les choses coûtent plus cher, mais l’argent n’a plus non plus la même valeur. L’Institut Fraser admet du bout des lèvres qu’on pourrait bien utiliser un autre indicateur, ajusté au coût de la vie. L’augmentation devient alors 147% plutôt que 1837%. Un peu moins.

Bon. Alors, finalement, on paierait une fois et demi de plus de taxes et de tarifs qu’en 1961. Ça reste beaucoup d’argent. Mais qu’a-t-on inclus dans la catégorie fourre-tout de « taxes »? On pense spontanément à l’impôt sur le revenu et aux taxes à la consommation (taxe de vente, taxes sur l’alcool, les cigarettes, l’essence, etc.). Le Fraser ajoute ensuite les divers tarifs. Jusque là, ça va, c’est ce qu’un individu ou une famille donne directement pour avoir droit aux services que lui dispense l’État. Toutefois, l’institut ne s’arrête pas là. Pour lui, les entreprises privées ne sont que des morceaux de papier et, conséquemment, il faut répartir l’ensemble des taxes et tarifs payés par elles (redevances, taxes sur le profit, tarifs douaniers, etc.) entre les consommateurs. Comment fait-il pour déterminer quelle proportion des entreprises privées sera assumée par la famille moyenne? Ça fait partie du grand secret des dieux. Étrangement, le fait que ce transfert se traduirait déjà dans les salaires et les dépenses, donc serait déjà inclus dans leurs catégories de revenus et de dépenses en taxes de consommation, est complètement passé sous silence.

Ça ne s’améliore donc pas. En plus d’avoir utilisé des montants non-ajustés pour l’inflation, le Fraser choisit de nous imposer deux fois le fardeau fiscal des entreprises. Mais il reste encore des problèmes méthodologiques. On nous dit que la famille moyenne paie plus en taxes. Cela est vrai. Toutefois, pour être honnête, il faut voir comment tout le reste varie. Pour les besoins de l’exercice, restons avec les mêmes montants que l’Institut. Les revenus augmentent bien entendu entre 1961 et 2013. En dollars courants, on passe ainsi de 5000$ à 77 381$. Ajusté pour le coût de la vie, on parle quand même de près du double (39 171$). Ainsi, proportionnellement aux revenus, nous sommes passés de 34% à 42% des revenus qui sont dépensés en taxes entre 1961 et 2013, soit une augmentation de 25%. Comment les autres postes budgétaires ont évolué selon le Fraser? Leurs chiffres présentent une diminution du poids du logement de 5%, une diminution du poids de la nourriture de 58%, une diminution du poids des dépenses en vêtement de 53% et, dans le cas des dépenses discrétionnaires (comprenant entre autre les dépenses en communication, en éducation)… elles ont augmenté de 120%!

Poids taxes Poids logement Poids nourriture Poids vêtement Poids autre

1961

33,5%

22,6%

25,2%

8,7%

10,0%

1969

39,0%

18,7%

20,4%

8,2%

13,7%

1974

43,4%

18,4%

18,6%

7,1%

12,6%

1976

36,2%

19,0%

17,2%

6,8%

20,8%

1981

40,8%

19,2%

15,9%

5,4%

18,7%

1985

45,9%

21,6%

15,2%

6,6%

10,7%

1990

43,3%

20,3%

13,3%

5,2%

17,9%

1992

40,5%

22,1%

13,8%

5,1%

18,5%

1994

41,7%

21,8%

13,8%

4,8%

18,0%

1996

43,7%

21,1%

13,5%

4,4%

17,2%

1998

45,3%

21,5%

13,0%

4,5%

15,8%

2000

46,3%

19,8%

12,0%

4,2%

17,8%

2002

46,0%

21,1%

12,6%

4,3%

16,0%

2004

45,7%

20,6%

12,1%

4,0%

17,6%

2006

44,9%

19,6%

11,4%

3,7%

20,3%

2008

42,0%

19,6%

11,2%

4,1%

23,1%

2010

41,5%

20,1%

10,5%

3,7%

24,1%

2012

41,9%

21,7%

10,6%

4,1%

21,7%

2013

41,8%

21,6%

10,5%

4,0%

22,1%

Variation du poids 1961-2013

25%

-5%

-58%

-53%

120%

Déjà, le portrait est bien différent que l’apocalypse fiscale qu’on semblait nous annoncer avec l’augmentation de 1832%. Mais il reste encore un point important, fondamental, qu’on ne peut négliger dans une discussion sur les taxes. Oui, on donne plus d’argent à l’État aujourd’hui qu’il y a 50 ans. Par contre, les services qu’on nous rend à travers lui ont également beaucoup changé. La Régie des rentes du Québec, qui permet à tous les travailleuses et travailleurs d’avoir un revenu de retraite après leur vie active, a été mise en place en 1966. En 1967, le réseau des cégeps est créé, permettant au Québec d’être aujourd’hui la province avec le plus haut taux de fréquentation post-secondaire au Canada. Trois ans plus tard, en 1970, le régime d’assurance maladie publique est implanté. Avant son existence, ces coûts étaient assumés dans le budget discrétionnaire des familles. Cela voulait parfois dire ne pas être en mesure de se permettre d’être en santé. Ces temps sont bien loin maintenant. Au Québec, on a mis en place non seulement un système de garderie à faible coût en 1997, mais également un congé parental généreux qui permet aux jeunes familles de choisir de rester plus longtemps à la maison avec leur poupon. Et la liste n’est pas exhaustive. Tout cela, on se l’est collectivement offert en contribuant aux coffres de l’État à travers nos taxes, impôts et tarifs.

Maintenant, est-ce que tout est parfait? Est-ce qu’on peut améliorer nos services publics? Est-ce que nos contributions à l’État sont justes et respectent notre capacité de payer? Ce sont toutes des questions sur lesquelles il vaut la peine de se pencher. Est-ce qu’un montant arbitraire, abstrait et détaché de son contexte nous aide à en parler? Pas du tout. Et encore moins quand il s’appuie sur une méthodologie déficiente.

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