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Les coûts élevés de la «médecine inc.»

26 mai 2022

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4min

  • Anne Plourde

Selon des données obtenues du Collège des médecins en vertu d’une demande d’accès à l’information, 14 781 médecins ont choisi en 2021 de profiter des possibilités d’optimisation fiscale ouvertes par le Règlement sur l’exercice de la profession médicale en société, qui permet aux médecins du Québec d’« exercer [leurs] activités professionnelles au sein d’une société par actions ou d’une société en nom collectif à responsabilité limitée ». Or, si l’incorporation de leur pratique est très avantageuse pour les médecins sur le plan financier, elle est très coûteuse pour la société.

Depuis l’adoption du règlement en 2007, le nombre de médecins « incorporé·e·s » est en hausse continuelle et représente désormais 60 % des médecins. Notons que les médecins spécialistes sont plus nombreux et nombreuses (8 624) à s’adonner à cette pratique que les médecins de famille (6157), et que la proportion de spécialistes ayant choisi « d’incorporer » leur pratique (67 %) est plus élevée que pour les omnipraticien·ne·s (53 %). Toutefois, au cours des dernières années, la croissance du nombre de médecins de famille incorporé·e·s a été plus rapide que celle des spécialistes (croissance de 57 % pour les premiers contre 40 % pour les seconds depuis 2014).

Le développement de cette « médecine inc. » est très profitable pour les médecins sur le plan fiscal, mais il se fait au détriment du reste de la population. En effet, les revenus des médecins qui choisissent de profiter de ces privilèges fiscaux peuvent être imposés au taux prévu pour les entreprises, beaucoup plus faible que celui pour les individus à hauts revenus. De plus, ces revenus peuvent être fractionnés entre des membres de la famille désignés comme « actionnaires » symboliques de l’entreprise ou être imposés lors d’une année ultérieure (un peu à la manière d’un REER) s’ils font l’objet d’un « placement passif » au sein de l’entreprise ou d’une fiducie.

En raison de ces avantages importants, l’incorporation de leur pratique est chaudement recommandée aux médecins par le Fonds FMOQ (filiale de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec) ainsi que par les firmes comptables. Il faut toutefois rappeler que les économies d’impôt réalisées par les médecins sont autant de pertes pour le trésor public, qui se voit ainsi privé d’une partie des moyens nécessaires pour financer les services à la population, y compris les services de santé et les services sociaux.

Malgré des demandes d’accès à l’information déposées au cours des dernières années à ce sujet, le ministère des Finances du Québec refuse (ou est incapable) de quantifier les pertes en revenus fiscaux pour le gouvernement (et les bénéfices pour les médecins) générés par ce règlement. La seule estimation fournie par le ministère est une référence à un article de 2014, qui évaluait les économies d’impôt à 20 000$ par année en moyenne pour les médecins spécialistes incorporé·e·s et à 13 000 $ pour les omnipraticien·ne·s, pour un total de 150 millions de dollars en pertes de revenus fiscaux pour les gouvernements provincial et fédéral cette année-là.

Or, on a vu que le nombre de spécialistes et d’omnipraticien·ne·s engagé·e·s dans la voie de la médecine inc. est maintenant beaucoup plus élevé qu’en 2014. Si on applique ces estimations à la situation actuelle, on peut présumer que, pour les deux niveaux de gouvernement, les pertes fiscales provoquées par l’incorporation des médecins spécialistes s’élèvent à 172,5 millions de dollars, et celles causées par l’incorporation des médecins omnipraticien·ne·s sont de 80 millions de dollars, pour un total de 252,5 millions de dollars.

Il est possible que ce montant soit moins élevé en raison de modifications au régime fiscal apportées par le gouvernement fédéral en 2018, qui limitent les gains fiscaux liés aux placements passifs. Néanmoins, il est beaucoup plus probable que le coût financier et social de l’incorporation des médecins soit en fait largement sous-estimé par ces chiffres puisque, depuis l’évaluation faite en 2014, la rémunération médicale a connu des augmentations considérables susceptibles d’avoir gonflé substantiellement les pertes fiscales dues à ces pratiques.

L’IRIS a d’ailleurs montré dans une publication récente que la « sur-rémunération » médicale est équivalente à 60 % du manque à gagner budgétaire laissé par les années d’austérité dans le reste du réseau. Dans ce contexte, les pertes fiscales engendrées par le développement de la médecine inc. semblent difficilement justifiables.

Ce billet est d’abord paru sous forme de lettre ouverte dans l’édition du 26 mai 2022 du Devoir.

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