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Les arracheurs de dents

12 Décembre 2019

  • Anne Plourde

Dans son discours du trône de la semaine dernière, Justin Trudeau a ouvert la porte à l’instauration d’une assurance dentaire universelle, qualifiant cette mesure promue par le Nouveau parti démocratique de « bonne idée ». Sur la scène provinciale, l’élargissement de la couverture publique des soins dentaires a aussi fait l’objet de promesses lors des dernières élections. Une assurance dentaire universelle serait une avancée majeure et essentielle pour l’accès aux soins buccodentaires au Québec, où le pourcentage d’adultes de plus de 45 ans qui sont complètement édentés est deux fois plus élevé que dans le reste du Canada. Cependant, si les dentistes sont rémunérés à l’acte comme les médecins dans un éventuel régime public d’assurance dentaire, ils pourraient bien être tentés de continuer à jouer aux arracheurs de dents.

En 1974, dans la foulée de l’adoption de son régime public d’assurance maladie, le Québec s’est doté d’une couverture publique des soins dentaires. On prévoyait alors que cette couverture, qui était au départ limitée aux examens annuels et aux soins curatifs (plombages, etc.) des enfants de moins de 16 ans, serait par la suite progressivement étendue jusqu’à devenir universelle. L’histoire subséquente de l’accès aux soins dentaires est plutôt une histoire de reculs successifs : les enfants de plus de 13 ans seront désassurés en 1982 par le Parti québécois, suivis par les enfants de 10 ans et plus en 1992 par le Parti libéral.

Comme l’a montré mon collègue Philippe Hurteau dans une étude sur le coût des soins dentaires, le résultat de ce piètre accès aux soins est une bien piètre santé buccodentaire. Au Québec, c’est plus du quart de la population (27%) qui se prive des soins requis pour des raisons financières, et le bilan de santé dentaire de la province est l’un des pires au Canada, voire en Amérique du Nord. L’Ordre des dentistes du Québec, qui plaide pour un élargissement de l’accessibilité aux soins dentaires (sans toutefois se prononcer clairement en faveur d’une assurance dentaire publique universelle), va même jusqu’à affirmer que les Québécois « sont les édentés » et « les porteurs de dentiers » du pays : en effet, environ le quart des adultes de plus de 45 ans (et le quart des adultes de 35 à 44 ans gagnant moins de 15 000 $ par année) n’ont plus aucune dent naturelle dans la bouche.

Ainsi, dans de trop nombreux cas, l’absence d’accès aux soins dentaires condamne les dentistes à n’être que des arracheurs de dents. Cependant, la question de l’accès n’est pas le seul enjeu soulevé par le débat sur l’instauration d’une assurance dentaire universelle : se posent aussi évidemment la question du coût d’une telle mesure ainsi que celle de la qualité et de la pertinence des soins. Or, ces deux questions sont étroitement liées à un autre enjeu trop peu abordé lorsqu’il est question d’une éventuelle assurance dentaire publique : celle du mode de rémunération des dentistes dans un tel régime.

Un épisode récent de l’émission La Facture a très bien illustré les dérives auxquelles peut mener la rémunération à l’acte : une personne est allée consulter cinq dentistes pour un même problème. Résultat : elle s’est fait proposer cinq plans de traitement complètement différents, avec des tarifs variant de 541 $ à pas moins de 12 405 $! Le lien avec le mode de rémunération? La rémunération à l’acte est un mode de rémunération dans lequel on est rémunéré en fonction du nombre et du type d’actes posés, ce qui est évidemment le cas dans un système privé comme celui des soins dentaires. Or, il est très bien connu que ce mode de rémunération est étroitement associé aux problèmes du surdiagnostic et du surtraitement.

En effet, la rémunération à l’acte, qui est le mode de rémunération principal de la grande majorité des médecins au Québec, encourage les rencontres brèves qui laissent peu de temps pour poser un diagnostic et qui poussent à prescrire des tests ou des médicaments pour résoudre le problème plus rapidement. Pire encore, ce mode de rémunération incite financièrement les professionnels concernés à faire de la « facturation créative » et à privilégier des actes payants sans que ces actes soient nécessairement les mieux indiqués sur le plan médical, un peu comme le garagiste qui a intérêt à vous proposer des réparations inutiles lorsque vous lui confiez votre voiture pour un simple changement d’huile (sauf qu’ici, c’est votre corps que vous confiez au médecin ou au dentiste).

Selon l’Association médicale du Québec, le surdiagnostic et le surtraitement conduisent à un gaspillage d’environ 5 milliards de dollars par année au Québec en tests, prélèvements, examens et autres analyses inutiles, ce qui représentait en 2014 environ 15 % du budget du ministère de la Santé et des Services sociaux. Notons que Québec solidaire, qui s’est engagé à instaurer une assurance dentaire universelle lors de la dernière campagne électorale, évaluait sa proposition à 950 millions de dollars par année.

Les coûts du surdiagnostic et du surtraitement dans le domaine des soins dentaires n’ont pas fait l’objet d’une évaluation systématique, mais l’expérience menée par La Facture et les nombreuses études démontrant les effets pervers du paiement à l’acte suggèrent que le phénomène y est bien présent. Dans ce contexte, la réflexion sur l’instauration d’une assurance dentaire universelle ne pourra faire l’économie d’un débat sur le mode de rémunération des dentistes (ainsi que des médecins!). Il serait en effet dommage que l’amélioration de l’accès aux soins dentaires servent en bout de ligne à financer des dents arrachées inutilement.

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