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Oikía. Regards croisés sur l’écologie et l’économie | John H. Dales

8 décembre 2023

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14min


Oikía signifie « demeure » en grec. Ce mot est à l’origine du préfixe « éco » que l’on retrouve dans écologie et économie. Depuis l’apparition de ces termes, de nombreux intellectuel·le·s ont développé des idées permettant des échanges fructueux entre les deux domaines. Cette série de chroniques en exposera un certain nombre. Dans cette troisième chronique, nous nous intéressons à John H. Dales (1920-2007), économiste canadien à l’origine des marchés de droits à polluer.

[M]ais au moins notre définition tient : le déchet est quelque chose sans valeur que personne « ne paiera ni n’acceptera comme cadeau ».

La concentration des personnes et de la production est une caractéristique majeure de la vie moderne, et son accompagnement inévitable est une concentration de déchets nocifs. La pollution est un produit de notre mode de vie.

– John H. Dales, 1968 (traduction libre)

Concepteur dès les années 1960 d’un outil innovant de gestion de la pollution, son nom a été depuis largement oublié. Alors que les marchés de carbone ou « de droits à polluer » sont partout présentés comme une solution incontournable à la crise environnementale, l’économiste ayant développé leur mécanisme est de nos jours méconnu. Dans ce billet, nous nous penchons sur les intentions de John Harkness Dales et sur les nombreuses implications de sa proposition.

Hydroélectricité et « prix administrés »

Né à Toronto le 20 août 1920, John Harkness Dales suit ses études universitaires au Victoria College, rattaché à l’Université de Toronto. Entamant ses études en commerce et finance, il bifurque vers la science politique et l’économie. En 1942, au milieu de ses études et en pleine Deuxième Guerre mondiale, il suit un entraînement militaire avec l’armée canadienne au sein du contingent de l’Université de Toronto. Il ne sera libéré et transféré vers la réserve qu’au début de l’année 1945. Terminant ses études de premier cycle le 5 juin 1943, il se marie le 6 juin à sa camarade d’études, Elizabeth (Betty) Eleanor Agnes Bell, dont il soulignera l’apport à certains de ses travaux.

Obtenant sa maîtrise de l’Université de Toronto en 1946, il poursuit à l’aide d’une bourse son parcours à l’Université d’Harvard où il obtiendra en 1949 un doctorat en économie. De sa thèse est publié un ouvrage en 1957, Hydroelectricity and Industrial Development : Quebec, 1898-1940. Lorsque Dales débute son doctorat, Hydro-Québec vient tout juste d’être créée et il faudra attendre encore 20 ans avant la grande phase de nationalisation du début des années 1960. Comme l’indique le titre de l’ouvrage, Dales y propose une histoire de l’émergence de l’hydroélectricité au Québec tout en éclairant la relation qu’elle entretient avec le développement industriel sur le territoire.

Au cours des années 1920, d’éminents historiens de l’économie développent la théorie des principales ressources (« staples ») afin d’expliquer un développement du Canada largement dépendant des marchés extérieurs. Dales observe à cet égard que l’hydroélectricité au Québec est une ressource qui possède des particularités importantes. Bien que son développement dans la première moitié du 20e siècle soit dépendant de capitaux étrangers (principalement états-uniens) et que sa production soit largement destinée à l’industrie de la pâte à papier et celle des métaux destinés à l’exportation, il n’en demeure pas moins qu’une part non négligeable de l’hydroélectricité sert à soutenir le développement de l’industrie manufacturière locale.

Appuyé par des données récoltées dans des publications officielles ou recueillies auprès d’acteurs majeurs dans le domaine, Dales affirme qu’au cours de la première moitié du 20e siècle, le développement de l’hydroélectricité participa à la diversification du marché intérieur canadien, amoindrissant ainsi la dépendance historique du pays envers les exportations.

Une autre particularité concerne la structure de coûts de l’industrie hydroélectrique; les coûts fixes en représentent une importante proportion, notamment due à la construction des barrages. Cela conduit à la constitution de monopoles naturels avec un nombre restreint de compagnies privées d’hydroélectricité se partageant les différentes régions du Québec. Comme l’affirme Dales : « le monopole est le résultat inévitable. Un site de production est presque toujours exploité par une entreprise, et dans la plupart des cas, la règle est “une rivière, une entreprise” » (traduction libre).

Ainsi, on ne peut pas parler de « prix de l’électricité » – fruit d’une offre et d’une demande sur un marché concurrentiel –, mais plutôt de tarifs ou de « prix administrés » définis sur une base contractuelle. Dans ce contexte, pour l’auteur, ce ne sont plus les politiques entrepreneuriales qui dépendent du prix, mais inversement, ce sont les tarifs qui répondent aux politiques entrepreneuriales. Ces considérations demeurent pertinentes jusqu’à aujourd’hui, à l’heure où le Québec est à nouveau confronté à des défis quant à son approvisionnement en énergie propre et à un impératif de décarbonation de son économie.

Tout au long du livre, Dales demeurera très attentif aux interdépendances entre les caractéristiques physiques de la ressource et le cadre social et institutionnel qui préside à son exploitation. Une approche qu’il mobilisera de nouveau pour aborder le phénomène de la pollution. Après quelques années d’enseignement à l’Université McGill, il accepte un poste de professeur à l’Université de Toronto en 1954. Membre du département d’économie politique, il enseignera également à l’Institute for Environmental Studies et à l’Institute for Policy Analysis jusqu’à sa retraite en 1985. C’est à la fin des années 1960, au cours d’un congé sabbatique l’ayant libéré de ses charges d’enseignement à l’Université de Toronto, que J. H. Dales mènera une « étude sur l’économie de la pollution » qui définira grandement son héritage.

Économie et droits

En 1968, Dales publie un ouvrage intitulé Pollution, Property and Prices, qu’il décrit comme « un essai sur l’élaboration des politiques et l’économie ». Précurseur, c’est dans cet ouvrage qu’il propose la mise en place de « marchés de droits à polluer ». Pourtant, l’essai aborde de manière plus générale la question des politiques publiques destinées à gérer les problèmes engendrés par la pollution – plus spécifiquement ceux concernant la qualité de l’air et de l’eau. Pour l’auteur, il s’agit de problèmes sociaux, objets relativement nouveaux pour une discipline économique traditionnellement portée sur des enjeux relatifs à la prise de décision individuelle.

Pour Dales, les problèmes qu’engendre la pollution se trouvent non seulement à l’intersection des sciences sociales et naturelles, mais à l’interface des relations économiques et des considérations quant au cadre juridique définissant les droits de propriété. Cette approche économico-légale repose sur le postulat qu’on « ne possède pas des choses, mais seulement des droits sur l’utilisation des choses ».

Coase et l’importance du cadre institutionnel

Pollution, Property and Prices est publié la même année que The Tragedy of the Commons de Garrett Hardin. Le concept de « biens communs » est alors mobilisé par plusieurs penseurs souhaitant aborder l’enjeu de la gestion des ressources naturelles sous l’angle des droits de propriété (voir notre précédent texte consacré à Elinor Ostrom). Ces réflexions sont portées par une considération croissante pour les problèmes de pollution, notamment après la publication de Silent Spring de Rachel Carson en 1962.

Pourtant, ce sont des économistes comme Ronald Coase qui inspireront de manière déterminante l’approche adoptée par J. H. Dales. Économiste britannique ayant fait carrière aux États-Unis, les travaux de Coase s’intéressent aux arrangements institutionnels à la base de notre réalité économique – l’entreprise, la négociation des contrats, l’intervention publique, etc. Alors qu’avant lui, l’existence d’externalités était attribuée à des défaillances du marché auxquelles pouvait remédier l’État, Ronald Coase déplace l’attention en pointant la mauvaise définition des droits de propriété. Selon lui, une meilleure délimitation de ces derniers permettrait aux acteurs économiques de prendre des décisions plus éclairées en y intégrant des coûts (et bénéfices) qui étaient auparavant cachés.

Méfiant à l’égard de l’intervention gouvernementale, Ronald Coase critiquera également la mathématisation excessive de l’économie et son manque d’ouverture à l’égard des autres sciences sociales. À partir des années 1970, son approche est principalement mobilisée par deux courants en économie, soit la nouvelle économie institutionnelle et l’analyse économique du droit, en plus d’exercer une influence certaine en économie de l’environnement. En 1991, il obtient le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel.

* Voir notamment G. Dostaler, 2016. « Ronald Coase, pionnier de la nouvelle économie institutionnelle », dans Les Grands Auteurs de la pensée économique, Éditions Somme toute, pp. 447-452.

Dales part du principe que les procédés économiques sont des flux de matières. Les sociétés humaines tirent de la nature des ressources qu’elles transforment, consomment et dont les déchets sont rejetés dans l’environnement. Un problème de pollution existe lorsque les dommages produits par les déchets d’une activité économique en dépassent les bénéfices. Étant donné que les activités de chaque individu – incluant les loisirs – divergent au sein d’une société, la perception et la priorisation des problèmes de pollution divergeront également.

L’auteur affirme qu’il y a trois grandes manières de s’attaquer aux problèmes de pollution : la régulation, les subventions et les redevances sur la pollution. Alors que la régulation repose sur le renforcement de normes, les deux autres types de mesures consistent à introduire des incitatifs financiers (appuis aux mesures de dépollution ou frais sur la quantité de pollution engendrée) afin de modifier les comportements et procédés à l’origine de la détérioration de l’environnement. Le travail d’un économiste est alors d’évaluer et de comparer les bénéfices et coûts engendrés par les diverses politiques à notre disposition – que ces coûts soient administratifs ou issus de la charge fiscale supplémentaire imposée aux membres de la collectivité.

À l’aide d’un exemple générique et fictif, soit celui d’une Commission de contrôle de l’eau (« Water Control Board ») qui serait chargée de décider et de s’assurer de la qualité de l’ensemble des points d’eau en Ontario, Dales passe en revue les avantages et inconvénients de chacun des trois types de politiques face aux problèmes de pollution. Or, la proposition centrale de l’auteur dépasse ce cadre et se base sur la possibilité d’échanger des « droits à polluer ».

L’Autorité chargée d’assurer la qualité de l’eau convient de la quantité de polluants acceptée en fonction du niveau de qualité de l’eau préalablement défini. Par la suite, elle crée puis distribue (ou vend) un nombre de droits à polluer correspondant à cette quantité de polluants. Ces titres (droits) s’échangent alors au sein d’un marché selon un prix fluctuant en fonction de l’offre et de la demande des acteurs concernés. Ces derniers peuvent être des pollueurs (industriels, municipalités, etc.), mais aussi des groupes environnementaux désirant, à des fins de conservation, s’approprier des droits de polluer sans en faire usage. Dales voit également d’un bon œil la participation de « purs spéculateurs » cherchant à tirer un bénéfice de l’achat et de la revente de titres sur le marché. Pour lui, cela ajoute de la profondeur et de la stabilité au marché, minimisant ainsi les fluctuations de prix occasionnels. L’Autorité administrant le marché doit également être prête à jouer le rôle d’acheteur en dernier recours afin de garantir la liquidité et éviter un effondrement du marché.

Pourtant, Dales assure qu’il s’agit ici de l’exception plutôt que la norme, alors que la croissance démographique et économique à l’origine de la pollution exercera une pression à la hausse sur les prix. Plus le prix sera élevé et plus les pollueurs sur le marché verront un bénéfice à diminuer eux-mêmes leur niveau de pollution. De nouvelles mesures antipollution deviendront profitables et permettront de revendre des droits à polluer sur le marché, qui pourront alors être utilisés pour de nouvelles activités économiques engendrées par la croissance. Pour J. H. Dales, le marché des droits à polluer a le mérite de minimiser à la fois les coûts pour l’autorité publique – en diminuant notamment les charges administratives – et de laisser aux acteurs économiques le soin de décider des actions les moins coûteuses en vue de contrôler leur niveau de pollution en conformité avec les objectifs de qualité de l’eau.

Postérité et marchés administrés

Sachant qu’à partir des années 1960, la place de la formalisation et de l’abstraction sera de plus en plus hégémonique au sein de la discipline économique, il faut tout d’abord souligner l’importance donnée par J. H. Dales aux volets biophysique et institutionnel de l’activité économique. Très orientée vers les politiques publiques, sa proposition quant à la création de marchés de droits à polluer est aujourd’hui incontournable, que ce soit au sein des publications académiques ou encore dans les forums internationaux de négociation sur les questions environnementales. Au Québec, le Système d’échange et de plafonnement de droits d’émission (SPEDE) visant à limiter les émissions de GES est un exemple parfait de ce type de mécanisme.

Pourtant, lorsqu’ils visent à réguler la qualité de l’eau, on se rend compte après plusieurs années de pratique que les marchés de droits à polluer ont produit peu de résultats, et là où on note un certain succès, ils demeurent fortement dépendants du soutien actif des autorités publiques. On assiste alors à un phénomène d’hybridation, c’est-à-dire que des mécanismes d’échanges volontaires de droits à polluer côtoient d’importantes structures de régulation par le haut.

Dans les faits, ces « marchés » sont très administrés et représentent plutôt un nouveau cadre d’intervention permettant aux pouvoirs publics de conserver leur influence sur la façon dont se déroule la gestion des ressources en eau. L’État s’appuie sur ces structures hybrides pour notamment canaliser de nouvelles sources de financement et cibler un éventail plus large de parties prenantes.

Cela ne remet aucunement en question le diagnostic ou la pertinence du mécanisme proposé par J. H. Dales. Bien que la littérature académique semble redécouvrir tranquillement le caractère très perméable de la délimitation entre mécanismes de marché et réglementation publique, on ne peut reprocher à Dales d’avoir pêché par manque de clairvoyance. Ainsi, dès 1968, dans un article résumant ses propositions principales quant aux marchés de droits à polluer, il concluait en affirmant :

Les signaux de prix que le gouvernement reçoit du marché sont « faux », dans le sens où ils sont en grande partie des échos de sa propre décision arbitraire concernant l’offre de droits. Le marché proposé dans cet article n’est donc rien d’autre qu’un outil administratif. Mais les outils administratifs qui prétendent à première vue être efficaces ne devraient pas être ignorés dans une société de plus en plus administrée.

Partisan d’une histoire de l’économie nourrie de manière continue par les apports de la théorie économique, John Harkness Dales se sera intéressé tout au long de sa carrière au développement industriel, aux politiques tarifaires ou à l’influence des facteurs naturels et spatiaux sur la croissance, que ce soit au Canada ou ailleurs. Toutefois, ce qui devait représenter une modeste proposition à l’échelle de sa carrière académique est aujourd’hui en train de configurer de manière décisive les stratégies de lutte face à la crise climatique.

Dales en quelques dates

20 août 1920 : Naissance de John Harkness Dales à Toronto.

1939-1943 : Études au Victoria College (rattaché à l’Université de Toronto). Après deux années en commerce et finance, il décide de se tourner vers l’économie et la science politique.

1943 : Mariage avec sa camarade d’études, Elizabeth Eleanor Agnes Bell.

1944 : Nommé « pilot officer » au sein de l’Aviation royale du Canada. En 1945, il est libéré pour rejoindre la réserve.

1949 : Doctorat en économie à l’Université Harvard. Sa thèse mènera en 1957 à la publication de Hydroelectricity and Industrial Development, Quebec 1898-1940.

1949-1954 : Professeur à l’Université McGill (Montréal).

1954 : Professeur au Département d’économie politique de l’Université de Toronto. Il y restera jusqu’à sa retraite en 1985.

1968 : Publication de Pollution, Property and Prices : An Essay in Policy-making and Economics. Il y élabore les principes d’un marché de droits à polluer.

1974-1975 : Président de l’Association canadienne d’économique.

16 août 2007 : Meurt à Toronto à l’âge de 86 ans.

Pour poursuivre la réflexion

Dales, J. H. (1968). « Land, Water, and Ownership », The Canadian Journal of Economics / Revue canadienne d’économique, Vol. 1, No. 4, pp. 791-804

Dales, J. H. (1975). « Beyond the Marketplace », The Canadian Journal of Economics / Revue canadienne d’économique , Vol. 8, No. 4, pp. 483-503 (Discours présidentiel à l’assemblée annuelle de l’Association canadienne d’économie, juin 1975)

Fialka, J. (2016). « The epic journey of a modest proposal », Climatewire dans E&E News, article en ligne : https://www.eenews.net/articles/the-epic-journey-of-a-modest-proposal/

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3 comments

  1. Merci pour cet éclairage sur le mécanisme d’échange de droits de polluer. Bien que connaissant ce type de politiques, j’ignorais l’apport d’un économiste canadien.
    Surpris aussi de constater qu’une thèse de doctorat à Harvard ait porté sur le développement hydroélectrique du Québec.

  2. Bonjour,
    Il y a des erreurs dans ce texte.
    – 2e paragraphe : « Débutant ses études en commerce et finance, il bifurque vers… » Débuter est un verbe intransitif, ce qui veut dire qu’il ne peut pas avoir de complément, au contraire du verbe commencer (qui est un verbe transitif.). https://vitrinelinguistique.oqlf.gouv.qc.ca/22312/le-vocabulaire/nuances-semantiques/difference-entre-commencer-et-debuter
    3e paragraphe : « … d’où il graduera en 1949 avec un doctorat en économie.» En français, on ne peut pas employer le verge graduer dans ce sens.
    https://vitrinelinguistique.oqlf.gouv.qc.ca/22068/les-emprunts-a-langlais/emprunts-semantiques/emploi-deconseille-des-emprunts-graduation-et-graduer

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