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PL106 – Les vraies solutions aux vrais problèmes derrière le manque d’accès aux médecins de famille : l’exemple de la Suède

30 juin 2025

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11min

  • Anne Plourde

Dans une série d’articles en réaction au PL106, nous avons montré au cours des dernières semaines que les vrais problèmes derrière le manque d’accès aux médecins de famille ne sont ni qu’il manque de médecins ni qu’ils et elles ne travaillent pas assez. Les vrais problèmes, auxquels le PL106 ne permet d’ailleurs pas de répondre, concernent plutôt le financement et l’organisation des services de première ligne, qui souffrent de l’hospitalo-centrisme et du médico-centrisme du réseau, ainsi que de la privatisation des services. Dans ce dernier article de la série, nous nous penchons maintenant sur les vraies solutions, en nous inspirant de l’exemple de la Suède.

Le paradoxe suédois

Contrairement au Québec, la Suède souffre d’une vraie pénurie de médecins de famille. Que l’on utilise les données de l’OCDE ou celles de l’OMS, elle se situe en queue de peloton des pays de l’OCDE pour le nombre de médecins de famille par habitant·e (voir le graphique 3 de cet article). Selon l’Observatoire européen des systèmes et des politiques de santé, le taux de postes vacants en médecine de famille atteignait 21 % en première ligne en 2018. La Suède se démarque également comme un des pays où le nombre moyen de consultations médicales par personne (graphique 1) et par médecin (graphique 2) sont les plus bas, loin derrière le Canada, qui est lui-même sous la moyenne des pays de l’OCDE.

Or, malgré cette situation en apparence peu enviable, la Suède fait partie des pays de l’OCDE où les besoins de santé non satisfaits sont parmi les plus faibles : en 2021, le taux d’insatisfaction déclarée y était de 1,2 %, contre une moyenne de l’OCDE presque deux fois plus élevée, à 2,3 % (les données pour le Canada ne sont pas disponibles). De manière générale, le système de santé suédois obtient de meilleurs résultats que le Canada pour la plupart des indicateurs de santé, d’accès aux soins et de qualité des services, y compris en ce qui concerne plus spécifiquement la sécurité et l’efficacité des services de première ligne.

Comment comprendre cet apparent paradoxe? Autrement dit, comment la Suède parvient-elle à faire plus (ou mieux) avec moins? Répondre à ces questions peut nous permettre d’identifier les solutions à mettre en œuvre pour résoudre les problèmes d’accès aux services de première ligne au Québec. Nous verrons d’ailleurs que ces solutions ont déjà fait l’objet de propositions concrètes dans des publications précédentes de l’IRIS.

Solution 1 : un système de santé centré sur les services de proximité plutôt que sur les hôpitaux

Tout d’abord, le système de santé suédois n’est pas plombé par l’hospitalo-centrisme qui nuit à l’efficacité du système de santé québécois. Ainsi, la Suède arrive au 4e rang des pays de l’OCDE qui consacrent la plus petite part de leurs dépenses de santé au financement des hôpitaux (22%, contre une moyenne de 28% pour l’ensemble des pays de l’OCDE – les données pour le Canada ne sont pas disponibles). Elle est aussi au 5e rang des pays qui ont le plus faible nombre de lits d’hôpitaux par 1000 habitant·e·s (2 contre une moyenne de 4,5 pour l’OCDE), et au 6e rang des pays ayant le plus faible nombre de visites à l’urgence par 100 habitant·e·s (17 contre une moyenne de 27 pour l’OCDE).

Le Canada est aussi sous la moyenne de l’OCDE pour le nombre de lits d’hôpitaux (2,6 par 1000 habitant·e·s), mais il est largement au-dessus de cette moyenne pour le nombre de visites à l’urgence (37 par 100 habitant·e·s). Ceci s’explique par le fait qu’en Suède, contrairement au Canada, les services moindres dans le secteur hospitalier sont compensés au moins en partie par un financement nettement plus généreux des services ambulatoires et des soins de longue durée (qui incluent les services de première ligne ainsi que les services de soutien à domicile qui, dans ce dernier cas, sont en Suède parmi les plus généreux au monde).

Ainsi, 59% des dépenses de santé en Suède sont consacrées à ces secteurs, ce qui la place au premier rang des pays de l’OCDE sur ce plan, à égalité avec la Finlande. Autrement dit, en Suède, une part beaucoup plus grande des besoins est pris en charge par des services de proximité mieux financés, ce qui réduit la demande de services et les besoins en investissements dans les hôpitaux, alors que c’est l’inverse qui se produit au Canada. L’importance accordée aux services de proximité est aussi illustrée par le fait que la Suède est un des rares pays où les médecins de famille sont mieux rémunéré·e·s que les médecins spécialistes.

Pour résoudre ses problèmes d’accès aux médecins de famille et aux services de santé en général, le Québec doit suivre l’exemple de la Suède et réinvestir massivement en première ligne, dont le sous-financement historique au profit des hôpitaux a contribué aux dysfonctionnements actuels. Dans une publication présentant Six remèdes pour révolutionner le système de santé au Québec, l’IRIS proposait de renverser la tendance à l’hospitalo-centrisme du réseau québécois en visant une répartition 50/50 des dépenses de santé entre, d’une part, les services préventifs et de première ligne et, d’autre part, les soins curatifs spécialisés de deuxième et troisième ligne. Plus récemment, l’IRIS a également proposé un modèle ainsi que des sources de financement qui permettraient de réussir le virage vers le soutien à domicile au Québec, et nos recherches ont aussi permis d’identifier de nouvelles pistes pour le refinancement des services de santé par les entreprises.

Solution 2 : des services de première ligne centrés sur l’équipe multidisciplinaire plutôt que sur les médecins

En Suède, l’unité de base des services de première ligne n’est pas le ou la médecin de famille, mais le « centre de soins primaires » (CSP), un modèle original d’organisation de la première ligne qui distingue le système de santé suédois. C’est auprès de ces centres, et non auprès des médecins de famille, que les patient·e·s sont inscrit·e·s. Ainsi, malgré la pénurie de médecins et le faible nombre de consultations qu’ils et elles offrent, 91 % de la population est affiliée à un CSP.

De plus, les médecins n’ont pas de statut particulier au sein des CSP. Ils et elles sont des employé·e·s salarié·e·s de ces centres au même titre que les autres catégories professionnelles, et les CSP sont composés d’équipes multidisciplinaires incluant des infirmières, des physiothérapeutes et des psychologues. C’est autour de ces équipes, et non autour des médecins, que sont organisés les services. Ainsi, à peine 30 % des visites de patient·e·s dans ces centres sont faites auprès des médecins. Les infirmières prennent en charge 30 % des visites, les physiothérapeutes 18 % et le dernier 22 % est partagé entre les psychologues et les infirmières auxiliaires.

Ce « décentrement » des services de première ligne par rapport aux médecins se traduit également sur le plan financier. Nous avons mentionné que les médecins de famille suédois·es sont mieux rémunéré·e·s que les médecins spécialistes, mais il est intéressant de préciser que leur niveau de rémunération est tout de même beaucoup moins élevé que celui des médecins de famille québécois·es. Alors qu’en Suède ils et elles ont empoché en moyenne une rémunération 2,1 fois supérieure au salaire moyen des employé·e·s à temps plein du pays en 2021 (tous secteurs économiques confondus), nous calculons en nous basant sur les données de Statistique Canada et de la Régie de l’assurance maladie du Québec que ce ratio a plutôt été de 3,1 au Québec la même année (lorsqu’on réduit la rémunération des médecins de 30 % pour tenir compte de leurs frais de cabinet).

Avec un nombre de médecins de famille beaucoup plus élevé qu’en Suède, il est clair que le Québec a la capacité d’améliorer l’accès aux services, surtout s’il s’inspire de ce pays pour dépasser le médico-centrisme et réorganiser les services de première ligne autour d’équipes multidisciplinaires plutôt qu’autour des médecins, comme c’est le cas actuellement. La bonne nouvelle est que le Québec ne partirait pas de rien s’il souhaitait s’engager dans cette voie parce qu’il a lui aussi développé un modèle d’établissement de première ligne très semblable à celui des CSP : les centres locaux de services communautaires (CLSC). Malheureusement, les médecins québécois ont historiquement refusé d’adhérer à ce modèle, qui n’a jamais reçu le soutien nécessaire pour déployer son plein potentiel. Depuis le début des années 2000, il a été abandonné au profit des groupes de médecine de famille (GMF), un modèle fortement centré sur les médecins qui a lamentablement échoué à améliorer l’accès aux services.

Dans ses Six remèdes, l’IRIS propose différentes solutions pour cheminer de nouveau vers un modèle de première ligne centré sur des équipes multidisciplinaires plutôt que sur les médecins, dont les suivantes : 1) intégrer pleinement les médecins de famille aux équipes multidisciplinaires en abolissant leur statut d’entrepreneurs privés et en les embauchant dans le réseau public comme employé·e·s salarié·e·s; 2) réduire la rémunération médicale afin de mieux financer les services offerts par les autres catégories professionnelles; 3) revoir radicalement le modèle des GMF pour le rapprocher de celui des CLSC. 

Solution 3 : réduire la place du secteur privé

Dans la majorité des pays de l’OCDE, la première ligne est laissée en bonne partie entre les mains du secteur privé puisque, comme au Canada et au Québec, les médecins de famille sont des travailleuses autonomes ou des entrepreneurs privés qui vendent leurs services à des régimes d’assurance publics, privés ou mixtes. La Suède se distingue par le fait que, historiquement, le secteur privé était très peu présent dans la prestation des services de première ligne. Encore aujourd’hui, les médecins de famille sont pour la plupart employé·e·s par des centres de soins primaires qui, jusqu’à récemment, étaient des établissements publics.

Or, comme le Québec, la Suède a subi au cours des dernières décennies des pressions importantes sur les plans politique, économique et idéologique pour s’engager dans une privatisation de ses services de santé (et de ses services publics en général). C’est ainsi que, suite à des réformes menées au début des années 2010, des CSP privés à but lucratif (mais entièrement financés par des fonds publics) se sont rapidement développés, sans toutefois remplir leurs promesses d’amélioration de l’accès et de la qualité des services.

Malgré ce processus de privatisation des CSP, la place du secteur privé au sein de la première ligne suédoise reste beaucoup moins importante qu’au Québec. Alors que 44 % des CSP sont désormais privés, c’est le cas de 74% des GMF (89% si on inclut les GMF « mixtes » publics-privés). En outre, les médecins de famille qui pratiquent à l’extérieur des GMF le font presque tous dans des cliniques privées.

De plus, au Québec, une part importante des professionnel·le·s non-médecins pratiquent également dans des cliniques privées où, contrairement aux médecins, leurs services ne sont pas couverts par le régime public, ce qui réduit grandement l’accès à ces services pour une part importante de la population. C’est le cas notamment des physiothérapeutes et des psychologues, dont plus de 50% sont en pratique privée ou mixte (publique-privée).

En Suède, la grande majorité des physiothérapeutes et des psychologues exerçant en première ligne sont embauché·e·s par les CSP, où leurs services sont couverts par le régime public, et les services offerts à l’extérieur de ces centres sont également couverts. En effet, la Suède est un des pays de l’OCDE où le régime public d’assurance maladie est le plus généreux, avec seulement 14 % des dépenses totales de santé qui étaient des dépenses privées en 2021, contre le double au Canada (28 %). Au Québec, ce pourcentage était de 24 % la même année, mais il a augmenté à 27% en 2024.

Un des Six remèdes proposé par l’IRIS est de déprivatiser complètement le système de santé québécois, et notamment la première ligne. Outre l’intégration des médecins et des GMF au réseau public, nous proposons également d’utiliser les nouveaux fonds qu’il faudrait investir en première ligne pour procéder à des embauches massives qui permettraient de rapatrier dans le système public le personnel de la santé et des services sociaux qui pratique actuellement dans le secteur privé.

L’exemple de la Suède montre que de vraies solutions existent pour améliorer l’accès de la population aux services de santé, notamment en première ligne. Le gouvernement du Québec devrait s’en inspirer, plutôt que de proposer des réformes inspirées de la nouvelle gestion publique comme il le fait avec le PL106.

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