Les opioïdes responsables d’une crise de santé publique ?
16 juillet 2012
Le mélange alcool et oxycodone (un antidouleur délivré sur ordonnance), qui s’est révélé mortel pour Derek Boogaard, un hockeyeur de la LNH âgé de 28 ans, est une cause de décès de plus en plus courante au Canada et aux États-Unis.
La mort du joueur des Rangers de New York, jugée accidentelle par un médecin légiste du Minnesota, s’ajoute à une série de décès de personnalités associés aux antidouleurs d’ordonnance. Celui de l’acteur australien Heath Ledger vient à l’esprit bien entendu.
En 2010, aux États-Unis, les morts d’origine médicamenteuse figurent au deuxième rang des causes de décès après les accidents de voiture. Les antidouleurs délivrés sur ordonnance sont les grands responsables de cette situation. D’après le Centre for Disease Control, leur mauvaise utilisation serait la principale cause de mortalité dans 17 États de ce pays.
Le Canada connaît lui aussi une augmentation inquiétante des décès involontaires du même genre. En Ontario, de 1991 à 2006, les décès associés à l’oxycodone se sont multipliés par neuf. D’après les recherches sur le sujet, les victimes avaient également pris, dans la plupart des cas, un neurodépresseur non opioïde (alcool, benzodiazépine ou antidépresseur).
Que font les autorités face à une telle situation? Ils auraient avantage à suivre l’exemple de l’Australie.
Selon les chiffres publiés en 2008 par l’Organe international de contrôle des stupéfiants, le Canada et les États-Unis détiennent de loin le record de la plus grande consommation d’oxycodone par habitant au monde : plus du double par rapport à l’Australie, qui vient au troisième rang.
Or, l’Australie a décidé d’agir. En effet, ce pays a lancé en 2010 une stratégie nationale sur le mauvais usage des médicaments [National Pharmaceutical Drug Misuse Strategy] qui cible les opioïdes, les benzodiazépines, ainsi que les médicaments en vente libre renfermant de la codéine. La documentation à ce sujet confirme que ces médicaments « causent les plus grands méfaits ». Les opioïdes incluent des drogues comme la codéine, la morphine, l’hydromorphone et l’oxycodone. Depuis 15 ans, la prescription de médicaments contenant cette dernière substance, qui est de 50 à 100 % plus puissante que la morphine, a augmenté sensiblement au Canada et ailleurs dans le monde.
La stratégie australienne est appuyée par tous les États et les territoires du Commonwealth; les résultats devraient être publiés plus tard cette année.
Ce n’est pas la mort de Ledger en 2008 qui a incité les autorités à agir. En effet, il y a longtemps que l’Australie reconnaît que les médicaments d’ordonnance comportent des risques; sa stratégie nationale sur les médicaments en tient compte depuis 1985.
Contrairement au programme australien, la Stratégie nationale antidrogue du Canada ne concerne que les drogues illicites. Lancée en octobre 2007 par le gouvernement conservateur, cette initiative de cinq ans est pilotée par Justice Canada; elle consacre d’ailleurs la plus grande partie de son financement à l’application des lois.
Même si le renouvellement de ce programme est prévu au courant de l’année, on ne s’attend pas à ce qu’il s’attaque aux problèmes associés au mauvais usage des antidouleurs d’ordonnance. On apprenait en juin 2012 que ce serait plutôt le Centre canadien de lutte contre l’alcoolisme et les toxicomanies, un organisme de bienfaisance financé par Santé Canada, qui mettra sur pied un groupe d’experts pour se pencher sur le problème.
Les antidouleurs délivrés sous ordonnance ont certainement des usages légitimes, notamment pour les personnes souffrant de douleurs aiguës et de cancer. Mais depuis 10 ou 15 ans, on assiste à une augmentation énorme des prescriptions d’opioïdes pour des douleurs chroniques non associées au cancer. Pourtant, les données concernant l’efficacité à long terme des opioïdes contre les douleurs chroniques ne sont pas solides et le rapport avantages/risques reste incertain.
Comme l’indique un document d’information publié par la National Pharmaceutical Drug Misuse Strategy en Australie, de nombreux Australiens « entretiennent peut-être des attentes irréalistes à l’égard du pouvoir des médicaments de soulager la douleur, l’inconfort et la dysphorie. La confiance excessive envers les médicaments pourrait avoir conduit à leur usage comme traitement de première ligne dans des cas où une intervention non pharmacologique serait plus indiquée. »
On peut en dire autant du Canada, sans aucun doute.
Les méfaits causés par les antidouleurs d’ordonnance ne constituent pas un nouveau phénomène au Canada. Préoccupée par l’augmentation des décès sur son territoire, la ville de Sudbury a constitué en 2004 un groupe de travail sur l’abus des narcotiques. La même année, Terre-Neuve-et-Labrador lançait son propre comité chargé d’étudier l’OxyContin (une forme à libération prolongée de l’oxycodone).
En 2004-2005, Santé Canada a piloté des consultations publiques qui ont mené à la création du Cadre national d’action pour réduire les méfaits liés à l’alcool et aux autres drogues et substances. Préconisant une approche élargie en matière de consommation abusive de drogues (y compris des produits pharmaceutiques) et d’alcool, le programme a été reconduit en 2008 par ses signataires principaux.
Les participants aux consultations ont défini comme grande priorité la nécessité d’effectuer « un important changement de paradigme […] afin que la consommation abusive d’alcool ou de drogues soit d’abord et avant tout considérée comme un problème de santé et un problème social [ce sont les auteurs qui soulignent], plutôt qu’un problème de nature criminelle, et que des fonds soient attribués en conséquence ».
Si notre volonté est d’empêcher que d’autres morts accidentelles comme celle de Derek Boogaard se produisent au Canada, nous aurions avantage à suivre l’exemple de l’Australie et à établir un programme de haut niveau afin de trouver des solutions à une situation que l’Ordre des médecins et des chirurgiens de l’Ontario, dont on connaît la réserve habituelle, a qualifié de « crise de santé publique ».
Ce billet est le fruit d’une collaboration avec EvidenceNetwork.ca, une source d’information non partisane sur les enjeux de la santé au Canada.