La stagnation permanente : Krugman contre Gordon
22 septembre 2014
On s’inquiète de plus en plus de la forte baisse de la croissance économique des dernières années. Par exemple, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) soulignait récemment les conséquences tragiques de cette absence de croissance notamment sur l’augmentation du chômage de longue durée. En plus, on commence à se demander si cette situation ne perdurera pas.
Le Centre for Economic Policy Research (CEPR), centre londonien de recherche en politique économique, a justement diffusé récemment un livre gratuit sur Internet portant sur ce sujet, livre intitulé Secular Stagnation: Facts, Causes and Cures (La stagnation permanente, les faits, les causes et les solutions). Ce livre regroupe 14 textes écrits par des économistes de renom. J’ai lu environ la moitié de ces textes (malgré des différences de points de vue, cela devient répétitif…) et en présenterai deux dans ce billet, car ce sont ceux qui représentent, selon moi, le mieux les divergences de points de vue.
L’expression «secular stagnation», qui signifie mot à mot «stagnation séculaire» c’est-à-dire une stagnation qui durerait cent ans, a été la première fois utilisée par Alvin Hansen, vers la fin des années 1930, à peine quelques années avant la reprise spectaculaire qu’on allait baptiser les Trente glorieuses. Il y a donc une certaine ironie derrière l’utilisation de cette expression de nos jours. C’est pour éviter cette confusion que je préfère parler de stagnation permanente.
Paul Krugman
Le texte de Paul Krugman (aux pages numérotées 61 à 68), Four observations on secular stagnation (Quatre observations sur la stagnation permanente) présente, on le devinera, quatre observations sur le sujet :
– les effets de la borne du zéro («zero lower bound») sont plus importants que prévus (et durent plus longtemps) : quand il faudrait diminuer les taux d’intérêt à un niveau inférieur à zéro pour assurer une relance, la politique monétaire perd de son impact (car il est justement impossible de fixer les taux d’intérêt à un taux inférieur à zéro). Cela entraîne le prolongement des périodes de trappe à liquidité, périodes au cours desquelles les agents économiques (consommateurs et entreprises) préfèrent conserver plus de liquidité et dépensent et investissent moins.
Cet argument peut expliquer une période prolongée de stagnation (comme au Japon depuis le début des années 1990), mais a peu d’impact à long terme, sinon de dire, comme Krugman, que ces périodes risquent de devenir plus fréquentes et plus longues.
– les taux d’intérêt tendent à diminuer : comme on peut le voir dans le graphique «Figure 1», les taux d’intérêt réels (en tenant compte de l’inflation) de la Banque fédérale des États-Unis ont eu tendance à diminuer au cours des derniers cycles économiques; ils sont même négatifs depuis le début de la crise, car presque à zéro en termes nominatifs (sans tenir compte de l’inflation). Cela accentue la difficulté à sortir de la trappe à liquidité.
Cette observation ne vient en fait qu’appuyer la précédente.
– le contexte a changé de façon importante depuis le cycle de 2000 à 2007 : ce cycle a en effet été marqué par la forte hausse de l’endettement des ménages, hausse qui a permis une croissance substantielle des dépenses de consommation qui ont à leur tour entraîné un bon taux de croissance du PIB. Même si la tendance récente à la baisse de cet endettement aux États-Unis cessait, les dépenses de consommation ne pourraient pas reprendre leur rythme d’augmentation du cycle précédent, à moins que les ménages ne s’endettent davantage qu’ils ne le sont déjà! Le ralentissement de la croissance des dépenses de consommation favorise en plus lui aussi la baisse des taux d’intérêt. Autre facteur contribuant à une faible croissance du PIB, la population de tous les pays industrialisés augmente beaucoup moins qu’auparavant, surtout en Europe, où la population en âge de travailler (population âgée de 20 à 65 ans) a même commencé à diminuer depuis 2012.
En fait, il y a ici deux observations. La première, l’arrêt de la hausse de l’endettement des ménages, ne vaut surtout que dans les comparaisons avec la période de 2000 à 2007, mais est une tendance «normale» à long terme. Elle explique donc bien la faible croissance actuelle, mais pas nécessairement une stagnation permanente. La deuxième observation, elle, semble davantage contribuer à l’hypothèse de la stagnation permanente, ou, en tout cas, très prolongée.
– Même les politiques non conventionnelles ont des problèmes à combattre la stagnation séculaire : cette observation est encore plus technique que les précédentes. Krugman y avance que, sans une hausse marquée de la cible de l’inflation, disons de 2 %, ce que visent presque toutes les banques centrales, à 4 %, le problème de la «borne du zéro» risque de neutraliser la plupart des mesures monétaires. Ensuite, la politique fiscale (notamment une hausse des dépenses publiques) pourrait prendre le relais de la baisse de la croissance des dépenses des ménages et des investissements, mais, encore là, il est loin d’être certain que cette élan permettrait de sortir de la stagnation permanente, car, advenant que les taux d’intérêt réels demeurent négatifs, il faudrait encore une fois utiliser la politique fiscale, ce qui ne peut être fait à long terme.
En fait, cette observation ne vient que renforcer les trois observations précédentes.
Robert J. Gordon
Robert J. Gordon est moins connu que Paul Krugman, mais fut probablement en septembre 2012 le premier à aborder sérieusement la question de la stagnation à long terme avec une étude qui n’est plus offerte gratuitement sur Internet, mais dont on peut trouver un résumé de 12 pages. Cette étude a d’ailleurs connu un certain succès à l’époque (couverte notamment par Éric Desrosiers du Devoir).
Son texte (aux pages numérotées 47 à 59), The turtle’s progress: Secular stagnation meets the headwinds (La croissance à pas de tortue: quand la stagnation permanente fait face à des vents contraires, un clin d’œil à la couverture de la revue The Economist du 19 juillet 2014) présente les principales observations de son étude de 2012 et répond aux principales critiques de cette étude, dont celles de Krugman.
– l’introduction : Gordon explique d’entrée de jeu que Larry Summers, qui est celui qui a repris l’expression «secular stagnation» de Hansen lors d’un discours devant le Fonds monétaire international en novembre 2013, et Paul Krugman ne parlent pas du même phénomène que lui lorsqu’ils abordent la question de la stagnation. Eux associent la stagnation au retard de la production réelle aux États-Unis par rapport à sa production potentielle, soit le niveau de production qui serait atteint si le pays utilisait à plein ses ressources. Ils parlent donc d’un problème de demande insuffisante et y associent leurs observations (bas taux d’intérêt, trappe à liquidité, etc.), tandis que Gordon avance, lui, que c’est justement la croissance de la production potentielle qui stagnera à l’avenir. On ne s’étonnera pas, alors, que les facteurs qu’il présente soient presque tous différents de ceux du texte de Krugman.
– les vents contraires : Gordon présente dans ce texte quatre phénomènes qui, selon lui, hypothéqueront grandement les possibilités de croissance aux États-Unis (et ailleurs) à l’avenir. Le premier de ces vents, la démographie, a aussi été mentionné par Krugman, mais de façon moins complète. Gordon observe en effet en premier lieu qu’une forte partie de la croissance des États-Unis au cours des 40 dernières années (même si cette croissance a été moins élevée que lors des 30 années précédentes) fut la conséquence de la hausse du taux d’activité des femmes. Comme ce taux a atteint un plateau, il ne pourra plus contribuer à la croissance à l’avenir. Notons que ce vent frappera aussi le Canada et le Québec. En plus, le vieillissement de la population a déjà commencé à faire sentir ses effets, environ la moitié de la baisse du taux d’activité aux États-Unis entre 2007 et 2014 en étant une conséquence. Ce facteur touchera encore plus fortement le Canada, et encore plus le Québec et encore davantage l’Europe au cours des prochaines années.
Le plafonnement du niveau de scolarisation est le deuxième vent contraire mentionné par Gordon. Il observe que ce niveau a commencé à plafonner dans les années 1970. Pire, il a même reculé depuis ces années par rapport aux autres pays industrialisés. En plus, le haut niveau d’endettement des étudiants et la baisse de leur taux de placement dans des emplois qui exigent un niveau de compétence lié à leurs études laissent planer un nouveau recul à cet égard. Or, une population plus scolarisée a non seulement un taux d’activité plus élevé, mais aussi des salaires plus élevés et entraîne aussi une meilleure productivité. Notons que la hausse de la scolarisation fut plus tardive au Québec, mais que le taux de fréquentation scolaire des jeunes semble avoir atteint un plateau depuis près de 20 ans. En conséquence, ces jeunes permettront certains gains de ce côté en vieillissant, remplaçant des personnes moins scolarisées, mais cet avantage diminuera graduellement pour s’effacer complètement d’ici 15 ou 20 ans.
L’augmentation des inégalités représente aussi une bourrasque très forte contre la croissance. Pendant que les revenus des PDG, des professionnels du secteur financier et des célébrités atteignent des sommets dépassés à chaque année, les 90 % les plus pauvres subissent des attaques pour réduire leurs salaires et leurs avantages sociaux, notamment du côté de leurs régimes de pensions. Même quand ils en offrent encore, les employeurs tentent de plus en plus de remplacer les régimes à prestations déterminés par des régimes à cotisations déterminés dont tout le risque est assumé par les travailleurs (dans un contexte où les taux d’intérêt réels sont en baisse, je le rappelle). Même si la hausse des inégalités a une ampleur moindre au Canada et encore moins au Québec, on subit aussi cette tendance dans nos terres. Quant au transfert du mode de régimes de retraite, l’actualité récente nous montre clairement qu’on le vit aussi par chez nous.
Le quatrième et dernier vent contraire présenté dans ce texte est la hausse du ratio de la dette sur le PIB. Pour combattre le marasme actuel, il est tentant d’augmenter les dépenses gouvernementales. Normalement la croissance du PIB générée par la suite permettrait de contrebalancer sans problème ces hausses. Par contre, si on tient compte des trois vents précédents, il est clair pour Gordon que le niveau de croissance risque d’être insuffisant pour ce faire. La situation est bien sûr moins grave au Canada et au Québec, mais il demeure qu’avec les bas taux de croissance à venir, la question mérite notre attention. Plus personne, à gauche comme à droite, ne nie l’importance d’y faire face, seuls les moyens pour le faire suscitent des débats. De gros débats!
Notons que dans son texte de 2012, Gordon citait d’autres vents contraire : l’endettement des ménages (qui, même si son importance relative a diminué aux États-Unis depuis 2012, ne pourra plus, comme le disait Krugman, contribuer à la croissance), la délocalisation due à la mondialisation (phénomène qui semble ralentir, certaines entreprises délocalisées revenant même aux États-Unis, quoique le bilan futur demeure incertain), l’énergie (problème moins vif aux États-Unis en raison de l’exploitation du gaz et du pétrole de schiste) et l’environnement (dont les dépenses représentent aussi des investissements comptabilisés dans le PIB).
– les changements technologiques : Gordon déplore que la grande majorité des critiques qu’il a reçues de son étude de 2012 touchait ses prévisions sur la baisse de l’impact des changements technologiques sur la productivité (dont celle-ci de Krugman, en version française) et non sur le fond de son analyse, soit l’effet des vents contraires. Il montre alors clairement qu’il n’a jamais prévu une baisse de la productivité résultant de l’innovation, mais en fait son maintien au niveau des 40 dernières années, niveau bien plus bas qu’auparavant, comme le montre son graphique (une autre Figure 1; TFP = Total Factor Productivity, productivité totale des facteurs, les valeurs indiquées étant la moyenne des dix années précédentes; par exemple, le niveau indiqué en 1980 est la moyenne de la productivité totale des facteurs de 1971 à 1980). Bref, il ne prévoit pas une baisse de la productivité, mais simplement son maintien au niveau observé en moyenne depuis 40 ans, même s’il pense que la probabilité qu’il baisse à l’avenir est plus forte que celle qu’il augmente (je dois malheureusement sauter ses explications, que je trouve personnellement convaincantes et passionnantes, montrant notamment que les innovations récentes, comme les ventes par Internet, ne font finalement que déplacer les dépenses antérieures, ce qui se manifeste par exemple par une baisse des dépenses publicitaires dans les journaux et une hausse équivalente dans Internet).
Il termine son texte par quelques recommandations, dont l’augmentation de l’immigration, la légalisation des drogues, la sortie de prisons des contrevenants non-violents et l’imitation des programmes sociaux canadiens, notamment en instaurant un système de santé public comme au Canada (vlan pour les promoteurs de la privatisation de notre système!) et en abaissant les droits de scolarité. Et, s’ils étaient encore plus faibles, voire nuls, ne serait-ce pas encore mieux?
Conclusion
Je dois avouer ici que le texte de Krugman m’a profondément déçu. Lui, que je respecte pour sa capacité d’analyse, semble limiter le débat à des considérations techniques, pertinentes à court ou moyen termes, mais reste bien loin des facteurs fondamentaux analysés par Gordon. Ce sont pourtant eux qui seront déterminants au cours des prochaines années…