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Il faut rompre avec Tina

8 février 2016

  • Jennie-Laure Sully

Contrairement à l’habitude, les questions de santé mentale ont été très médiatisées ces derniers jours. Ceci surtout en raison de grandes entreprises comme Bell et Morneau Shepell qui ont respectivement lancé des campagnes et projets de recherche leur permettant de se positionner comme des acteurs importants dans le domaine. Cette tendance à la corporatisation de la santé mentale s’inscrit dans une vision néolibérale qui nie l’existence d’alternatives aptes à solutionner les problèmes humains en dehors de la logique de marché.

Le quart de la population canadienne étant aux prises avec des problèmes de santé mentale au travail[1], il n’est pas étonnant que des grandes entreprises tentent de réagir face à un tel enjeu.  Ce qui surprend et mérite réflexion, c’est la persistance de la volonté de résoudre le problème avec les mêmes modes de pensées qui l’ont créé. Dans un avis publié en 2012, le Regroupement des ressources alternatives en santé mentale du Québec (RRASMQ) déplorait le fait que : « le contexte social et culturel néolibéral qui valorise la réussite et l’enrichissement individuels, la concurrence et l’efficacité, le conformisme idéologique… jouent un rôle central dans le traitement de la symptomatologie des troubles mentaux »[2].

Or, c’est précisément ce même contexte priorisant une productivité croissante et une gouvernance entrepreneuriale applicable à toutes les sphères de la vie en société qui est mis en cause dans les cas de détresse psychologique au travail[3]. Mettant l’accent sur une inaptitude individuelle qui serait purement médicale, la corporatisation de la santé mentale occulte la question des conditions de travail et procède à une psychologisation des rapports de force inéquitables en société.

Votre supérieur hiérarchique vous fait la vie dure? Il ne faut pas en chercher la cause dans les politiques de rationalisation adoptées par la haute direction qui l’incite à faire pression sur vous. Votre boss a une personnalité de type narcissique, voilà tout.  Le matin lorsque vous arrivez au bureau après avoir déposé votre enfant à la garderie vous avez envie de vous enfermer dans les toilettes pour pleurer? Cela n’a rien à voir avec l’augmentation des frais de garde ou l’absence de programme de conciliation travail-famille dans votre entreprise. Vous avez simplement une fragilité émotionnelle et le programme d’aide aux employés est là pour vous appuyer dans vos efforts d’adaptation. Vous l’aurez compris, la corporatisation de la santé mentale se focalise sur ce qui ne va pas chez le travailleur, car elle part de la prémisse que rien ne cloche avec le travail.

Il s’agit d’un discours qui se veut empreint de sollicitude, mais qui est plutôt révélateur des soucis du patronat en ce qui concerne les pertes de revenus que peuvent engendrer l’absentéisme et le présentéisme (individus présents, mais non productifs) au travail. Tout en permettant aux grandes entreprises comme Bell et Morneau Shepell d’orienter le débat public et de redorer leur image corporative, une telle approche de la santé mentale des travailleuses et travailleurs peut être très lucrative pour l’industrie pharmaceutique ainsi que pour les médecins, consultants, experts ou promoteurs de services d’aide aux employés. Les stratégies déployées (mesure de l’incidence de la santé mentale sur les résultats financiers, campagnes médiatiques et autres) s’apparentent à des manières de capitaliser sur les problèmes de santé mentale ou d’en neutraliser les effets sur la marge de profit, pas nécessairement de les régler.

Excédés par l’instrumentalisation des risques psychosociaux, des psychologues français ont tiré la sonnette d’alarme : La souffrance au travail n’est pas d’ordre médical, mais est plutôt liée au management, aux organisations qui méprisent la qualité du travail et à la politique[4]. Certains médecins affirment qu’au lieu de consulter pour tenter d’obtenir un diagnostic d’inaptitude médicale, les personnes qui souffrent en raison d’injustice au travail devraient envisager la rupture du lien d’emploi[5]. Bien que rompre le lien d’emploi puisse être une solution individuelle, un débat de fond sur l’organisation et les conditions de travail s’impose. Le mal-être des travailleuses et travailleurs et la corporatisation de la santé mentale font partie d’un phénomène social plus large qui consiste à voir comme une panacée la gouvernance entrepreneuriale et la privatisation des services publics. Ultimement, résister à la corporatisation de la santé mentale impliquerait fort certainement de rompre avec le conformisme idéologique décrié par le RRASMQ.

De façon plus globale, il s’agit d’en finir avec l’idéologie désignée par l’acronyme Tina, « There is no alternative ». Il n’y a pas d’alternative. C’est ce que disait Margaret Thatcher, en 1980, concernant les coupures dans les dépenses publiques et la politique monétaire britannique. Madame Thatcher avait alors déclaré qu’un gouvernement ne peut rien faire pour résister au marché[6].  De l’ère Tatcher à nos jours, Tina a été invoquée sur toutes les tribunes comme une vérité révélée. Le gouvernement Couillard qui a présenté aux Québecois.es sa rigueur budgétaire comme étant inévitable, suivait les traces de bien des prédécesseurs : « II n’y a pas d’alternative au plan de rigueur » disait François Mitterrand en 1983; « L’austérité n’est pas un choix mais une nécessité » disait Richard Bastien, économiste au ministère des Finances à Ottawa en 2012 et « Il n’y a pas d’alternative à l’austérité » disait Christine Lagarde, directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), en 2013.

Considérant qu’il se dit que la folie, c’est de refaire les mêmes choses et d’attendre des résultats différents, il y a lieu de se questionner sur ce que signifie la persistance des dirigeants politiques à appliquer les mêmes mesures austéritaires qui échouent chaque fois à relancer l’économie. Dans le domaine de la santé mentale, le refus de considérer les alternatives qui existent depuis longtemps, mais sont négligées[7] a mené à ce que la protectrice du citoyen désigne comme un sous-investissement inquiétant[8]. N’est-il pas temps de reconnaître qu’en plus de ne pas avoir les effets promis sur l’économie, la pensée unique qui s’est emparée des décideurs a de quoi déprimer les plus enjoués d’entre nous? Il faut rompre avec Tina.  C’est une question de santé mentale.

Références


[1] Gouvernement du Québec, Le travail et la santé mentale. Récupéré de : http://sante.gouv.qc.ca/conseils-et-prevention/le-travail-et-la-sante-mentale/

[2] RRASMQ, Des constats intéressants… Des recommandations décevantes! Récupéré de : http://www.rrasmq.com/publications/Avis_Analyses/CSBE_Avis_Rapport-2012.pdf

[3] Guillaume Bourgault-Côté, 2 novembre 2007, Le Devoir, Le nouveau mal du siècle, Récupéré de : http://www.ledevoir.com/societe/sante/162843/le-nouveau-mal-du-siecle

[4] Margherita Nasi, 24 janvier 2016, Le Monde.fr, Souffrance au travail, oubliez le psychologue!, Récupéré de : http://mobile.lemonde.fr/entreprises/article/2016/01/24/soufrance-au-travail-oubliez-le-psychologue_4852707_1656994.html?

[5] Ibid.

[6] Margaret Tatcher Foundation, Press Conference for American Correspondents in London. Récupéré de : http://www.margaretthatcher.org/document/104389

[7]Jean Gagné, Le virage ambulatoire en santé mentale : un détour qui évite l’alternative? Santé mentale au Québec, vol. 21, n° 1, 1996, p. 15-25. Récupéré de : http://www.erudit.org/revue/smq/1996/v21/n1/032371ar.pdf

http://www.erudit.org/revue/smq/1996/v21/n1/032371ar.pdf

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