Dépenses militaires: lorsque contrats gouvernementaux riment avec paradis fiscaux
26 juin 2025
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Environ 40% du chiffre d’affaires de l’entreprise aéronautique québécoise CAE est issu de ses contrats dans le secteur de la défense et de la sécurité, soit 1,8 milliard $ en 2024. Quel est le problème? Bien qu’une bonne proportion de ses activités dépendent des dépenses militaires des gouvernements, donc de fonds publics, cette entreprise se permet de diminuer le plus possible sa contribution aux trésors publics par des stratégies d’évitement fiscal.
L’industrie de la guerre… à l’impôt
CAE dispose de deux filiales au Luxembourg, employant un salarié à temps partiel rémunéré 9 480,68 euros en 2024. Malgré l’absence d’activités tangibles au Luxembourg, l’entreprise y a déclaré 181 millions $ de profits nets au fil des années. Durant l’année financière 2020-2021 et tandis qu’elle recevait 115,7 millions $ de subventions fédérales par le biais du programme de soutien aux entreprises affectées par la pandémie, CAE a néanmoins déclaré 99,2 millions $ de profits nets au Luxembourg la même année. À l’époque, CAE s’était défendue en déclarant que « l’entité du Luxembourg ne fait pas partie de la planification fiscale », et que la filiale était « un holding inactif ».
Les filiales de CAE au Luxembourg sont bel et bien actives, et tout indique qu’elles sont mobilisées à des fins de planification fiscale. Deux indices soutiennent ce fait: 1) les filiales luxembourgeoises octroient des prêts portant intérêt à d’autres filiales de CAE à travers le monde, et perçoivent ainsi des revenus d’intérêts. Cette stratégie porte un nom, la « dette intragroupe », et représente l’une des stratégies d’évitement les plus populaires auprès des entreprises multinationales. 2) La directrice du département de fiscalité internationale de CAE est l’une des trois membres des conseils d’administration des filiales de l’entreprise au Luxembourg. Bref, il ne fait aucun doute que les filiales luxembourgeoises de CAE sont partie intégrante de ses stratégies d’évitement fiscal, d’autant plus qu’aucune d’entre elles ne se livre à des activités réelles.
Comment est-il possible d’éviter l’impôt tout en obtenant des contrats gouvernementaux?
Dans le cadre de la lutte aux paradis fiscaux, on invoque souvent à titre d’objection que les solutions législatives auraient tôt fait de faire fuir les entreprises et les investisseurs du pays et que, ce faisant, les recettes fiscales supplémentaires que pourraient percevoir les États s’en trouveraient annulées malgré la disparition de l’évitement fiscal. En plus d’être largement surestimée, cette hypothèse ne peut se confirmer auprès des entreprises qui dépendent largement de dépenses publiques, telles que les firmes de génie-conseil ou les compagnies œuvrant dans le secteur militaire. En effet, le gouvernement dispose d’un levier de négociation très fort auprès de ces entreprises: l’obtention de contrats publics pourrait être conditionnelle à la cessation de l’usage de paradis fiscaux.
Les administrateurs et administratrices de ces entreprises arriveraient rapidement à la conclusion comptable qu’ils ont beaucoup plus à perdre d’un éventuel sevrage de contrats publics que de la fin du recours aux paradis fiscaux. Or, malgré la documentation du phénomène des paradis fiscaux, les gouvernements n’agissent pas en ce sens. Pourquoi en est-il ainsi? À cet égard, l’IRIS publiait récemment une recherche montrant qu’environ 20% des administrateurs et administratrices d’entreprises canadiennes actives dans les paradis fiscaux occupent au cours de leur carrière un poste au sein de la fonction publique ou parapublique. Le premier ministre Mark Carney et ses anciennes responsabilités au sein de l’entreprise Brookfield en offrent un exemple récent. Il en résulte une banalisation de l’évitement fiscal qui explique en partie pourquoi des réformes fiscales à la hauteur de la gravité du phénomène ne voient pas le jour au pays.
L’entreprise CAE ainsi que toutes les autres qui recourent aux paradis fiscaux tout en obtenant régulièrement des contrats publics peuvent ainsi avoir l’esprit tranquille: elles comptent sur un premier ministre acquis à leur cause, qui déclarait en campagne électorale au sujet de l’évitement fiscal « Je sais comment le monde fonctionne ». Ce monde fonctionne en effet très bien pour ces entreprises qui peuvent accumuler des fortunes entre autres parce qu’elles n’ont pas à payer leur juste part d’impôt.