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L’État-providence selon La Presse : comment la fiscalité de l’entreprise Thomson Reuters peut élever le débat

11 mars 2025

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5min

  • Colin Pratte

Récemment, un dossier de La Presse dressait le portrait d’un État québécois à la croisée des chemins sur le plan financier. Le cadrage de ce débat, articulé autour de la question « avons-nous encore les moyens de notre État-providence ? », laissait encore une fois dans l’ombre la question des revenus perdus de l’État pour mieux se concentrer sur ses dépenses prétendument trop importantes. 

Pourtant, la question de l’évitement fiscal demeure centrale au débat entourant le financement des services publics. Omettre de l’évoquer est dans ce contexte un choix éditorial navrant qui sert bien la rhétorique néolibérale d’un État dépensier devant laisser davantage de place au secteur privé. Ce billet tente de recadrer ce débat à partir de l’exemple des transferts massifs de profits de l’entreprise Thomson Reuters au Luxembourg, qui se sont élevés à 57 milliards de dollars dans les dernières années.

Les réformes de l’OCDE sur la fiscalité des entreprises multinationales

Depuis le tournant du 21e siècle, l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), s’est lancée dans un chantier de réforme de la fiscalité internationale des entreprises multinationales. La mesure phare de cette démarche consiste à instaurer un impôt minimal mondial de 15% pour les entreprises cumulant un revenu brut de plus de 1 milliard de dollars. D’autres aspects de la réforme prévoient divers modes de réallocation de l’imposition des profits des entreprises là où ils ont été réellement générés. 

Ces réformes, laborieuses et timides, sont l’objet de sévères critiques de la part d’experts indépendants. Depuis quelques années, on voit apparaître de plus en plus dans les états financiers et rapports annuels d’entreprises multinationales des remarques relativement à cette réforme et des indications sur la manière dont celle-ci affectera leur fiscalité. C’est le cas de l’entreprise canadienne et conglomérat médiatique Thomson Reuters, dont il sera question dans cet article. Nous nous penchons plus spécifiquement sur son positionnement interne vis-à-vis des réformes internationales attendues à partir des états financiers de ses filiales établies au Luxembourg.

Des transferts de profits à l’ampleur exorbitante

En 2023, l’entreprise multinationale canadienne Thomson Reuters, géante des technologies de l’information fondée par la famille propriétaire du Globe and Mail, est parvenue à transférer des profits nets de 7,1 milliards de dollars au Luxembourg. La même année, l’entreprise a rapatrié au Canada l’équivalent de 78 % de ces profits par le biais de dividendes de 5,6 milliards de dollars entre ses filiales du Luxembourg et la société mère établie au Canada. Le niveau d’opacité de ses transferts de capitaux mirobolants ne permet pas de déterminer les ponctions fiscales associées à ces transactions. À ce sujet, les dispositions de l’entente fiscale bilatérale entre le Canada et le Luxembourg, signée en 1999, ont possiblement pu affecter à la baisse l’imposition canadienne de ces revenus. 

Le graphique suivant montre l’évolution des profits nets déclarés au Luxembourg par une filiale luxembourgeoise de Thomson Reuters. Le montant cumulé entre 2008 et 2023 s’élève à 57 milliards de dollars.

Les réformes de l’OCDE et le Luxembourg

Les états financiers de l’année 2023 des filiales luxembourgeoises de Thomson Reuters comportent pour la première fois des commentaires de l’entreprise au sujet des conséquences fiscales des réformes de l’OCDE sur ses activités au Luxembourg. Suite à un rappel du contenu de ces réformes, l’examen de Thomson Reuters au Luxembourg se conclut par l’affirmation suivante :

« L’entreprise a procédé à une évaluation de l’exposition potentielle aux impôts sur le revenu du pilier II [impôt minimal de 15%] en effectuant des tests initiaux. Sur la base de l’évaluation réalisée, certaines juridictions dans lesquelles la société et ses filiales opèrent seront soumises à des impôts complémentaires. Toutefois, la direction ne s’attend pas à une exposition matérielle potentielle aux impôts complémentaires du pilier II au Luxembourg. » [Traduction libre d’un extrait des états financiers de Thomson Reuters Finance S.A.]

La conclusion de l’entreprise confirme possiblement les doutes émis par plusieurs experts quant à l’efficacité des réformes de l’OCDE. En effet, plusieurs observateurs identifiaient des failles importantes dans lesquelles les entreprises et leurs fiscalistes auraient tôt fait de se glisser pour renouveler la légalité de leurs manœuvres. L’Observatoire européen de la fiscalité, dirigé par Gabriel Zucman, est parvenu à ce constat dans un rapport établissant que les revenus fiscaux supplémentaires de l’impôt mondial de 15% généreront deux fois moins de recettes qu’escomptées en raison des multiples échappatoires encore légales. L’évaluation à laquelle a procédé Thomson Reuters pour ses revenus transférés au Luxembourg est peu rassurante pour les contribuables qui s’acquittent de leurs obligations fiscales sans pouvoir les éviter légalement par des stratagèmes complexes.

Un débat public qui éclipse trop souvent cet enjeu

Les réformes de l’OCDE n’élimineront pas cette fiscalité à deux vitesses, les contribuables les plus fortunés parvenant toujours à contourner leurs obligations fiscales élémentaires. Dans un contexte de crises multiples (écologique, logement, coût de la vie, tarifs douaniers, etc.), le Canada et le Québec ont plus que jamais besoin de compter sur des leviers financiers publics, dont la fiscalité des entreprises multinationales d’ici et d’ailleurs continue de miner considérablement l’ampleur

La persistance de cette injustice fiscale, rendue notamment possible par la succession de gouvernements complaisants à son égard, invite à conserver un regard critique sur les discours qui tablent sur une nécessaire compression des dépenses publiques. Le récent dossier de La Presse peut être rangé dans la catégorie de tous les autres portraits partiels des finances publiques, où l’évitement fiscal est tantôt anecdotique, tantôt entièrement absent.

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1 comment

  1. Tout à fait d’accord, ça prend des des mesures de la part des politiciens mais de se fier à eux cest comme engager un renard pour surveiller le poulailler.