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Lettre à Pierre

23 avril 2012

  • Eve-Lyne Couturier

Bonjour Pierre,

Vrai, je ne m’appelle pas Julie. Je semble, par contre, partager certaines de ses idées et c’est à ce titre que je me permets de te répondre. Tu me permets que je te tutoies? C’est une mauvaise habitude : quand on laisse entendre que je porte qu’une réflexion superficielle sur le monde, ça me donne des petites envies de « tu ». Je suis persuadée que tu comprends.

Tu sais, dimanche, nous étions plus de 200 000 dans la rue. Plus de 200 000 qui, selon toi, ont marché à travers les rues de Montréal, de Rimouski, de Québec et de plusieurs autres villes de la province contre le progrès, contre la prospérité, contre une vraie justice sociale. Tu fais partie de ces gens qui reprochent aux personnes comme moi de promouvoir l’immobilisme. À t’écouter, très cher Pierre, nous ne serions heureux que si le Québec était pauvre et sous-développé. Tu nous accuses ainsi de regarder le passé avec un regard nostalgique et statique.

Je t’écris aujourd’hui pour te dire que tu te trompes. Carrément. Tu fais fausse route. Tu erres. Pire, tu nous accuses de tes propres maux.

Par une entourloupette rhétorique, tu nous fais croire que le progrès est linéaire. Pourquoi sommes-nous un peuple riche, en santé, éduqué, doté d’institutions et d’une plus grande longévité? Parce que le métal. Et non seulement le métal, mais le pétrole aussi. Bon d’accord, l’hydro-électricité aussi, on est au Québec quand même. Et d’un seul coup de baguette, toutes les luttes sociales, tous les conflits mondiaux, toute l’évolution des systèmes politiques sont laminés par la puissance du fer. Si on est plus en santé, n’est-ce pas parce que des gens sont descendus dans la rue pour exiger des normes de santé et de sécurité dans les usines? N’est-ce pas parce qu’on a décidé que l’exploitation des ressources naturelles ne pouvaient et ne devaient pas se faire n’importe comment? Dois-je vraiment te rappeler que le nuage toxique au-dessus de Malartic risque d’avoir des conséquences graves sur la santé et l’espérance de vie des citoyen·ne·s? Et tu le sais, n’est-ce pas, que notre condition matérielle et sociale avantageuse est en grande partie tributaire de l’exploitation de pays et de peuples qui n’ont pas notre chance? Si l’espérance de vie croît dans les pays africains, ce n’est certainement pas parce qu’on vient d’y découvrir des métaux à extraire.

Pardon. Je m’égare. Je parlais de tes propres maux. Vois-tu, tu nous regardes aller, à demander qu’on exploite nos ressources autrement, tu nous écoutes dire qu’il faudrait revoir notre consommation, tu entends nos appels à repenser notre manière de concevoir la croissance et tu t’écries « Wô! ». Wô minute. Repenser la croissance? Aller vers une décroissance?! Ne savez-vous pas, bande d’inconscients, ce que c’était pendant la crise des années 1980?

Peut-être seras-tu surpris, mais on sait ce qu’est l’inflation. On a appris l’effet des crises de surproduction. On est au courant des conséquences d’une baisse du PIB. Et quand il est question de « décroissance », si on y accole le mot « convivial », ce n’est pas que pour faire joli. C’est aussi parce qu’il ne s’agit pas de la décroissance qui mène inévitablement à la récession, mais plutôt d’un changement de paradigme qui redéfinit comment on juge de la prospérité d’un pays. Je dois dire que j’ai toujours trouvé drôle que des personnes à qui on a promis une société du loisir en fonction de l’augmentation de la productivité croient maintenant que la seule solution pour que nos sociétés demeurent stables et « prospères » soit que le PIB soit en croissance éternelle.

Je n’aurai pas le temps de tout t’expliquer aujourd’hui. Mais si tu veux, on peut aller prendre une bière, ou un café, et je pourrai te prêter quelques livres de Murray Bookchin, de Serge Mongeau ou d’André Gorz. Tu pourras alors mieux comprendre quelques concepts nécessaires à l’élaboration d’un système économique qui n’est pas basé sur l’endettement, la surconsommation et l’exploitation abusive des ressources naturelles. Tu pourrais peut-être alors comprendre qu’une baisse du PIB prévue et contrôlée ne peut se comparer à l’impact d’une crise économique internationale. Tu pourrais aussi en apprendre plus sur des théories économiques émergentes que l’on voit être développées dans des campus universitaires à travers le monde.

Ainsi, ce n’est pas nous qui avons une vision figée de la société, ce n’est pas nous qui avons le regard tourné vers un passé nostalgique, mais bien toi. Tu crois que ce que nous avons vécu dans le passé est reproductible à l’infini, que la croissance infinie d’hier sera encore infinie demain. Tu penses que le modèle dans lequel tu t’es confortablement fait une place est celui dans lequel les générations futures pourront se réaliser.

Nous, on regarde l’avenir. En fait, on commence par le passé : les évolutions des systèmes économiques, ce qui nous a mené ici, aujourd’hui, et on se demande ce que demain nous réserve. La réponse nous semble moins simple que la perpétuation éternelle de ce que nous vivons aujourd’hui. Le problème posé (la croissance infinie dans un monde fini), on se demande ce qui peut être fait pour maintenir et améliorer notre qualité de vie, mais aussi celle de tous les habitants de la planète. Ne t’attends pas à une proposition concrète tout de suite. Il ne s’agit pour l’instant que d’un questionnement, nous n’entrevoyons que des pistes.

Et hier, au milieu de centaines de milliers de personnes, cette question trouvait écho, trouvait résonance, trouvait ouverture. De toute évidence, nous sommes nombreux et nombreuses à savoir que ça ne va plus du tout.

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