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Lac-Mégantic : camouflage de la vérité derrière l’échec de la réglementation

27 mai 2014

  • BC
    Bruce Campbell

La semaine dernière, 10 mois après la catastrophe qui a frappé la ville de Lac‑Mégantic, les procureur.e.s du gouvernement du Québec ont déposé des accusations criminelles contre trois employés de première ligne de la société Montréal Maine and Atlantic Railway (MMA).

Les suspects, qui ont dû défiler en public menottes aux poings dans le pur style américain de la « marche du condamné », ont été accusés de 47 chefs d’accusation de négligence criminelle ayant causé la mort.

Les résident.e.s ont réagi avec incrédulité devant la parodie de la MMA en faillite, également accusée, qui si elle est condamnée, ne fait face qu’à des amendes. Ses hauts dirigeants, ses administrateurs et ses propriétaires ont échappé aux poursuites alors que les trois employés font face à la possibilité de terminer leurs jours derrière les barreaux.

Voilà un récit édifiant pour ceux et celles qui espèrent obtenir justice grâce aux tribunaux.

Les fabricants qui ont chargé leur explosif pétrole de Bakken dans des citernes non sécuritaires ne font face à aucune accusation.

Les expéditeurs qui l’ont classifié comme peu volatile, alors qu’il s’agissait en fait d’un produit beaucoup plus volatile ressemblant à de l’essence, ne font face à aucune accusation. Pas plus que les importateurs canadiens qui avaient l’obligation de s’assurer que le produit était classifié correctement.

Ces personnes pourraient être poursuivies pour classification incorrecte en vertu de la Loi sur le transport des marchandises dangereuses, mais Transports Canada a révélé peu de choses sur le déroulement de son enquête criminelle. Il semble que là encore le résultat sera décevant.

Les actions civiles en cours – une poursuite pour homicide délictuel déposée par les familles des victimes aux États-Unis et le recours collectif entrepris au nom des citoyens et citoyennes de la ville – atteignent des niveaux beaucoup plus élevés sur la pyramide de la responsabilité. D’ailleurs, le recours collectif touche plus de 50 défendeurs et défenderesses.

Transports Canada est du nombre des intimés du recours collectif, mais la possibilité qu’il soit trouvé responsable est mince.

Ces procédures peuvent apporter une résolution partielle dans la communauté, même s’il faudra des années pour leur aboutissement et qu’elles donneront probablement lieu à des règlements avant qu’on en vienne à un verdict.

Encore plus haut sur la pyramide de la responsabilité, les dirigeant.e.s canadiens et américains des transports de même que les cadres des industries pétrolière et ferroviaire se sont traînés les pieds pendant des années dans le remplacement des vieux wagons-citernes DOT‑111. Leurs propres bureaux de la sécurité des transports les ont avertis à de nombreuses reprises que les citernes DOT‑111 étaient sujettes aux perforations et ne devaient pas être utilisées pour le transport de matières dangereuses.

Au moment de l’accident, plus de 80 % des wagons-citernes transportant du pétrole brut en Amérique du Nord, dont les 72 wagons du train de Lac-Mégantic, provenaient de ce vieux modèle défectueux.

Il a fallu attendre jusqu’à il y a quelques semaines pour que Transports Canada ordonne l’élimination de tous les vieux wagons-citernes DOT‑111 utilisés pour le transport du pétrole brut… d’ici mai 2017.

À qui incombe la responsabilité du gouffre dans la réglementation qui a permis à la MMA de faire circuler ses trains de pétrole avec un seul membre d’équipage, facteur qui, comme l’a admis Transports Canada, « a contribué à l’accident et en a décuplé les conséquences »?

Un rapport de 2009 du Bureau de la sécurité des transports faisait une mise en garde : « lorsqu’un seul membre d’équipage exécute les tâches de sécurisation d’un train à la fin d’un poste de travail, le risque que le matériel s’emballe est accru, car aucun autre membre d’équipage n’a la possibilité de déceler et de corriger les erreurs. »

Une récente enquête de Radio-Canada réalisée dans le cadre de l’émission Enquête a mis en évidence les jeux de coulisse chez Transports Canada. En 2009, la MMA a demandé à Transports Canada l’autorisation de faire circuler ses trains avec un seul membre d’équipage comme elle le faisait dans le Maine. Les fonctionnaires du bureau de Montréal ont rejeté cette demande en raison de l’historique de l’entreprise en matière d’infractions à la sécurité et du danger potentiel pour les collectivités.

Un an plus tard, une vérification de la MMA effectuée par Transports Canada a révélé des lacunes importantes dans la performance et les marches à suivre de l’entreprise, notamment en matière d’inspection des trains et de vérification des freins.

La MMA a soumis la même demande en 2011 et le bureau de Montréal l’a rejetée encore une fois. La MMA s’est plainte auprès du lobby de l’industrie, l’Association des chemins de fer du Canada (ACFC). Un cadre supérieur de l’ACFC a promis de « faire quelques appels ».

Le syndicat des Métallos – qui négociait alors une nouvelle convention collective avec la MMA – s’est également opposé vigoureusement aux équipages ne comptant qu’une seule personne. Le médiateur gouvernemental a cependant répondu au négociateur syndical que ce point ne faisait pas partie des négociations, car la décision revenait à Transports Canada.

Malgré toutes ces objections, la MMA a obtenu gain de cause en mai 2012.

Au sommet de la pyramide de la responsabilité se trouvent les dirigeants politiques qui mettent en place et maintiennent le régime de réglementation. Ils définissent le ton, les attentes et les lignes directrices à l’intention des autorités de réglementation.

Ils choisissent les cadres dirigeants qui administrent le régime et fixent les budgets des organismes de réglementation. En principe, le régime de réglementation – qui confie aux entreprises la responsabilité première d’établir et de mettre en œuvre leurs propres systèmes de gestion de la sécurité à l’intérieur d’un cadre rigoureux de règles gouvernementales, de surveillance et d’exécution – peut être viable.

Toutefois, si ces règles sont trop vagues, si les entreprises obtiennent régulièrement des exemptions, si la relation entre l’organisme de réglementation et les organismes réglementés est trop intime ou si, comme l’ont souligné trois rapports du vérificateur général, Transports Canada n’est pas en mesure d’assurer la surveillance et la mise en œuvre, cela devient effectivement de l’autoréglementation.

Ajoutez à cela une entreprise comme la MMA déterminée à exploiter les lacunes de la réglementation dans sa recherche de profits et ce n’est qu’une question de temps avant qu’une catastrophe se produise.

Les responsables des politiques doivent également accorder un budget suffisant pour assurer la sécurité du public.

Le budget annuel de 14 millions $ de la Division du transport des matières dangereuses est gelé depuis 2010. Le budget de la Direction générale de la sécurité ferroviaire, qui est actuellement de 34 millions $, a été réduit de 19 % entre 2010 et 2014. Le nombre d’inspecteurs est demeuré le même au cours des 10 dernières années.

Avec seulement 35 inspecteurs de la Division du transport des matières dangereuses pour gérer la croissance exponentielle du volume de pétrole transporté par rail, le nombre de chargements de pétrole brut par inspecteur est passé de 14 en 2009 à 4500 en 2013. On prévoit que ce nombre doublera d’ici à la fin de la présente année pour atteindre 9000.

Pour illustrer l’insuffisance de ces budgets par rapport aux entreprises faisant l’objet de la réglementation, ils représentent moins que la rémunération du PDG du Canadien Pacifique, Hunter Harrison, en 2012. Son régime de rémunération a dépassé 49 millions $ cette année-là.

Enfin, les responsables des politiques définissent la culture réglementaire. L’approche de la réglementation adoptée par le gouvernement conservateur, imposée par le Conseil du Trésor, s’exprime dans son utilisation incessante du terme « paperasserie » qui laisse entendre que les règlements constituent un fardeau pour les entreprises plutôt qu’un mécanisme juridique visant à protéger l’intérêt public. La politique du « un pour un » veut que chaque nouveau règlement soit contrebalancé par la suppression d’un autre règlement.

L’évaluation de l’incidence d’un règlement proposé doit comprendre un calcul aussi bien des avantages que des coûts, de même que des effets sur la santé, la sécurité, l’environnement, les groupes vulnérables, etc. Dans les faits, les incidences sont déterminées presque entièrement par les coûts prévus dont la plupart représentent les frais à court terme pour l’entreprise. En outre, les propositions importantes de réglementation ne vont pas de l’avant sans l’accord tacite du Cabinet du premier ministre.

Une telle culture de réglementation émanant des plus hautes sphères influence les mentalités, les marches à suivre et les méthodes de tous les organismes de réglementation.

L’enquête du Bureau de la sécurité des transports, dont les résultats devraient être connus dans les mois qui viennent, fera vraisemblablement des révélations importantes sur les causes de l’accident. Il est toutefois difficile de s’imaginer que ses conclusions viseront les niveaux supérieurs de la pyramide de la responsabilité.

Ainsi, pendant que le ministre des Transports d’alors, Denis Lebel, est passé à un autre ministère, et que les hauts fonctionnaires responsables du dossier sont mutés ou ont pris leur retraite, que les dirigeants et les propriétaires de l’entreprise évitent les poursuites, et que tout continue comme d’habitude dans le transport du pétrole par chemin de fer, trois travailleurs du bas de la pyramide deviennent les boucs émissaires et font face à l’emprisonnement.

La population de Lac-Mégantic a fait confiance au gouvernement pour prendre les mesures raisonnables afin d’assurer sa sécurité. Sa confiance a été trahie. Elle mérite de connaître la vérité sur la négligence de l’entreprise et l’échec de la réglementation pour lesquelles elle a payé un prix tellement élevé.

Bruce Campbell est le directeur général du Centre canadien de politiques alternatives.

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