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Lac-Mégantic : au-delà de la voie de contournement

17 juillet 2014

  • RG
    Renaud Gignac

La semaine dernière avait lieu le triste premier anniversaire de la catastrophe ferroviaire de Lac-Mégantic. Lors de son passage dans la ville pour offrir son support, Philippe Couillard a été accueilli par un groupe citoyen réclamant la construction d’une voie de contournement de 13 km afin que des matières dangereuses ne circulent plus par le centre-ville. Bien que cette revendication soit justifiée par la dénivellation exceptionnelle et les courbes en cascade qui caractérisent l’entrée dans la ville, d’autres accidents ferroviaires survenus récemment dans d’autres régions remettent en question l’opportunité même de permettre le transport de pétrole par train au Québec.

Êtes-vous dans la « zone d’explosion »?

En même temps que l’on se recueillait à Lac-Mégantic, l’organisme environnemental américain ForestEthics mettait en ligne la carte interactive « Oil Train Blast Zone » (zone d’explosion des trains pétroliers), qui démontre de façon éloquente que le pétrole par train passe à travers la plupart des grands centres urbains québécois ainsi que des dizaines de villages. Il suffit d’entrer son adresse civique et on peut voir si sa résidence se situe ou non à l’intérieur d’une zone à risque de sinistre. Plutôt inquiétant.

L’augmentation significative de ces risques est un phénomène récent. Pour tenter d’écouler le pétrole non conventionnel tiré du boom du Dakota du Nord, du Montana et de l’Alberta, le recours au train connaît une hausse fulgurante. Entre 2008 et 2013, le volume de pétrole américain transporté par train a été multiplié par 45, selon un rapport du Service de recherche du Congrès américain cité dans le Time. Au Canada, la croissance a été plus modeste, mais tout de même très forte, avec trois fois plus de pétrole transporté par train en 2013 qu’en 2008.

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Les trains pétroliers toujours impliqués dans des accidents

Résultat : en 2013 seulement, d’après les données du Bureau de la sécurité des transports du Canada (BST), le réseau ferroviaire canadien a connu pas moins de 608 déraillements et 96 collisions. Bon an mal an, un nombre similaire d’accidents surviennent. On se rappellera l’incident de janvier dernier au Nouveau-Brunswick, lors duquel un train transportant du pétrole et du gaz naturel liquéfié a déraillé puis explosé non loin du village de Plaster Rock, ne faisant heureusement aucune perte humaine malgré les 150 évacuations. Ou encore, tout juste la semaine dernière, ce déraillement d’un train pétrolier près de Brockville, en Ontario. Par miracle, les wagons-citernes étaient vides, le train n’a pas pris feu et personne n’a été blessé.

Peut-on espérer que les quelques nouvelles mesures annoncées par le BST suite à l’accident de Lac-Mégantic empêcheront de nouvelles catastrophes humaines ailleurs? Dans une étude récente, le directeur du Centre canadien de politiques alternatives (CCPA), Bruce Campbell, montre comment une attitude gouvernementale de laissez-faire, couplée à des démarches actives du lobby ferroviaire, mènent à la déréglementation progressive de multiples aspects du secteur. Autant la fréquence des inspections, la robustesse des wagons, les exigences en matière de freinage, que le nombre d’opérateurs est nivelé par le bas alors que l’on se fie de plus en plus aux opérateurs ferroviaires pour voir au respect des normes de sécurité.

Ainsi, depuis l’accident de Lac-Mégantic, 17 trains sont partis à la dérive au Canada, révélait récemment Radio-Canada. Cela représente un ou deux trains à la dérive chaque mois en moyenne, dont plusieurs transportent des matières inflammables. L’un des plus récents incidents de cette nature est d’ailleurs survenu à Farnham, à 200 km à l’Ouest de Lac-Mégantic… dans des installations de la Montreal, Maine & Atlantic Railway (MMA). Sachant cela, il peut être compréhensible que certaines personnes aient perdu confiance, pour assurer la sécurité du transport ferroviaire, envers un gouvernement fédéral qui travaille main dans la main avec les pétrolières.

Se résigner?

L’on pourrait répondre que certaines activités économiques comportent inévitablement des risques, et que même avec toutes les précautions possibles, il y aura toujours des accidents. Si l’on accepte ce raisonnement, la seule chose que les pouvoirs publics peuvent faire est d’encadrer cette activité le mieux possible, « de façon responsable », en recourant à des « standards de niveau mondial ». C’est la rhétorique adoptée par le gouvernement fédéral pour tenter de faire passer des projets d’oléoducs dont l’objectif est de désenclaver la production des sables bitumineux.

Or, le caractère socialement acceptable ou non de certains risques de santé ou de sécurité est une notion qui évolue au fil du temps. Les progrès scientifiques y jouent un rôle, de même que la prise de conscience de ces risques par la population, laquelle est souvent le résultat d’efforts de sensibilisation menés par des groupes citoyens vigilants et déterminés.

Lorsque le Québec a pris la décision en 1990 de bannir l’amiante chrysotile pour l’isolation des bâtiments en raison des nombreux cas d’amiantose, d’influents lobbys se sont dressés pour défendre une « utilisation sécuritaire » du produit. Malgré cela, le Québec a persisté dans son choix, développé d’autres façons de faire en isolation et nous considérons aujourd’hui l’utilisation de l’amiante chrysotile comme un vestige du passé. Même chose pour l’interdiction de fumer dans les lieux publics, les normes de santé et de sécurité au travail, la ceinture de sécurité automobile, et bien d’autres cas où des risques auparavant jugés acceptables par manque de connaissances sont progressivement devenus inacceptables. Et c’est tant mieux.

Le spectre d’incendies massifs pouvant être déclenchés à tout moment du jour ou de la nuit, en milieu rural comme en milieu urbain à l’intérieur de la « zone d’explosion », est un risque intolérable qu’une société moderne et progressiste comme le Québec devrait rejeter vigoureusement.

Interdire le transport par train n’affecterait pas le Québec

Il faut aussi dire qu’à l’heure actuelle, la quasi-totalité du pétrole brut consommé au Québec est importé d’outre-mer par navire-citerne, un moyen de transport qui, malgré ses risques de déversement marin, ne menace pas directement les vies humaines. Le retrait des matières inflammables sur les trains du Québec n’engendrerait donc aucun choc sur notre approvisionnement en pétrole. Quant aux raffineries, leur approvisionnement outremer – plus propre – demeure assuré et la diminution de leur marge de profit en raison de la différence d’environ 7% entre le prix international et le prix nord-américain est certes une légère perte, mais elle sera facilement épongée. De toute façon, les bénéfices collectifs l’emportent largement.

Enfin, rejeter le transport de pétrole par train ne signifie pas davantage d’oléoducs. Les projets d’expansion de la production de sables bitumineux et de pétrole de schiste que souhaiteraient réaliser les pétrolières en Amérique du Nord dépassent déjà de loin la capacité des infrastructures actuelles de transport. Par conséquent, que les trains puissent transporter ou non du pétrole, les distributeurs comme Enbridge et TransCanada souhaiteront aller de l’avant avec leurs projets d’oléoducs controversés tels Northern Gateway, Keystone XL, Ligne 9B et Énergie Est.

Transport du pétrole et changements climatiques

Au-delà de la question de la sécurité ferroviaire, l’interdiction du pétrole par train permettrait de contenir l’expansion effrénée du pétrole des sables bitumineux, 67 % plus polluants à produire que le pétrole conventionnel, et du pétrole de schiste, un pétrole vraiment pas comme les autres. Pour limiter les changements climatiques à 2°C, le seuil considéré sécuritaire par la communauté internationale, 80% des réserves prouvées de combustibles fossiles ne peuvent être brûlées; elles devront demeurer dans le sol. À ce chapitre, le Canada et les États-Unis contribuent plus qu’à leur tour aux émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES). Le Canadien.ne moyen émet trois fois plus de GES que la moyenne mondiale, et près de deux fois plus que le Chinois.e moyen.

La compétence du Québec face aux trains pétroliers

Reste l’épineuse question de la compétence du Québec. Bien que les chemins de fer interprovinciaux soient de compétence fédérale, les provinces peuvent adopter des normes de sécurité et de protection de l’environnement lorsque ces mesures n’affectent pas un élément « vital ou essentiel » d’une compétence fédérale, comme c’est le cas pour le Code de la sécurité routière qui s’applique intégralement aux routes interprovinciales du Québec. Cependant, il y a fort à parier que l’interdiction par le Québec du transport de pétrole et d’éthanol par train soit considérée aux yeux de la Constitution canadienne comme une entrave inacceptable au commerce interprovincial.

Dans l’affaire Regina c. TNT Canada inc. (1986), la Cour d’appel de l’Ontario a confirmé la validité d’une loi ontarienne de protection de l’environnement qui interdisait aux transporteurs routiers interprovinciaux de transporter certaines matières dangereuses sans autorisation préalable. La Cour concluait qu’une province « peut imposer des conditions au transport de substances toxiques particulières à l’intérieur de la province, pour autant que les conditions n’interfèrent pas de manière substantielle avec les activités du transporteur » (traduction libre; emphase ajoutée).

Au niveau fédéral, les trois principaux partis sont ouvertement pro-pétrole et affichent clairement leur appui à l’expansion des sables bitumineux. Peut-être que les Québécois.e.s préoccupés par la sécurité ferroviaire et les changements climatiques songeront-ils à réclamer un changement d’ordre constitutionnel afin de retirer une fois pour toutes les bombes roulantes de nos villes et villages.

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