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Encore les changements d’emplois

2 février 2015

  • MJ
    Mario Jodoin

Il y a maintenant plus d’un an, j’ai publié ici un billet pour tenter de contredire la légende si répandue qu’on change plus souvent d’emploi qu’avant. Il y a moins longtemps, j’ai aussi montré que, même aux États-Unis, cette légende… est aussi une légende! Même si de nombreuses personnes ont été convaincues par les faits que j’ai présentés, cela n’empêche pas la légende de perdurer.Ainsi, durant une pause des festivités de la période des Fêtes, j’ai eu la surprise (en fait, pas vraiment…) de lire que «Workopolis a aussi relevé que les gens changent en moyenne d’emploi 15 fois dans leur vie». Oups, une des études de Statistique Canada que je citais dans le premier des deux billets que je viens de citer montrait que le nombre de changements d’employeurs durant une vie (mis à part les emplois étudiants) avaient varié entre sept et dix entre 1976 et 1999 et la deuxième concluait avec des données plus récentes que la tendance des changements d’emploi était toujours à la baisse.

À la suite d’un commentaire qui me remerciait de persévérer (ou de m’acharner) à combattre cette légende, je me suis rappelé cet intermède désagréable du congé du solstice d’hiver et me suis mis à chercher la source de cette affirmation de la «directrice des ventes et de l’expérience client pour Workopolis». À ma grande surprise, je l’ai trouvée!

La source

Cette source est un document produit par Workopolis en avril 2014. Sachant que Workopolis est en premier lieu un site de recherche d’emploi créé en 2000, quelle peut bien la source de cette source? Voilà ce qu’en dit ce document : «nous avons des données [tirés des curriculum vitae qui sont envoyés sur ce site] sur plus de 7 millions d’historiques de travail entre 1990 et aujourd’hui». Bon, comme ce site existe depuis 2000, cela représente une moyenne de 500 000 CV par année, probablement plus au cours des années récentes qu’à l’ouverture du site, mais le document n’en dit rien. En fait, son contenu va encore plus loin que l’article de La Presse qui m’a fait réagir. On peut par exemple y lire :

«De 1990 à 2000, le nombre de travailleurs ayant occupé un emploi pendant moins de deux ans a doublé, passant de 16 % à 33 %. Cette tendance a pris encore plus d’ampleur durant les années 2000, passant de 33 % à 51 %. Cette tendance au changement régulier est donc devenue une réalité pour la majorité des travailleurs.

Sans surprise, le nombre de travailleurs ayant occupé un même poste pendant plus de quatre ans est en chute libre. De 55 % à 60 % entre 1990 à 1992, le chiffre oscille maintenant autour de 30 %.»

Il semble que ces données concernent dans le premier paragraphe la durée d’emploi la plus courte présentée dans les CV, et le deuxième la durée la plus longue. Or, ces affirmations vont encore plus à l’encontre des données de Statistique Canada. En effet, on peut voir au tableau 2 de la page numérotée 13 de l’étude la plus récente que j’ai citée dans mon billet de janvier dernier que l’emploi le plus long des personnes qui avaient entre 33 et 38 ans en 1983 a duré au moins 12 ans entre 1983 et 2010 pour 65 % de ces personnes, au moins 19 ans pour 36 % d’entre elles. Et eux en auraient trouvé seulement 30 % dont l’emploi a duré plus de quatre ans?

Comment est-ce possible?

L’échantillon

Mais, d’où viennent les 7 millions de CV sur lesquels se basent le document de Workopolis? Manifestement de chercheurs d’emplois, donc de personnes sans emploi ou insatisfaites de leur emploi. Est-ce un échantillon représentatif de la population totale, ou de «la majorité des travailleurs» comme on peut lire dans le document? Certainement pas! Il exclut d’emblée les personnes qui sont satisfaites de leur emploi et ne cherchent pas d’autre emploi. Il est tout aussi clair de penser que les personnes qui changent plus souvent d’emploi utilisent davantage un outils de recherche d’emploi que les personnes qui en changent moins souvent.

En outre, il semble que leur banque d’offre d’emploi compte peu d’emplois de niveau de qualification élevé. Par exemple, le seul poste d’économiste que j’y ai trouvé dans tout le Québec était en fait un poste d’estimateur en construction (qu’on appelle aussi des «économistes en construction agréé». Je n’y ai trouvé aussi qu’un seul poste de médecin (pour l’armée) et un seul pharmacien (aussi pour l’armée). Des avocats? Six! Mais tous pour le même cabinet d’avocats… Des chimistes? Aucun. Des ingénieurs? Pas plus. Bon, mon échantillon aussi est faible, mais ses résultats laissent songeur…

Je me suis aussi demandé si l’échantillon était stable depuis la création du site, s’il est possible qu’il ait contenu une proportion plus élevée de CV provenant de personnes qui occupaient des emplois plus qualifiés au début de la création du site que maintenant. Il m’est bien sûr impossible de répondre à cette question avec le peu de précisions fournies par ce document. Cela dit, la tendance depuis au moins 10 ans est la création de sites spécialisés pour des emplois spécifiques, surtout qualifiés. De même, bien des employeurs créent des sections dans leur site Internet pour recevoir directement des demandes d’emploi. Est-ce que cela pourrait expliquer que les données de Workopolis évoluent dans le sens inverse de celles de Statistique Canada qui utilise un échantillon probabiliste, donc représentant l’ensemble de la population? Cela se pourrait! Mais, comme je n’ai pas accès à la base de données de Workopolis, je ne peux pas vraiment répondre à cette question avec rigueur (ni avec austérité…).

Chose certaine, l’échantillon utilisé par Workopolis ne représente pas l’ensemble de la population et ne peut donc pas servir de base pour décrire les tendances de l’ensemble de la population. Il ne peut qu’observer les changements dans les comportements et les caractéristiques de sa clientèle.

Conclusion

Il est quand même assez extraordinaire que La Presse accorde autant de place au discours d’une entreprise dont les données se basent sur un échantillon biaisé, alors qu’elle n’accorde aucune importance aux études de Statistique Canada qui sont basées sur des données tirées d’échantillons probabilistes et sur une méthodologie qui respecte les règles de l’art.

C’est comme cela que se bâtissent et s’entretiennent les légendes, et que les zombies renaissent…

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